← Retour

La nouvelle Cythère

16px
100%

XVI

La terre et la mer. — Notre-Dame de Rikitea. — La plonge. — Le commerce et la contrebande. — Le Code mangarévien, sa disparition.

Les sept petites îles de l’archipel des Gambier sont à vrai dire de simples rochers émergeant de l’Océan, les uns granitiques, les autres calcaires ; ces derniers très sensibles aux influences atmosphériques, à ce point qu’après les grandes pluies ils se désagrègent et s’en vont par morceaux. Tout autour de ces rochers s’étend la ceinture de madrépores qui enferme les lacs ou lagons où se pêchent la nacre et la perle et qui mieux exploités vaudraient des mines d’or pour le pays.

Sur le flanc des rochers pousse une herbe drue qui nourrit les chèvres dont le poil blanc ou roux fait tache dans la verdure ; au pied, sur le rivage, croissent le cocotier, l’arbre à pain, l’oranger, le pandanus, le bois de rose, le tamanu, le purau, le bananier. Les graines potagères réussissent dans le jardin du Résident et d’avril à septembre, dans la saison relativement fraîche, on peut récolter quelques maigres légumes, voire des fraises…

L’eau manque. Pas une rivière, pas un ruisseau. Çà et là, entre deux roches, un trou où s’amassent les suintements de la montagne et c’est tout. L’absence d’eau courante ne serait-elle pas aussi pour quelque chose dans le dépérissement des Mangaréviens ? C’est cette eau si rare que boivent les indigènes et qui leur sert pour tous les usages domestiques. Rien, semble-t-il, n’atteste la pauvreté du sol comme cette pénurie d’eau fraîche, de la boisson la plus naturelle et la plus hygiénique en dépit des chartreux.

Des porcs, quelques moutons, des poules et des canards constituent avec les chèvres sauvages toute la nourriture animale ici. Point de bœufs ni de chevaux… Je me trompe, à Rikitea, il y a deux chevaux !

Mais, si la terre est misérable, la mer est riche et n’est point avare. Comme aux Tuamotu elle renferme des trésors, trésors symbolisés par l’ornementation intérieure de Notre-Dame de Rikitea. Sous la direction des Pères, les indigènes ont enrichi les colonnades et les murs d’un placage de nacres découpées avec un art véritable. Il y a une treille dont les feuilles sont des valves de grandes huîtres et les raisins de petits coquillages ronds. L’œil placé au centre du triangle, au-dessus du tabernacle, est une très grosse perle. L’ensemble est celui d’un palais sous-marin, d’une décoration de féerie. Les nuances variées et changeantes de la nacre émerveillent, éblouissent. Ce sont des reflets d’or, d’argent, de diamant, de pierres fines, toute la gamme des matières précieuses que l’homme sauvage ou civilisé, toujours un grand enfant, recherche pour leur beauté, leur éclat, leur rareté, richesses dont sa vanité fait le prix et son imagination la poésie.

Le soir, au coucher du soleil, on se promène dans ce qu’on peut bien appeler les rues, des voies bordées de murailles épaisses entourant les maisons inhabitées et en ruines, les maisons de mort aujourd’hui délaissées pour les modestes et plus saines cases en bois ; on s’entretient des indigènes, de leur façon de vivre, de travailler, et la conversation prend bientôt un tour triste comme les lieux mêmes. Une construction plus massive encore que les autres se montre. C’est le premier établissement de la Mission. On dirait une forteresse. Dans une enceinte de murs énormes se voient les ruines d’une usine à égrener le coton, d’une église, d’une école, d’une prison…

Le travail de la plonge était réglementé par le célèbre Code mangarévien et par les décisions du Résident français. Le code avait des naïvetés et des inconséquences que pouvait seule justifier la latitude sous laquelle il avait été conçu et rédigé. Il prescrivait le respect des belles-mères, et stipulait que « toutes les fonctions doivent être exercées avec bonté et douceur, ce qui n’empêche pas la fermeté. » Il ajoutait encore que « celui qui tient l’autorité à un titre quelconque doit être comme un père pour ses enfants. » Il instituait un grand Conseil et des assemblées de districts où les bulletins bleus et blancs de nos Chambres sont remplacés par des coquilles. Les coquilles blanches indiquent le « oui » (êh) et les coquilles noires le « non » (aïta).

J’en viens aux nacres et aux articles du code qui les concernaient : « Les bancs de nacres, disaient en mauvais français les Lycurgues océaniens, seront bien surveillés et la population devra apprendre à faire des parcs et à les bien entretenir, ce qui augmentera le nombre des nacres. Les indigènes auront seuls le droit d’y pêcher. La pêche n’aura lieu, chaque année, à l’époque indiquée (décembre, janvier, février et mars) que sur les bancs qui seront autorisés par le gouvernement. La vente des nacres se fera toujours à terre et seulement dans les endroits autorisés. »

L’époque de la pêche est arrivée. D’accord avec le grand Conseil, le Résident a désigné les lagons ou les portions de lagons où il y a lieu de permettre la plonge, les huîtres étant parvenues à leur maximum de croissance et de poids. Les pêcheurs s’y rendent. Ne vous attendez pas à voir des hommes bardés d’acier, de cuivre, de caoutchouc et de toile goudronnée. Le scaphandre n’est pas ignoré mais proscrit. Toléré, il aurait pour résultat la banqueroute des lagons qui s’épuisent déjà si rapidement et tarirait les sources de la reproduction en dévastant les naissains les huîtres de demain. Petit mollusque deviendra grand pourvu que Dieu lui prête vie.

Donc, point de scaphandre. Même aucune des précautions hygiéniques que prennent les Hindous employés à la pêche des perles qui se bouchent les oreilles, s’aveuglent avec du coton imbibé d’huile, se bandent la bouche, se mettent aux pieds un poids de dix à quinze kilogrammes pour rester une minute ou une minute et demie sous l’eau, par douze ou quinze mètres de profondeur.

Le pêcheur mangarévien est nu comme une main non gantée. Debout dans l’embarcation, il aspire et respire fortement, se livre à une gymnastique instinctive et rationnelle des poumons, emmagasine le plus d’air qu’il peut et se laisse tomber, le corps droit, doucement. Il touche le fond, aperçoit l’huître convoitée, l’arrache prestement et s’efforce de l’empêcher de s’ouvrir dans la crainte que la perle, si par hasard il s’en trouve une, ne soit chassée. Il reparaît après une ou deux minutes. Il ne lui a pas fallu plus de temps pour discerner celles des huîtres que leur dimension et leur poids rendent le plus propres à l’industrie ainsi que celles qui d’après certaines données assez vagues et passablement contradictoires, peuvent recéler des perles.

En cinq ou six heures, le pêcheur plonge cinquante, soixante fois. La pêche terminée, il s’agit d’ouvrir les huîtres et cela se fait très vivement. Chaque coquille est vue de près ; chaque mollusque est retourné. Il faut éviter qu’une perle ne disparaisse subrepticement. Puis les nacres sont enterrées dans le sable d’où on ne les retirera que le jour où le négociant se présentera pour les acheter.

Il semble vraiment que tout conspire la ruine des Mangaréviens. On a pris, pour empêcher la pêche inconsidérée de la nacre, des mesures si peu efficaces qu’elles ont eu cette conséquence de créer un grand commerce de contrebande. Et puis les transactions se font dans des conditions telles que le malheureux plongeur est volé plusieurs fois.

Il a couru les risques de la maladie, il a évité la dent du requin et peut enfin contempler le produit de sa pêche périlleuse, mais il ne faut pas croire qu’il en reçoive le produit en argent.

Les acheteurs paient en nature. En échange d’un lot de nacres ou de perles, ils donnent des étoffes, des boîtes de conserves, des effets d’habillement, des aliments. Rien de mal jusqu’ici et l’on peut même soutenir, étant donné le penchant à l’ivrognerie des indigènes, qu’il vaut mieux leur donner des objets de consommation que de l’argent. Où la tromperie commence et se pratique en grand, c’est dans l’évaluation des marchandises remises en échange du produit de la pêche. On spécule largement sur l’ignorance du plongeur et sur ses besoins ; on lui compte cinquante francs ce qui en vaut quinze ; on le nantit d’objets de mauvaise qualité ou même avariés et l’on exerce à son endroit un véritable brigandage commercial que l’administration est impuissante à réprimer. Où puiserait-elle le droit d’intervenir dans un marché librement conclu ?

Le faible appoint que le Mangarévien reçoit en espèces lui sert à acquitter l’impôt personnel. S’il lui reste quelque chose après cela il l’emploie à acheter en secret du vin et de l’alcool qu’on lui vend excessivement cher ou les faveurs d’une femme qu’il paie sans compter. L’amour vénal est une denrée aussi rare aux Gambier qu’elle est abondante à Tahiti. Quels masques que les visages de ces créatures souffreteuses dont le sang empoisonné tache la peau, qui ont le nez rongé par des ulcères horribles et sont marquées du sceau de la mort qu’elles attendent inconscientes et souriantes même dans leur dégoûtante infirmité.

La plonge dure quatre ou cinq mois. Quand elle est achevée, quand le commerce ainsi entendu est terminé, le Mangarévien se trouve à peu près aussi dénué de tout qu’auparavant. Comme le clairon du poète il achève de mourir. Il s’est endetté. Une habileté des négociants consiste à vendre à crédit à l’indigène dans le but de le tenir. Ils savent que le Mangarévien ne nie jamais une dette et qu’il est prêt pour se libérer à épuiser le lagon. En le liant ainsi ils assurent un lendemain à leur commerce ; ils sont certains qu’au voyage suivant ils trouveront de la nacre… Quelques-uns vont jusqu’à se constituer des créances douteuses sinon fictives. On me raconte que, le mois dernier, le Résident a reçu la visite de deux négociants qui venaient lui demander d’user de son autorité pour les faire payer de leurs débiteurs indigènes. Le Résident est un homme énergique, lieutenant de vaisseau sur le point de passer capitaine de frégate, la loyauté même, la loyauté classique du marin, du « loup de mer ». Avec la sagesse d’un Salomon doublée de la finesse d’un Provençal, il a demandé aux plaignants une liste des marchandises qu’on ne leur avait point payées. Il attend encore cette liste. En la montrant, les deux compères auraient fourni la preuve écrite de leurs exactions. Ils ont cru plus prudent de s’abstenir au prix de l’abandon de leurs créances. Il y a d’honorables exceptions heureusement, et tous les négociants ne sont pas coulés dans le même moule.

Il convient de dire à l’actif des missionnaires qu’ils sont intervenus pour défendre les Mangaréviens contre ceux qui les exploitaient si indignement. Sous leur inspiration des lois ont été faites et des engagements pris pour fixer le prix des nacres. Mais pas plus que la célèbre loi du maximum rendue par la Convention, cette loi du minimum édictée par la Mission ne pouvait se concilier avec la liberté des échanges. Journellement violée par ceux mêmes au profit desquels elle était promulguée, dépourvue de toute sanction, elle ne servait qu’à affirmer l’impuissance du gouvernement théocratique. Plus d’une fois, en dépit du minimum, des Mangaréviens ont vendu à des prix dérisoires les précieuses nacres arrachées à la mer.

Ils s’exposaient ainsi à la censure du Conseil de district mais quand cette censure s’aggravait d’une amende celle-ci n’était jamais perçue. L’administration, défaisant l’œuvre des Pères, s’opposait à l’exécution de mesures aussi contraires au principe essentiel de l’offre et de la demande, et l’économie politique s’appuyant sur le bras séculier triomphait de la protection peu ou prou ingénieuse que l’on voulait assurer aux indigènes.

A son arrivée à Papeete, chaque tonne de nacres doit payer un droit de quarante francs. Il n’est permis de les pêcher que lorsqu’elles ont atteint une certaine dimension et un certain poids. Il n’en faut pas plus pour stimuler la contrebande qui se fait sur une large échelle et avec une désinvolture rare. On connaît par leurs noms les capitaines et les goëlettes qui s’y livrent. On sait quelles relations ils ont avec les commerçants notables de Papeete, voire avec des élus du suffrage universel. C’est sans beaucoup d’étonnement que l’on voit arriver en rade une goëlette chargée de grosses pierres. Ce bateau vient des Tuamotu ou de Mangaréva où la plonge est à peine close, et c’est sans doute pour un voyage de plaisance qu’il avait été affrété. Les douaniers montent à bord et constatent la présence du lest. Les marins sourient et le capitaine garde le sérieux d’un homme qui vole deux ou trois mille francs au trésor local. Ils s’en reviennent à terre désappointés et contrits bien qu’ils sachent parfaitement à quoi s’en tenir.

La goëlette dont il s’agit a fait une fructueuse campagne. Elle a pris à fort bon marché les nacres trop petites que les règlements conspuent mais qu’on n’en pêche pas moins, l’industrie s’en accommodant très bien ; et, son chargement fait, elle est allée à Huahine, à Raiatea, où elle a trouvé chez les autorités locales (ne pas perdre de vue que Raiatea est placé sous le protectorat de la France) une complaisance infinie. Là, les nacres ont été déposées ; là, viendra les prendre un navire qui les portera à San-Francisco, à Honolulu, à Auckland, à Sydney, d’où on les dirigera sur la vieille et luxueuse Europe. Le tour est joué.

On pense bien que l’administration française ne prend pas son parti de l’arrêt de mort des malheureux habitants des Gambier. Elle cherche à infuser un sang nouveau à ce peuple qui s’en va, elle se préoccupe aussi de ressaisir quelque influence morale, dussent les Pères ne s’en consoler jamais. Déjà on a fait une tentative pour envoyer à Mangaréva des jeunes filles des Tuamotu. Présentement, dans les îles condamnées, la proportion entre les deux sexes est d’une femme pour quatre hommes. Il faut des mères pour renouveler la race. On s’est heurté à certaines résistances. Les indigènes des Tuamotu ne veulent pas se séparer de leurs filles. Pour ne rien faire qui les blesse dans leurs affections, ce sont des familles entières qu’on enverra désormais aux Gambier.

Quant à reprendre une autorité dont les missionnaires ont abusé quelque peu, c’est plus difficile qu’on ne croit. Les Pères sont à la fois des prêtres, des médecins, des conseils. Les Mangaréviens ne font rien sans les consulter. C’est auprès d’eux qu’ils ont quelquefois trouvé le courage de résister aux injonctions de la France. C’est d’eux qu’ils ont appris qu’au-delà et au-dessus des officiers de marine improvisés administrateurs il y a le Gouvernement français. Ce sont les Pères qui, en plus d’une occasion, en ont appelé, au nom des indigènes, de l’arbitraire du Résident à la sagesse du Ministre de la marine et des colonies. En résumé, les Pères ont fait tout ce qu’ils ont pu pour affaiblir l’action du pouvoir civil et fortifier leur pouvoir religieux.

Il faut remettre les choses en place sans rien brusquer. Le Code mangarévien, si tendre aux belles-mères, vient de disparaître avec le consentement des chefs. Il s’agit encore d’inculquer aux missionnaires une plus juste notion de leurs devoirs, de leur montrer doucement à quoi ils s’exposent en intervenant plus qu’il ne convient dans l’administration, de les inviter à suggérer la déférence aux lois françaises et non la résistance, de leur faire comprendre en un mot qu’il n’y a plus d’espoir de faire des Gambier le Paraguay de leurs rêves.

Ce n’est point l’affaire d’un jour. L’administration serait folle de vouloir imposer immédiatement, dans toute leur rigueur et avec toutes leurs conséquences, notre code et nos lois aux Mangaréviens. Un premier résultat, dont il faudra tout d’abord se contenter, sera de n’avoir d’autres lois écrites que les nôtres. Dans l’application, il y faudra des délais et des tempéraments, beaucoup de laisser-faire, une grande indulgence.

On ne saurait perdre de vue qu’aux Gambier comme aux Tuamotu, comme à Tahiti même, il existe des mœurs politiques intéressantes qui demeurent en dépit de quarante-cinq ans d’occupation et que Jean-Jacques eût admirées, qu’il eût décrites dans le Contrat social s’il les avait connues. Le Résident des Gambier a jadis administré les Tuamotu. Il est très compétent sur la façon de gouverner les indigènes et n’est pas éloigné de croire qu’il serait absolument sans intérêt de bouleverser un état de choses basé sur les communs devoirs des habitants d’un même district.

Tout se fait, en ces pays lointains et réputés sauvages, par la libre discussion et le libre consentement. Ce sont les conseillers de district, ce sont les hui-raatiraa (notables) rassemblés qui décident qu’il est temps de construire une fare hau (maison commune) ou une fare haapiiraa (maison d’école). Tous les hommes valides sont appelés à fournir leur quote-part de matériaux et de journées de travail.

Ceux qui, pour une raison ou pour une autre, veulent s’exonérer de cette imposition en quelque sorte coopérative s’acquittent non en espèces mais en nature. Par avance, ils savent qu’ils auront à donner tant de noix de coco, par exemple. Il arrive pourtant que des indigènes conseillés par des étrangers éludent à la fois la coopération et le paiement de la taxe qui y supplée. Il n’y a point de sanction contre ceux-là car la loi française est pour eux.

Cependant, à bien prendre les choses, avec ce système tout ensemble primitif et parlementaire, les travaux publics s’exécutent, des jetées, des maisons d’école, des chefferies, des maisons communes sont construites. Comment s’y prendrait-on si l’on voulait abolir les usages locaux ? On constituerait des communes, on leur donnerait un budget mais on ne pourrait fournir aux habitants les moyens d’acquitter en argent les taxes communales dont le produit devrait être employé à ces mêmes travaux.

Le Gouverneur des Établissements français de l’Océanie vient d’aller aux Gambier. C’est une idée excellente. Il a suffi à ce haut fonctionnaire de voir les choses par lui-même pour se rendre compte de ce qu’il faut faire dans l’intérêt de ces contrées si misérables sous certains rapports et si riches sous d’autres.

Pour moi, je parle en voyageur désintéressé et me garderais bien de donner mes vues pour les meilleures. Je me suis penché au chevet de ce peuple qui meurt, j’ai compté les pulsations à son poignet décharné, j’ai ausculté ses tubercules, examiné les plaies qui lui rongent la peau, et je ne sais quelle pitié troublante m’a pris. Je n’ai pu me résigner à cette agonie.

J’ai éprouvé la douleur, l’inexprimable douleur d’un homme qui croit encore à la vertu du christianisme et ne se résout pas à le voir impuissant devant la décadence d’une race.

Je ne suis pas assez pessimiste pour penser que tout soit fini. On me dit que les administrateurs actuels de l’Océanie orientale sont des hommes jeunes et libéraux. Que ne peuvent-ils faire pour ces pauvres gens qui expirent dénués de tout à côté des trésors de la mer ?

L’esprit français si généreux, si fertile en ressources, peut trouver aux Gambier l’occasion d’attester une fois de plus que ce qui le différencie de l’esprit anglais ou de l’esprit allemand, en matière de colonisation comme en toute autre matière, c’est l’amour infini des hommes.

Le 7 juin 1887, le Gouverneur arrivait à Mangaréva où il était reçu par le personnel français, les deux missionnaires, les chefs de district et les enfants des écoles. Ces derniers portaient à la main de petits drapeaux tricolores.

Le lendemain le Grand Conseil se réunissait. Le Grand Conseil est composé du Résident qui le préside et des quatre grands chefs de Rikitea, Taku, Akamaru et Taravai. Il délibère directement sur toutes les affaires administratives concernant l’archipel des Gambier.

Dès que la séance fut ouverte, le Gouverneur prononça un discours où il s’attachait à démontrer quels avantages les indigènes pourraient retirer de l’application des lois françaises. Il leur parla de la Mère-Patrie, la nation chevaleresque par excellence, qui, loin de dépouiller les peuples qu’elle couvre de son pavillon, fait au contraire tous ses efforts pour leur apporter le bien-être et la civilisation. Il insista sur les dépenses que s’impose l’administration pour les écoles, le culte et la justice et, faisant allusion au droit excessif que le Code mangarévien donnait au gouvernement français de déporter les indigènes, il déclara qu’à l’avenir il fallait que les Mangaréviens fussent jugés comme les Français.

Faut-il voir ici un effet de la propension des maoris à donner raison à leurs interlocuteurs, quels qu’ils soient et quoi qu’ils disent, ou bien une adhésion réfléchie à des vues un peu élevées peut-être pour eux ? Toujours est-il que, sans attendre, le Grand Conseil à l’unanimité demanda l’abrogation de l’œuvre de M. Chessé, de ce règlement défectueux qui s’est appelé le Code mangarévien.

Aussitôt rentré à Papeete, le Gouverneur a pris un arrêté, contresigné par le Directeur de l’intérieur et par le Chef du service judiciaire. Aux termes de cet arrêté, le Code mangarévien disparaît dans le néant des conceptions politiques du passé et les lois de la France sont seules appliquées désormais dans cette colonie de la France. Un article final de l’arrêté révèle à quel prix ce résultat a été obtenu.

Les Mangaréviens n’ont pas poussé assez loin l’étude des constitutions comparées pour attacher une importance excessive à la forme du gouvernement. Ce qui les préoccupe avant tout c’est la possession de leurs lagons. Le Grand Conseil a demandé que les bancs de nacres de l’archipel restassent la propriété exclusive des Mangaréviens qui seuls auraient le droit d’y pêcher exclusivement. Il a fallu en passer par là. L’arrêté du 30 juin 1887 porte que seuls et à moins d’autorisations spéciales accordées par l’administration, les habitants de Mangaréva auront le droit de pêcher.

On m’a raconté qu’au moment où le Gouverneur allait partir, l’un des Pères était venu lui dire, d’un air apitoyé qu’il savait que ses efforts n’avaient pas complètement réussi.

— Mais ce n’est que partie remise, ajouta-t-il doucement.

— Pas du tout ! répondit l’administrateur, en souriant comme sourient les créoles ; le Code mangarévien n’existe plus.

Le Père se confondit en félicitations et s’esquiva.

Voilà les Gambier terre française pour tout de bon. Et la race ? Aux premiers jours de la découverte, c’est avec des étoffes voyantes, de la verroterie qu’on abordait dans ces îles et les indigènes en fête, se parant de ces belles choses, de ces trésors peu coûteux de notre industrie, accueillaient l’étranger par des chants et des danses. Cette fois, le représentant de la France avait apporté avec lui des caisses de vin de quinquina, d’iodure de potassium et d’huile de foie de morue. Ces contre-poisons arriveront-ils à temps ?

Chargement de la publicité...