La retraite ardente : $b roman
VIII
C’était une de ces nuits où toute la lumière du monde semble réfugiée dans les étoiles. Et les étoiles elles-mêmes se reculent aux profondeurs du ciel jusqu’à n’être plus que des scintillements qu’on distingue à peine, et qui, lorsqu’on les regarde, brillent et s’effacent tour à tour.
Coupant au plus court à travers allées et pelouses, la petite forme noire au chef blanc, un mince châle tricot noir sur les épaules et, à la main, pour tout bagage, un petit sac à provisions en moleskine, se glissa vers quatre heures après minuit jusqu’au mur sud du monastère et gagna la porte au cadre disjoint.
La cloche de Matines n’avait pas encore sonné ; tout dormait dans le couvent. Les chiens féroces, lâchés la nuit, n’aboyèrent pas sur son passage ; l’un d’eux se mit à gambader silencieusement à ses côtés, la frôlant à chaque bond, de son souple corps élancé ; l’autre la suivait en trottinant. Elle se tourna vers eux avant de tirer le verrou de la porte et leur ordonna de s’arrêter. Aplatis sur le gravier du sol, ils rampèrent jusqu’à elle ; ils haletaient d’une tendresse formidable.
Elle leur dit :
— Mes petits frères, je vous défends de sortir avec moi.
Ils grondèrent, mais ils ne bougèrent pas, même quand elle ouvrit la porte et passa dans l’entre-bâillement, même quand, de ses doigts menus, elle repoussa, de l’extérieur, le verrou dans son logement. Alors seulement, comme elle abordait d’un pas alerte le sentier sur lequel donnait le seuil, elle entendit les molosses gratter furieusement de leurs griffes, debout contre le vantail. L’un des deux aboya. Puis tout se tut.
Elle marcha vite par la nuit noire. Si noire qu’elle fût, dans cette étendue plate, la faible ligne du sentier se détachait sur le fond d’herbe ou de chaume. Et puis, tant de fois elle l’avait suivi, du temps où elle était converse ! D’ailleurs, à quelques centaines de mètres, il rejoignait un bon chemin pavé, conduisant en une heure de marche au sinueux cours d’eau qui dentelle la frontière.
Sur le chemin pavé elle commença de sentir l’approche de l’aube. Sans troubler le calme nocturne, une brise fraîche lui léchait par instants la joue gauche, tandis que, juste à l’opposé, tout au fond de l’horizon, l’ombre semblait se disjoindre lentement dans un gris fade.
Elle priait, tout en marchant, à la manière qu’elle avait inventée pour son usage et qui consistait « à dire les mots très lentement, en y pensant bien fort ». En prononçant ainsi les mots sacrés, il lui semblait que, chaque fois, elle découvrait dans le Pater, le Credo, le Confiteor ou l’Ave Maria, et aussi dans le Sub tuum et le Souvenez-vous, des sens nouveaux auxquels elle n’avait jamais pris garde et qui l’enchantaient. Une autre forme de sa prière, que personne non plus ne lui avait suggérée, était de converser avec le saint ou la sainte qu’elle priait : surtout avec sa patronne sainte Madeleine. Non qu’elle s’imaginât que la sainte lui répondît : « Mais, disait-elle volontiers, j’essaye de penser comme elle penserait, et cela me fait grand bien. »
… Ah ! voici la vilaine grisaille de l’est qui blanchit, là-bas. C’est un spectacle que Madeleine aime à regarder, quand il lui est loisible de s’y attarder un moment, par exemple de la lingerie du couvent, tournée vers l’orient. Ici, seule dans l’immense plaine, c’est plus beau encore ; on dirait que le jour vient à votre rencontre. Et comme il vient vite à partir du moment où la grisaille de l’horizon se déchire ! Il naît du jaune, du rose, du bleu vert, dans la déchirure, et puis tout d’un coup la pointe des chaumes s’illumine, et c’est le matin, à la fois languissant et joyeux.
Allons, ne traînons pas !… Déshabituée de la marche sur les routes par dix-huit mois de claustration, la jeune fille s’étonne : il lui semble que jadis elle arrivait si vite à la rivière, et voici qu’elle aperçoit devant elle la ferme de Barlon, qui marque seulement la moitié du chemin. Elle s’active tout en conversant à demi-voix avec sa sainte patronne :
— Voyez-vous, je ne pouvais pas faire autrement. J’ai senti que ça m’était commandé, comme quand je me suis sauvée de Forchamps pour me réfugier à la Quarantaine. (Un petit silence.) Mais, chère patronne, je ne pouvais pas consulter, parce que l’on aurait essayé de m’en détourner et qu’il fallait !… (Un petit silence.) Non, je n’ai pas du tout entendu de voix pour me le commander, je suis sûre tout de même que cela m’est commandé… Certainement je le fais volontiers, puisqu’il le faut… Si j’avais résisté, je suis sûre qu’aujourd’hui je n’aurais pu ni prier, ni dormir, ni manger… Alors, n’est-ce pas, j’ai bien fait ? (Un silence assez long.) Oui, un petit mot pour le Père et un pour madame Stéphanie… (Une minute de silence, puis elle reprend.) Des remords ? Oh ! ma sainte patronne ! Est-ce que saint Paul ne dit pas : « J’ai travaillé de mes mains, de manière à ne rien vous coûter. » Moi aussi j’ai travaillé de toutes mes forces : j’ai gagné mon pain, mon vêtement et mon abri… Et puis, n’est-ce pas, vous êtes avec moi, sainte patronne, je le sais bien, et vous ne me quitterez pas, jusqu’au bout ?… Voyez… j’approche de la rivière… Voilà les côtes…
Ce que Madeleine appelait « les côtes », c’étaient les faibles ondulations qui, du vaste plateau qu’elle venait de traverser, s’inclinent vers le lit du cours d’eau. Au bord du chemin pavé, ou reliées au chemin par une allée d’arbres fruitiers, les habitations devenaient plus fréquentes. Leurs volets blancs ou verts, parfois bleus, s’ouvraient en ce moment au soleil qui commençait de briller, à travers la brume de la petite vallée. Puis cette brume se fendit, se volatilisa, et la vallée elle-même apparut, modeste et charmant paysage : l’eau sinueuse, le mince village tapi sur la rive proche, le pont frontière.
— … Tiens ! Ma Sœur… Sœur Madeleine, n’est-ce pas ? Par exemple ! Il y a longtemps qu’on ne vous voyait plus !
Le pont franchi, et aussi le poteau tricolore, c’est le douanier, encore coiffé de son vieux calot bleu-horizon, qui reconnaît la petite converse. Avant qu’elle fût postulante, le monastère l’envoyait souvent au chef-lieu français, pour faire des commissions ou des emplettes.
— Bonjour, monsieur Roblin.
— Ah ! Vous vous rappelez mon nom ? C’est gentil. Alors voilà que vos courses vous ramènent chez nous ? Et vous nous apportez le soleil ?
Ça a beau être une petite nonne, l’ex-sergent du train (blessé au pied gauche, croix de guerre) se redresse, boutonne son dolman et équilibre son calot sur ses gros cheveux châtains. Et il continuerait bien à causer, si une voiture de drapier ambulant ne s’engageait sur le pont et ne le forçait à couper l’entretien…
— Vous repasserez bien ce tantôt ? crie-t-il en courant au-devant de la voiture.
Mais il n’entend que ces mots au vol :
— Adieu, monsieur Roblin !
Et quand il en a fini avec les papiers du voiturier nomade, la petite nonne a disparu au coude de la route, derrière le rideau de peupliers.
Assise sur le coussin noir du train, elle égrène maintenant son chapelet, très lentement, bercée par la chanson rythmée que les roues modulent sur les rails… Tout s’est passé comme il fallait ; la voyageuse n’a pas eu un instant d’hésitation ni d’anxiété. Moins d’une lieue entre la douane et le chef-lieu. Au chef-lieu, ce n’est pas difficile d’aller à la gare, de grimper sur une des banquettes de bois pour hausser sa figure jusqu’aux grandes affiches jaunes où sont écrites les heures des trains, encadrant une carte très claire qui dessine tout l’est de la France et un morceau de la Suisse. Après quoi l’on va prendre son billet de troisièmes et l’on attend cinq quarts d’heure, assise sur la même banquette de bois où l’on a grimpé tout à l’heure. On attendrait bien davantage. Attendre n’est rien, quand on a discipliné ses nerfs à n’agir que sur les ordres d’autrui, comme le soldat auquel le centurion dit : « Va là-bas ! » et il y va ; « Reste ici ! » et il y reste. Le couvent rend familières l’immobilité et l’attente : peu à peu, pour la moniale, ces deux ennemies de l’agitation du monde prennent de la douceur, comme la cellule.
Le train est un omnibus matinal qui se faufile sans hâte de station en station, un train pour les campagnards. Quand il s’arrête ou qu’il repart, il secoue ses chaînes comme un forçat en corvée. Madeleine, dans son compartiment, n’a pas de vis-à-vis. A l’autre bout, les deux coins sont occupés, l’un par une vieille femme en noir, à ample jupe et à corsage plat, coiffée d’un bonnet blanc bien propre et qui garde auprès d’elle un panier où remue quelque chose d’invisible ; l’autre, par un soldat bleu, qui, sans doute, rejoint le prochain régiment d’artillerie. Aux haltes, il s’arrête de ronfler, mais il ne se réveille pas. Le paysage, peu à peu, s’accidente et s’anime. Quelque chose de vif et de joyeux, que depuis longtemps la petite prisonnière ne ressentait plus, la pénètre par moments. Une ride d’inquiétude passe aussitôt sur la calme surface de son cœur. Mais tout de suite elle a recours à sa sainte patronne.
— Est-ce que c’est mal d’être contente ?… Non, n’est-ce pas ? La campagne au soleil, c’est l’œuvre du Bon Dieu ? Ma chère patronne, vous savez bien que je veux seulement aller où il me dit d’aller et faire ce qu’il veut que je fasse. Je vois tout cela très clair jusqu’à un certain moment. Après, par exemple, je ne vois plus. Mais je suis sûre que vous me le direz, le moment venu…
Toute la douceur de l’automne, cet air qu’elle respire en contient l’essence. Elle se sent vivre aussi près de Dieu qu’au couvent, mais d’une vie plus consciente, moins engourdie. La plénitude de cette vie a même quelque chose d’excessif, qui fatigue le cerveau et le corps après les avoir suractivés. Et puis, de toute la nuit précédente, Madeleine, préparant son départ, n’a pas fermé les yeux. Ses paupières s’appesantissent. Maintenant c’est invincible. Elle ne résiste pas ; accotée dans l’angle dur du wagon, elle s’endort, et le chapelet de buis, entre ses fins doigts exsangues qui le serrent, s’endort aussi.