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La retraite ardente : $b roman

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XII

Il y a un secret pour s’accommoder de tous les régimes de vie, c’est de ne pas chercher dans la vie son propre bonheur. Les âmes éprises de sainteté ont même un certain goût pour ces ballottements du hasard. Dans un ordre religieux très célèbre, à la fois enseignant et prêcheur, le plus brillant professeur de rhétorique se mue, sur un ordre du recteur, en surveillant des cuisines. Bonne occasion pour lui d’inventorier à nouveau son cœur. S’est-il trop attaché à la littérature profane, cette littérature dont le psalmiste dit : « Parce que je ne l’ai pas connue, j’entrerai dans les puissances du Seigneur ! » Ou bien reste-t-il en lui des traces de vanité, au point qu’une besogne modeste le rebute ? L’épreuve n’est jamais inutile ; elle vaut une solide retrempe aux tempéraments ascétiques.


Elle ne vaut pas moins pour doser le courage et l’humilité, quand le changement se fait en sens inverse, du plus bas au plus haut : le cas de Madeleine.

Or, comme elle était passée sans regret de la vie paysanne à la vie du couvent, elle troqua sans orgueil la vie de moniale contre la vie d’infirmière.

C’est qu’à la vérité, pour elle, le décor extérieur, l’appareil du logement, de la nourriture, de l’habit, la considération même des autres gens ne comptaient pour rien. Le genre d’occupation, non plus, n’importait guère. Elle avait toujours vécu sans confort, et toujours travaillé. Compagne d’une retraitante ou garde d’un blessé, la besogne pratique différait peu ; Madeleine porta dans son nouvel état la même application réfléchie que dans l’autre. Les loisirs plus amples que laissait celui-ci, elle les dépensait dans les travaux de couture, dans la méditation, dans la prière, comme au couvent. La chambre qu’on lui avait assignée (celle qu’avaient successivement habitée la Montarena et Miss Croydon) était plus luxueuse que la cellule du couvent. Les repas servis étaient plus substantiels ; le linge et les vêtements qu’on lui avait imposés, de qualité plus fine et d’apparence plus coquette que son costume de béguine. Mais elle n’avait point de peine à vivre dans un parfait détachement de tout cela. En somme, sauf que son service fut surtout nocturne (elle passait la nuit dans la chambre même du blessé, étendue tout habillée sur un divan) et qu’elle dormait une partie du jour ; sauf que les offices se réduisaient pour elle à une messe matinale dans la petite église noire et blanche, elle gardait les observances de la vie conventuelle. Elle était passée d’un ordre contemplatif à un ordre charitable, voilà tout.


Et la vie intérieure ? Celle qui n’emprunte rien aux matérialités ambiantes, mais qui peut subir leur pression, lentement s’infléchir sous leur poids ? Comment s’accommodait-elle, cette vie intérieure, d’un bouleversement aussi formidable, sous l’apparente ressemblance des gestes ?

Pour le bien comprendre, il faut se remémorer ce qu’est l’ascétisme. Il consiste à faire d’abord le vide dans sa propre personnalité et à s’efforcer ensuite de remplir ce vide par Dieu. La nature de Madeleine s’était ployée sans effort à une telle discipline. Au moment où Stéphanie l’avait rencontrée, sa propre personnalité n’était vraiment plus l’objet d’aucune de ses pensées, d’aucun de ses efforts. Elle se sentait un instrument au service de certaines puissances visibles (comme ses supérieures et son directeur), mais surtout de puissances invisibles, comme sa chère patronne et d’autres dignitaires célestes, à qui elle était résolue d’obéir, même contre l’avis des puissances visibles. Quant à elle-même, à sa santé, à sa prospérité, à son repos, à sa sécurité, depuis qu’elle était adulte, elle n’y songeait jamais, jamais, jamais. La seule comparaison matérielle qui puisse donner l’idée d’une pareille âme, c’est ce fil métallique contourné en hélice que les électriciens appellent un « solénoïde ». Inerte par lui-même, s’il est traversé par un courant électrique, il devient un aimant.

Or, depuis le moment où elle avait été mise en présence du prince, une main mystérieuse avait coupé brusquement le courant spirituel qui traversait Madeleine et lui communiquait sa force d’action.

Durant les jours qui suivirent, elle se sentit vraiment inerte, et les événements firent d’elle ce qu’ils voulurent. On lui dit d’ôter sa coiffe, elle l’ôta. On lui présenta un élégant vêtement d’infirmière : elle l’accepta. On la conduisit dans une chambre pourvue du moderne confort : ce fut sa chambre. L’horaire qu’on lui signifia, elle ne le discuta pas. Plus on lui eût chargé son service, plus elle eût été satisfaite ; elle devint peu à peu la lingère du prince, en même temps que son infirmière.

Et puis, elle pria et médita comme avant.

Non. Pas comme avant.

Elle s’efforçait de continuer exactement, au cours de sa vie nouvelle, les oraisons, les méditations dont elle avait pris au couvent la précieuse coutume ; elle fréquentait toujours cette région surhumaine où elle avait passé tant d’heures d’hallucinations ferventes ou d’indicible paix. Mais le vide s’espaçait autour de sa prière, de sa méditation, d’elle-même. Elle n’avait pas perdu le secret de pénétrer dans le domaine céleste, mais dans ce domaine elle errait désormais toute seule. Aucune voix ne lui répondait. Il lui semblait qu’aucune oreille ne l’entendît…

Elle avait lu, dans l’histoire des grandes existences mystiques, bien des pages relatant semblable rupture entre le ciel et l’âme religieuse. Mais, en pareil cas, l’âme elle-même se sent aride, incapable d’élan vers là-haut… Tandis que l’âme de Madeleine restait chaude et active. Son esprit ne se refusait point aux méditations de naguère, et les paroles d’oraison fleurissaient comme avant sur ses lèvres. Seulement tout cela s’arrêtait en elle-même. L’encens qui brûlait dans son âme ne montait point vers les demeures saintes : il se consumait dans l’encensoir, et nulle spirale aromatique ne s’en évadait plus.

Pour un cœur ascétique, quel déboire plus affreux ? Elle y eût perdu l’équilibre de ce pauvre cœur, s’il fût demeuré vraiment vide, puisque le divin Visiteur, pour lequel il s’était préparé, ne voulait plus le remplir. Or son cœur n’était point vide. Elle mit quelque temps à s’apercevoir de ce prodigieux phénomène. Tout l’abandonnait, et elle n’était pas désemparée. Nulle grâce d’en haut ne rafraîchissait plus son âme, et pourtant cette âme ne se sentait pas absolument disgraciée. Pourquoi ? Madeleine pressentait la réponse que lui eût faite un confesseur. Il aurait dit : « C’est qu’une créature a pris la place de Dieu. » Eh bien ! elle protestait. Non, elle n’avait pas moins de foi ni de piété qu’auparavant. Et ce qu’elle avait fait, ce qu’elle faisait en ce moment, la volonté de sauver une âme, d’arracher une proie à la damnation en était toujours la raison dernière. Après ces crises d’inquiétude qui tourmentent les mystiques, et où ils se demandent avec angoisse si c’est le Sauveur ou le tentateur qui les inspire, Madeleine finissait toujours par retrouver l’équilibre : « Il faut continuer comme j’ai commencé. » Elle constata que le calme lui revenait peu à peu, malgré la vague de froid qui tombait d’en haut. « Donc, se dit-elle, c’est une simple épreuve ; mais Dieu me donne la force de la supporter et de remplir tout de même ma mission. »

En quoi son innocence même l’égarait… Une force la soutenait effectivement. Mais comment l’aurait-elle reconnue ? Ce qu’elle avait entendu appeler l’amour, quand elle s’éveillait à la compréhension des choses, c’était une ignoble promiscuité dont le seul souvenir lui donnait la nausée. Elle était bien sûre que rien ne ressemblait moins au sentiment de maternité céleste qui déjà l’attachait à son malade.


Elle devait d’autant mieux s’y tromper que le prince la traitait à peu près aussi mal qu’il avait, précédemment, traité Miss Croydon. La plaie du côté était lente à se cicatriser. La fièvre, amortie le matin, montait vers la chute du jour et ne s’apaisait qu’assez tard dans la soirée. Le cœur fonctionnait irrégulièrement. Des oppressions soudaines arrêtaient le souffle. Il résultait de cet état que le prince Paul, tel que le voyait Madeleine depuis qu’elle veillait à son chevet, n’était plus celui qu’avaient connu Stéphanie ou la Montarena. C’était un enfant souffrant et grognon dont seuls pouvaient endurer l’irritabilité, les lubies, l’injustice fantasque, un automate britannique comme Miss Croydon, un vieux diable recuit comme Osterrek ou une petite sainte comme Madeleine. La lueur d’amabilité qu’il avait laissé entrevoir à celle-ci, le jour de la présentation, effet de l’imprévu et de la curiosité, n’avait plus éclairé leurs relations. Au contraire, on eût dit qu’il lui en voulait d’être jeune, vive, plaisante à regarder. Elle l’avait entendu dire à Osterrek :

— Les femmes me dégoûtent tellement que, la nuit, quand je me réveille, cela m’agace de voir cette gosse dormir sur le divan, avec son air d’ange. Je crois que je finirai par la ficher dehors comme la Croydon, et que je la remplacerai par un gros infirmier à moustaches qui sentira l’alcool et le tabac.

A quoi Osterrek avait répliqué :

— Mais non !… mais non ! Gardez votre ange, monseigneur. Vous ne vous en repentirez pas.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr.

— Elle est d’ailleurs tellement dévouée !

— Parbleu !

Et cette fois encore, le prince, amusé, avait répliqué :

— Tu crois ?

A ce moment Madeleine s’était montrée, et elle avait surpris le sourire railleur qu’échangeaient les deux hommes.

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