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La retraite ardente : $b roman

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La retraite ardente

I

Cette plaine, avec sa riche terre violette, avec la rivière qui l’entaille et y découpe en festons une étroite vallée, le village qui flanque la coupure et le pont qui la traverse, — les hommes ont proclamé tour à tour, dans la coulée des âges, qu’elle était à l’empereur, au duc, au roi, ou bien qu’elle était l’apanage de tous les citoyens se gouvernant eux-mêmes. A d’autres époques, ils ont souscrit des traités enregistrant que la rive droite était le bien de ce peuple-ci, et la rive gauche le bien de ce peuple-là, qui parlait la même langue que l’autre, cultivait sur un sol tout pareil les mêmes prairies, les mêmes champs de froment, de seigle ou de houblon, semait, sarclait, fauchait, engrangeait aux mêmes jours, sous le même visage hostile ou miséricordieux des saisons. Entre chaque signature, on se querella, on se battit, on s’égorgea. Beaucoup de récoltes furent détruites en herbe ou en gerbes, et beaucoup de corps d’hommes pourrirent dans leurs racines. Le village fut incendié, rebâti, démoli par les boulets, rebâti à nouveau. Sa belle église rapetissa, rognée, rapiécée ; il advint que la flèche gothique fut rasée jusqu’aux assises qu’elle appuyait sur une tour carrée. Pareillement, de l’autre côté de la rivière, à une lieue et demie du village, un très ancien monastère de femmes, construit comme l’Escurial sur le plan du gril de saint Laurent et ceint d’un parc immense, subit, lui aussi, les vicissitudes et les malheurs des temps : incendié, pillé, violenté, souillé. Des révolutions en ouvrirent les portes et dispersèrent les moniales… A chaque intervalle paisible, il réparait ses murs et ses toits, refermait sa ruche sur un essaim d’âmes, s’agrandissait même, s’adjoignait un hôpital de pauvres qui finit par le protéger contre la férocité des gens.

Cependant, les rois, les empereurs, les ducs, non plus que les jacqueries et les révoltes n’arrivèrent point à empêcher que, de part et d’autre de la rivière aux bords dentelés, les prés, les champs et les jardins produisissent des récoltes semblables les mêmes fruits et les mêmes fleurs, si seulement on les épargnait pendant quelques étés. Rien n’empêcha non plus les habitants de parler la même langue, de porter les mêmes habits, d’avoir les mêmes yeux clairs et les mêmes cheveux couleur de paille mûre.

Enfin la rive droite connut, pendant le laps de temps que les hommes appellent une longue vie d’homme, une paix profonde. Elle faisait partie d’un petit royaume, et sa paix était assurée par tous ses puissants voisins, y compris celui de la rive gauche, auquel appartenait le village sur la rivière. Pendant plus de trois quarts de siècle, le monastère prospéra ; il devint lui-même une sorte de village muré, silencieux, où vivaient, dans des quartiers séparés, outre les infirmes et les malades de l’hôpital, quelques prêtres, des religieuses cloîtrées ou non, de pieuses laïques désireuses de finir leurs jours à l’écart du monde ou de leurs parents, et aussi, pour quelques mois, quelques semaines, voire pour une neuvaine, des blessées de la vie qui venaient là se recueillir, se repentir, réparer leurs forces en vue de nouveaux combats contre le diable ou contre l’amour. Il gardait, sur les lèvres des hommes, le nom que, dans le passé, lui avait donné sa bienheureuse fondatrice : la « Sainte-Quarantaine », et plus communément « la Quarantaine », en mémoire des quarante jours de retraite que le Seigneur fit au désert. Il prospéra et devint riche au point d’exciter l’envie.

Mais, de nouveau, la guerre se déchaîna. L’un des garants du petit royaume rompit le pacte, occupa tout le pays, passa la rivière et fit déborder ses armées bien au delà, chez le puissant voisin. Toute la contrée fut ravagée. Au village, la tour carrée, débris de l’ancien clocher, fut éventrée par un obus. Quant au monastère, il eut bien quelques toits crevés, quelques façades défoncées, et, dans le parc, une centaine d’arbres fracassés ; mais, cette fois encore, l’hôpital le sauva, et aussi l’énergie courageuse d’un moine — le Père Orban — qui y faisait fonction d’aumônier et sut parler aux conquérants. Dans l’hôpital, les conquérants logèrent leurs blessés. Cela dura près de cinq années. Puis cette plaie se ferma à son tour. Les conquérants repassèrent en déroute la sinueuse rivière, pourchassés par les habitants des deux rives, qui, cette fois, combattaient côte à côte. Et ce fut, de nouveau, la convalescence des maisons, des bois, de la terre.

Aujourd’hui, après sept ans de paix, on a rebâti, sur la tour réparée, un mince clocher métallique qui ressemble au cœur d’un artichaut. La pointe aiguë s’en voit de très loin quand on chemine dans la plaine, au voisinage du monastère par exemple : rien que la pointe, parce que le village est accroupi sur la rive basse. Sur la haute plaine, le monastère a vite rétabli sa prospérité ; les traces de la guerre et de l’occupation n’y sont même plus visibles, car, dans cette contrée fort humide, sauf en été, la patine du temps besogne vite. Il est redevenu, dans ses compartiments divers, l’abri de quelques ecclésiastiques, des moniales cloîtrées, des non cloîtrées qui s’occupent des retraitantes, et enfin des retraitantes définitives ou passagères. Les malades pauvres y sont toujours accueillis et soignés. La verdure massive de ses grands arbres, où les vides sont comblés, le signale toujours au passant, sur la route royale qui traverse obliquement la plaine et que rejoint l’avenue du couvent. Si hautes sont les futaies et si serrées, qu’à distance, alors que le mur d’enceinte ne se distingue pas encore du sol, on dirait d’une forêt qui contraste avec les faibles groupes d’arbres épars dans les cultures.

Désormais, des deux côtés de la rivière, aux bords en festons, les habitants jurent qu’ils s’aiment pour toujours, ayant combattu le même ennemi et l’ayant vaincu. Pourtant ils obéissent à des lois et à des maîtres différents : mais, comme au temps de l’empereur, du duc ou du prince, ils ont toujours, de part et d’autre de la frontière, les mêmes yeux clairs et les mêmes cheveux blond foncé. Point de différence non plus entre les prés, les champs, les guérets de terre violette, les rares boqueteaux épars, la figure des maisons, la qualité de l’herbe, du froment, des fruits. Pour la rivière elle-même, tant disputée au cours des siècles, lorsqu’on marche vers elle en venant du monastère, il faut, comme disent les riverains, être dessus pour la voir, tant elle est adroite à se dissimuler derrière le ressaut de sa berge haute.


Voici l’époque où la campagne connaît le court répit consécutif aux moissons et au battage du grain. Les rectangles de chaume, drus comme des brosses, alternent avec les carrés empanachés de vertes betteraves ; les prés se feutrent de regain ; quelques laboureurs impatients déchaument déjà, ensevelissant les pailles courtes dans le violet sombre de l’humus. D’autres, rares aussi, traînent du fumier sur des chars, qu’ils vont répandre en prévision des prochaines emblavures. Mais ces laborieux sont isolés : dans les journées encore longues, il y a place pour le repos, après les rudes efforts qu’ont coûtés les foins et les froments… Le soir glisse avec lenteur du firmament vers l’horizon ; une molle traînée de brume ébauche l’invisible feston de la rivière et cache la pointe aiguë du clocher. D’autres flocons s’accrochent aux minces boqueteaux disséminés. La route royale, grise de goudron sec, dessine comme une écharpe métallique sur le flanc légèrement bombé de la plaine. En ce moment, nul passant n’y chemine, nulle voiture. A trois quarts de lieue environ du monastère, une auto solitaire, face au soleil déclinant qui incendie ses glaces, est immobile contre l’accotement de droite : véhicule de louage, vieille limousine à carrosserie désuète. Le chauffeur a ouvert le capot, et, son cache-poussière jaune roussi par le couchant sur son dos courbé, dissèque le petit cœur de bronze du moteur, souffle dans un diaphragme métallique, nettoie, démonte et remonte… Cependant la cliente qu’il amenait a profité de la panne pour sortir de la caisse branlante, aux relents de cuir et de tabac, et respirer l’air libre. Mais à peine quelques pas faits sur la route, dans le sens de son voyage, elle s’arrête, devient une statue noire, cernée par le poudroiement du soleil. Juste au-dessus de la ligne d’horizon qu’elle regarde, surgissent déjà les masses vert sombre qui ceinturent et semblent de loin recouvrir le monastère.

C’est une femme de taille élevée, non point jeune, mais jeune encore, vêtue et coiffée de noir, mais d’un noir qui n’est pas le deuil. Le manteau et la robe sur laquelle il s’entr’ouvre, le chapeau sont, à l’évidence, d’un bon faiseur et de mode récente. A peine si les gants de voyage à revers qui protègent ses mains, croisées au bout des bras pendants, sont maculés par le contact poudreux de la voiture. D’un bracelet en mailles de platine, qui fixe au bras gauche une montre en menus diamants, le couchant fait un cercle embrasé. L’attitude, bien qu’instinctive et sans le moindre apprêt, est celle à quoi la mode a discipliné les femmes de son temps : point tout à fait droite, le buste infléchi sur la hanche gauche et reculé en arrière, la tête un peu penchée dans l’autre sens et un peu renversée. Cette silhouette moderne est accentuée par la petitesse de la tête, le front bas, le fin nez droit, la bouche aux lèvres nullement écrasées l’une contre l’autre, mais disjointes par un angle net, la ligne hautaine qui rattache au cou la courbe du menton. Seule dérogation au modernisme de la silhouette : les cheveux châtain foncé, tassés par derrière sous le chapeau cloche, ne sont pas taillés courts, et par là un observateur décèlerait l’influence d’une volonté masculine… Mais, tout compte fait, entre le véhicule essoufflé dont le chauffeur ranime les forces, et la voyageuse immobile, le contraste atteste une circonstance exceptionnelle de voyage, et pareillement cette toilette noire, voulue mais certainement improvisée, d’une femme qui, l’on n’en saurait douter, se déplace à l’ordinaire dans sa puissante et silencieuse voiture et vêtue selon les dernières consignes du tourisme cosmopolite.

Derrière elle, après plusieurs faux départs, le moteur ronfla. Alors elle se retourna sans hâte, revint vers la limousine où, pour tout barrage, on n’apercevait qu’une grande valise dressée près du volant et, dans l’intérieur, un nécessaire habillé d’une gaine de toile noire d’où sortait à demi la couverture jaune d’un Guide Bradshaw, et, négligemment jeté sur la banquette, un petit sac à main timbré d’or. Elle n’interrogea pas le chauffeur. Ce fut lui qui, se découvrant, lui dit :

— Madame peut monter. Ça remarche. C’était le filtre du carburateur qui…

Mais elle ne l’écoutait pas. Elle avait repris sa place dans l’intérieur et tiré la portière après elle. L’homme monta sur son siège, déchaîna un grondement prolongé, puis démarra en sursaut. La limousine reprit sa course sur la route polie. Déjà l’ouest, vers quoi l’on roulait, se parait de crêpes légers. La voyageuse, immobile et le buste tendu en avant, regardait monter, s’amplifier et se préciser en face d’elle, sur le fond encore lumineux, les futaies énormes de la Quarantaine. Encore quelques halètements de moteur, encore quelques cahots de la vieille carrosserie, et l’allée d’érables fut distincte, qui jetait comme un pont de verdure entre la route et le monastère. Le faîte de six dômes ardoisés, dessinant le double quadrilatère, émergea par-dessus les futaies… Quand l’auto vira dans l’allée, sept fois une sonorité de bronze heurté, mais qui semblait étouffée à demi, comme l’appel plaintif d’un prisonnier, vint mourir aux oreilles de la voyageuse.

L’avenue d’érables avait une centaine de mètres. A droite et à gauche de cette avenue, couraient deux bandes d’accotements verts dont l’herbe était rasée comme un « ground » anglais, puis deux fossés bien curés. Par delà les fossés, la campagne reprenait avec ses chaumes, ses prés, ses betteraves, ses guérets, ses boqueteaux, ses petits chemins capricieux, ses clôtures légères, ses rares maisons. L’auto s’engagea dans l’allée : la voyageuse, dont les nerfs étaient tendus comme des chanterelles, ne devait jamais oublier le craquement furtif du gravier sous les pneumatiques, craquement semblable au déchirement lent d’une étoffe de soie, qui ne cessa ni ne varia jusqu’au moment où la limousine grinçante vira au bout de l’allée pour s’arrêter — non devant la grande porte grise à bandes de fer qui, dans le mur d’enceinte, s’opposait exactement à l’allée — mais devant une porte beaucoup moindre, située un peu sur la gauche, et qu’on n’apercevait guère avant d’atteindre le mur. Un pavillon bas, construction parasite édifiée évidemment pour servir de loge de concierge, hissait par-dessus le mur la pyramide trapue de son toit, percé d’une mansarde, face à l’avenue. Du lierre menu, taillé jalousement, festonnait le cadre de la porte, grimpait jusqu’au toit et courait ensuite sur la crête du mur, pour s’arrêter net, coupé verticalement comme une pièce de drap par des ciseaux, à quelques mètres de là.

L’arrivante regardait ce calme décor, le cœur serré. Sa pensée désorientée s’attardait à des bouts d’idées futiles. « Il fait jour encore… mais, à l’intérieur du couvent, les lampes doivent être allumées… » Cependant le chauffeur descendait sans hâte, toussait, secouait son dos dans le cache-poussière fripé, et s’en allait, tanguant lourdement, vers la petite porte. Il tira la poignée pendue à une chaîne de fer : et ce fut, au lieu d’un tintement de cloche, le roulement d’un timbre électrique. Presque aussitôt, l’unique vantail s’ouvrit : une petite converse maigre, vêtue de noir, coiffée d’un béguin blanc, et qui avait autant l’air d’une ménagère de campagne que d’une moniale, parut sur le seuil. Tandis qu’elle échangeait à voix basse quelques paroles avec le chauffeur, la voyageuse attendait, immobile dans la voiture : patiente indifférence qui décelait l’habitude aristocratique de trouver les choses préparées pour soi à l’avance et de se laisser servir en intervenant le moins possible. Le chauffeur s’étant effacé, la sœur portière avança de quelques pas, jusqu’au marchepied de la voiture, et levant sur l’arrivante un visage sec et ingrat qui s’efforçait d’être aimable :

— C’est madame la comtesse d’Armatt ? murmura-t-elle respectueusement.

— Oui, ma Sœur. Dois-je descendre ?

— Si madame la Comtesse veut bien… Le chauffeur débarquera les petits bagages. Madame la Comtesse a fait un bon voyage ?

— Mais oui, ma Sœur, merci.

Elle mit pied à terre, légèrement, sans s’occuper le moins du monde des quelques paquets qui demeuraient dans la voiture, n’emportant que son petit sac de cuir timbré d’or par la couronne aux neuf fleurons.

Quand elle eut passé le seuil de la porte, elle se trouva dans un vestibule rectangulaire, qui devait occuper le tiers du pavillon en profondeur : plutôt un couloir qu’un vestibule, et en effet, au delà d’une seconde porte que la tourière ouvrit à gauche avec une volonté d’empressement, le couloir se prolongeait dans la pénombre. Contrairement à ce qu’avait pressenti la voyageuse, aucune lampe ne brillait encore.

— Madame la Comtesse me permettra de la précéder, fit la tourière.

Et l’autorité de cette phrase, sortant de cette bouche timide, dénonçait qu’elle l’avait déjà prononcée bien des fois, que c’était une sorte de phrase rituelle de son office. L’ayant prononcée, elle ne se mit pas tout de suite en marche et dit au chauffeur, qui amenait les bagages :

— Déposez cela ici, et attendez-moi, comme d’habitude.

Puis la silhouette mince glissa sur le carreau rouge du corridor, qui prenait jour à droite, par des baies cintrées, sur la cour intérieure. A gauche, il s’appuyait sur le mur d’enceinte, et la comtesse comprit qu’il avait été adossé à ce mur pour permettre d’accéder à couvert dans les bâtiments du monastère. Sur les tympans, entre les baies cintrées, et de l’autre côté, tout le long du mur plein, elle remarqua une incroyable quantité de gravures et de peintures accrochées, dont elle ne put distinguer ce qu’elles représentaient parce que le crépuscule donnait tout juste assez de lumière pour se guider, et aussi parce que l’allure de la tourière était rapide. Au coude formé par le corridor se greffant sur l’aile droite du couvent, elle distingua une statue en plâtre de l’Immaculée-Conception, veillée par une humble flamme scintillante, qui semblait à chaque instant s’éteindre et se ranimer… La religieuse fit un bref arrêt devant la statue, le temps d’un salut et d’un signe de croix. Et, juste à ce moment, les deux corridors, celui d’entrée et celui, plus monumental, qui s’ouvrait à droite, s’éclairèrent d’ampoules électriques suspendues au plafond de place en place. Ce fut si brusque et si inattendu que la comtesse d’Armatt tressaillit. Pourtant l’éclairage, dans ces vastes galeries, était médiocre, et la mince silhouette glissante, qui avait pris de l’avance, semblait n’être plus qu’une ombre falote, multipliée par les ombres réelles et tournoyantes que projetaient d’elle les ampoules sur le sol et sur les murs. La voyageuse hâta le pas : justement la tourière s’arrêtait, ouvrait le battant droit d’une porte double, et rejointe par celle qu’elle guidait lui disait, tandis que s’exhalait une odeur singulière, mêlée d’encaustique et de benjoin :

— Le parloir. Si madame la Comtesse veut s’asseoir, la sœur Incarnation va venir dans un instant.

Le parloir parut immense à celle qui, pour la première fois, y pénétrait : immense et nocturne ; la sœur, en y entrant, avait tourné un commutateur, mais une seule ampoule s’était allumée à un fort beau lustre Empire, accroché au centre. La comtesse pensa : « Décidément, on ne gaspille pas les hectowatts chez ces dames de la Quarantaine. » Et aussitôt elle eut honte de sa pensée, qui lui parut tout infectée de la plus banale ironie mondaine. « Que de choses aussi sottes, corrigea-t-elle mentalement, on dit dans le monde, pour singer l’esprit, quand on n’en a pas ! » Elle ne prit pas de siège ; elle inspecta du regard la vaste pièce sensiblement carrée, dont les détails surgissaient peu à peu de l’ombre. Trois hautes portes-fenêtres, leurs contrevents blancs fermés de l’intérieur, s’opposaient à la porte d’entrée. Ce n’était aucunement le parloir classique, au carrelage rouge et aux rondelles de sparterie. On s’y sentait à la frontière du monde et du cloître, mais encore du côté « monde ». Le cloître marquait son empreinte par l’édification dans un angle d’un modeste autel dédié au Sacré-Cœur, par un petit harmonium voisin de l’autel, par une théorie de chaises de paille jalonnant les murs : mais le monde, ou plutôt celles qui, du monde, avaient couru chercher ici soit un repos de quelques jours, soit une paix définitive, y avaient laissé, témoins et reliques de leur passage, des meubles et des objets conçus et fabriqués pour le monde. C’était, outre le riche lustre Empire, un beau piano double queue, une série de fauteuils Louis XV garnis de brocart d’époque, deux vitrines d’angle montrant à vide leurs gradins vêtus de soie d’un incarnat jauni (on avait sans doute enlevé les bijoux et les curiosités profanes qu’elles supportaient naguère) ; quelques bons tableaux, paysages ou sujets religieux, et surtout un panneau de tapisserie du XVIe siècle, représentant des personnages d’aspect biblique qui émergeaient d’un étang enflammé. Fureteuse, comme toutes les femmes de son temps, la comtesse avait cherché instinctivement son face-à-main sous sa cape noire et, oubliant le côté cloître du décor, commencé l’inventaire de ces reliques mondaines éparses entre les chaises conventuelles, l’autel du Sacré-Cœur et l’harmonium. Elle s’arrêta longtemps devant la tapisserie cinq fois centenaire… Elle démêla tout de suite le sujet : l’Étang de feu de l’Apocalypse.

« Comment, se dit-elle, ce panneau, qui fait probablement partie de la série d’Angers, est-il venu se cloîtrer ici ?… » La porte, en se rouvrant, la fit retourner : un interrupteur électrique cliqueta, et aussitôt cinq autres lampes s’allumèrent au lustre. Le caractère à la fois salon et parloir de la pièce s’accusa sous cette clarté. Une moniale un peu replète, mais de qui le visage aux traits fins, les mains délicates, et l’allure aisée sous la bure violet foncé et la coiffe ailée, révélèrent aussitôt l’origine aristocratique à la retraitante, s’avança vers celle-ci et lui dit, tendant la main :

— Je vous souhaite la bienvenue, Madame.

Leurs mains détachées l’une de l’autre, la mondaine et la religieuse s’observèrent un instant. La comtesse sentit, comme dans un salon, le besoin de rompre un silence gênant.

— J’ai eu une petite panne à quelques kilomètres d’ici, ma Sœur, fit-elle. Je m’excuse d’arriver plus tard que je ne m’étais annoncée… Ce n’est pas trop tard, vraiment ?…

— Mais nullement, Madame… Je m’excuse à mon tour. Je viens de finir mon heure de veillée devant le Très Saint Sacrement. Voilà pourquoi je vous ai fait jeûner. Désirez-vous monter tout de suite dans votre chambre ? Ou passer d’abord au réfectoire, où l’on vous servira à souper ? Ou souper dans votre chambre ?

— Mon Dieu, ma Sœur, fit la comtesse, je n’ai aucunement faim. Je voudrais surtout ne causer ici aucun dérangement… faire ce que votre règle prescrit de faire à cette heure-ci.

Sœur Incarnation eut un sourire un peu ironique :

— Il n’y a pas de règle pour vous ce soir, Madame. Elle viendra en son temps, s’il vous plaît et s’il plaît à Dieu. Mais, provisoirement, voulez-vous vous considérer comme nous faisant l’honneur de nous faire visite ? Dites-moi donc avec franchise ce que vous préférez.

« C’est comme le parloir, pensa la retraitante. Je suis encore sur la frontière, côté monde. »

Et luttant d’aisance et d’urbanité avec la religieuse, elle répliqua :

— Alors, ma Sœur, une tasse de thé, du pain et du beurre dans ma chambre, et tout ira pour le mieux.

Sœur Incarnation réfléchit un moment ; sa figure de dame patronnesse, d’âge indécis, jolie encore grâce à la délicatesse des traits et au charme du regard, mais attristée par une pâleur un peu jaune et les redoutables rides du coin des lèvres, se voila d’un souci.

— Certaines de nos retraitantes, fit-elle, ont amené ici une personne à leur service… Nous ne savions pas si vous…

— Oh ! je n’ai besoin d’aucun service particulier, interrompit la comtesse. Je suis venue seule. Et, pour mon service, je m’en tire bien toute seule. J’en ai fait l’expérience…

— Seule… vous ne le serez pas absolument, répliqua la sœur, ce n’est pas notre usage. Une de nos postulantes, sérieuse et confirmée, vous guidera, vous initiera…

— Me permettez-vous de vous demander, ma Sœur, ce que vous appelez une postulante ?

— Les postulantes n’ont pas fait leur profession : elles ne jugent pas, ou leur directeur n’estime pas que leur vocation soit établie… Suivant leur mérite, elles sont affectées à diverses utilités, tout en suivant autant que possible les exercices des novices. Celle que nous vous affectons est tout à fait digne du noviciat… Elle n’hésite que par humilité à faire sa profession.

Il y eut un bref silence. Sœur Incarnation reprit :

— Je vais vous conduire à votre chambre.

De nouveau, ce fut le corridor avec son chapelet de lumières au plafond, puis un escalier bien ciré, garni d’un tapis de jute barré de cuivre au pied des contre-marches.

En atteignant le premier étage, la comtesse se dit : « Je passe la frontière. »

En effet, le corridor où s’engagèrent les deux femmes filait tout droit entre des murs absolument nus, sauf le mot Silence tracé en capitales noires de place en place. Une simple bande de linoléum était collée au parquet ; les portes, à intervalles égaux, portaient des numéros également peints en noir. Une de ces portes s’ouvrit avant que les deux femmes l’atteignissent, et il en sortit une jeune fille de moyenne taille, vêtue de noir à la façon de la tourière, coiffée comme elle d’un simple bonnet blanc, sans ailes, assez semblable à la coiffe des Berrichonnes.

— Tenez, dit sœur Incarnation, voici justement la postulante que notre Mère pense vous donner pour compagne… Madeleine !

La jeune fille s’approcha. Autant que put distinguer la comtesse dans cette demi-clarté, elle avait le teint d’une blonde (on ne voyait pas ses cheveux), des yeux clairs, plutôt gris que bleus, des joues rondes et peu colorées, des traits sans beauté, mais menus et réguliers, d’où la sévérité de sa coiffure n’arrivait pas à bannir une grâce de jeunesse.

La comtesse remarqua le naturel du salut qu’elle lui fit et la franchise du regard qu’elle fixa sur elle. Quelque curiosité juvénile n’était pas exclue du regard, mais quelle attention sérieuse, quel intérêt sincère il exprimait ! Celle qui en était l’objet ne s’y trompa point et, nerveuse comme elle était en cet instant, en fut émue.

— Madeleine, dit sœur Incarnation, c’est Madame que nous attendions et que vous allez assister.

La jeune fille se contenta de sourire à l’arrivante. Celle-ci, soucieuse de répudier les formules de l’amabilité mondaine, dit simplement :

— Je vous remercie, ma Sœur.

Mais la jeune fille répliqua :

— Il ne faut pas m’appeler « ma Sœur ». Je ne suis même pas novice.

— Alors, reprit la comtesse, comment dois-je vous appeler ?

— Madeleine, tout simplement, répondit-elle en riant.

— Conduisez Madame à sa chambre, commanda sœur Incarnation. Elle ne veut pas dîner : elle prendra seulement, avant de se reposer, un peu de thé avec des tartines… A demain, Madame, je vous désire un bon sommeil, sous la protection de votre sainte patronne. Puis-je vous en demander le nom ?

— Je m’appelle Stéphanie, dit la comtesse.

— C’est donc le glorieux saint Étienne, le premier des martyrs chrétiens, que je vais prier tout à l’heure à votre intention.

Elle s’inclina brièvement et s’éloigna. La retraitante, sans s’expliquer pourquoi, sentit au cœur un petit malaise, comme un léger pincement interne. « Mais qu’ai-je donc ? s’objecta-t-elle… Tout se passe comme je l’avais souhaité : très bien… D’ailleurs, je suis libre… »

On eût dit que Madeleine, qui n’avait pas détaché d’elle son regard intense, devinait ce malaise et cette hésitation. Elle osa poser discrètement deux doigts sur le bras de la comtesse, ainsi qu’on ferait pour éveiller un dormeur que le cauchemar agite. Et vraiment, la comtesse Stéphanie sortit d’un songe.

— Je vais vous conduire à votre chambre, lui dit Madeleine.

Cette chambre parut à la voyageuse plus confortable qu’elle ne l’avait prévu : en somme une chambre d’hôtel comme on en trouve dans les stations d’altitude, pourvue du mobilier essentiel en pitchpin, et d’un lavabo à deux eaux courantes. Elle ne put s’empêcher d’en faire la remarque.

— C’est en effet, dit Madeleine, tout en s’occupant d’ouvrir les valises avec la dextérité d’une femme de chambre experte, ce que le couvent peut offrir de mieux à nos dames retraitantes. Nous n’en avons que quatre pareilles. L’agrément de celle-ci est qu’elle donne sur le parc.

Stéphanie s’était assise sur un fauteuil canné placé devant la table ; une soudaine lassitude avait, dès le seuil passé, comme rompu tous ses membres, et, retombée par la fatigue dans le cours ordinaire de ses habitudes, elle laissait la jeune fille se dépenser pour elle, comme elle aurait fait d’une femme de chambre… Avec des gestes précis et délicats, Madeleine vidait les valises, dont elle déposait le contenu, partie sur la toilette, partie sur le lit. La comtesse avait cru emporter le minimum d’effets et d’objets. En voyant à quel point ce minimum encombrait la chambre, elle éprouva de la confusion.

— Je vous en prie, laissez, Madeleine, laissez cela. Je pensais m’arrêter en route chez des parents et m’y débarrasser du superflu, et puis j’ai dû…

Madeleine cessa de ranger, se retourna vers Stéphanie et dit doucement, en la regardant bien en face :

— Mais non !… Seulement vous ne vous rendiez pas compte… Vous avez emporté tout cela parce que vous étiez dans l’esprit du monde… Ici, c’est autre chose. Vous verrez… Dans trois ans, vous porterez encore cette robe que vous avez là… arrangée autrement.

Elle se replongea de nouveau dans les valises. La retraitante resta silencieuse. Cette réponse si simple lui avait porté un double coup. D’abord en dénonçant son mensonge léger ; puis par cette vision de l’avenir déclarée avec tant d’assurance. « Serai-je donc ici dans trois ans ? » songea-t-elle. Et de nouveau elle sentit au cœur le même pincement furtif.

L’ordre mis dans la chambre, les effets rangés dans l’armoire, la jeune fille revint à Stéphanie, qui n’avait pas quitté son fauteuil, toujours accablée de lassitude.

— Voilà… dit-elle. Maintenant je vais à l’office préparer le thé, et dans quelques minutes je vous l’apporterai.

Stéphanie allait dire : « Comme je vous donne de la peine !… » mais cela lui parut soudain une formule vaine et, par conséquent, haïssable. Elle dit seulement :

— Merci.

Déjà la petite coiffe blanche avait disparu, et Stéphanie était seule dans la chambre.

« Mon Dieu, que je me sens brisée ! » pensa-t-elle.

Sa propre pensée la fuyait comme l’eau d’un vase fêlé. Elle voyait sur le fond obscur de ses paupières abaissées la silhouette de Madeleine, fagotée de laine noire, et pourtant gracieuse, continuer de se mouvoir bien qu’absente : seulement, au lieu d’être noire avec l’unique tache blanche du bonnet, la silhouette était toute claire et la coiffe lumineuse. Puis elle perdit entièrement le sentiment de ce qui s’était passé ou se passait autour d’elle. Le même attouchement discret qui l’avait effleurée et réveillée dans le corridor la rappela au sentiment. Cette fois, il la touchait à côté du bracelet de platine. Madeleine était devant elle et disait :

— Voici votre thé !… Il va refroidir.

Et comme en disant ceci elle laissait glisser ses doigts sur le poignet et la main de la comtesse, celle-ci ne sentit point, comme il lui advenait souvent après de courtes somnolences, son cœur battre en désordre.

Elle mangea avec appétit deux rôties de pain très bien grillées avec du beurre excellent, en buvant un thé un peu pharmaceutique. Madeleine ne cessait guère de lui parler, mais ce n’était nullement un bavardage de nonne… Elle parlait posément, et Stéphanie comprenait qu’elle parlait parce qu’elle croyait avoir pour mission de parler. Sa façon de parler était d’ailleurs singulière : des phrases assez courtes, séparées par des silences où mûrissait la pensée ; peu de variation dans le ton, mais une extrême mobilité du visage, lequel, peut-être plus que la voix, accompagnait et soulignait la pensée. Nulle emphase, d’ailleurs, aucun ornement de politesse : une certaine autorité discrète, qui n’avait rien de choquant, car la voix semblait exprimer, non pas une opinion ou une volonté personnelles, mais des injonctions supérieures dont elle n’était que le truchement.

— Vous allez vous endormir presque tout de suite, murmurait la jeune fille. Pourtant ce n’est pas cette première nuit que vous goûterez tout le repos de la maison. Le méchant ennemi guette les nouvelles venues dès leur arrivée ici : il met tout en œuvre pour les dégoûter et les détourner, afin qu’elles se découragent. On n’est pas maître de son sommeil, mais on est pour une part responsable de ses rêves, parce qu’ils sont faits avec nos actions du passé… Vers Matines, c’est-à-dire en pleine nuit, vous vous réveillerez probablement… Ne vous attardez pas à penser à ce que vos rêves ont été : dites un Souvenez-vous, très lentement, en pensant bien fort à tous les mots de la prière, les uns après les autres… Je crois que vous vous rendormirez assez vite, et plus tranquillement. Moi je serai à la chapelle à cette heure-là, et je prierai de mon mieux pour vous. A quelle heure voulez-vous que j’entre dans votre chambre demain matin ? A six heures ? C’est trop tôt ? A sept ? Bien… Maintenant je vais prendre le plateau et vous laisser. A demain : que saint Étienne et les saints Anges vous gardent ! Et aussi sainte Madeleine, ma patronne à moi… La sonnette qui est près du lit éveille une sœur gardienne, mais il ne faut s’en servir qu’en cas de malaise… ou d’alarme.

La voix se tut, la silhouette noire au chef blanc se mut un instant sans bruit dans la chambre, la porte s’ouvrit et se referma. Stéphanie d’Armatt fut seule : elle n’avait pas bougé, pas prononcé une parole, comme immobilisée dans le silence par cette voix presque enfantine qui disait avec tant d’assurance — et pourtant sans emphase — des choses également simples et formelles, mais dont l’écho se prolongeait jusqu’au fond du cœur.

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