La retraite ardente : $b roman
II
Au moment où, sa toilette de nuit hâtivement faite, Stéphanie se glissait dans les draps du lit conventuel, bien odorants de saine lessive, elle pensa :
« La prédiction de cette petite va se réaliser, mais elle n’était pas difficile à faire. Je tombe de sommeil… et je tombais déjà de sommeil tandis qu’elle me parlait. »
Elle se disait cela avec une certaine mauvaise humeur ; quelque chose d’elle se rebroussait contre la discrète influence qu’elle sentait présente autour d’elle, non pas depuis qu’elle avait franchi le seuil du monastère, non pas même depuis que la sœur Incarnation l’avait accueillie et guidée, mais exactement depuis qu’elle avait pénétré dans le corridor où le mot silence se répétait sur les murs en caractères noirs. « Idée préconçue, corrigea-t-elle, j’attendais qu’il en fût ainsi. » Ensuite, cette enfant, moitié paysanne et moitié nonne… qui avait eu avec elle un commerce de quelques moments, et dont les paroles lui laissaient une empreinte dans le cerveau, tout comme elle sentait encore sur son poignet et sur sa main le frôlement de ses doigts tièdes. Elle résista : « Bah !… c’est que je suis nerveuse… C’est la détente de la volonté après un si grand effort… » Mais déjà des images mouvantes, confuses, brouillaient le noir horizon de ses paupières closes. Et sa pensée, refoulée par l’invasion du passé dans le présent, ne lui appartenait plus…
Elle dort. Un autre décor de vie l’environne, une autre activité se meut autour d’elle : elle ne sait plus si ce décor et ce mouvement ne sont pas la réalité, et si le couvent et Madeleine ne sont pas un rêve furtif déjà effacé. Est-ce le « méchant ennemi » annoncé par la postulante qui s’est glissé à son côté, dont elle sent la chaleur corporelle contre son corps, dont les cheveux et la barbe envoient à ses narines leur acidité rousse, dont l’haleine, tout proche de sa joue, l’enivre jusqu’à la défaillance ? Mais non, ce n’est pas l’éternel tentateur. C’est la chair de sa chair, son amant au regard de sa conscience, son mari aux yeux des hommes. A lui elle appartient totalement depuis qu’il l’a prise. Le monde spirituel comme le monde réel sont devenus des instruments ou des accessoires de son amour, et n’ont de réalité que dans la mesure où ils servent l’amour. Que de fois, ainsi qu’en ce moment même, immobile contre lui qui dort, elle a chéri l’insomnie, elle l’a désirée comme d’autres désirent le sommeil, afin de prolonger cette délectation muette, cette oraison passionnée où elle attache sur lui sa pensée intense et tumultueuse, où elle se donne à lui corps et âme, cherchant avec une ardeur mystique ce qu’elle pourrait lui sacrifier encore, rêvant parfois de l’immolation comme d’un bonheur suprême ! Qu’a-t-il donc fait pour elle, cet être à part des autres êtres, à qui elle a sacrifié son passé, qui est tout son présent, et sans lequel l’avenir ne lui paraît plus imaginable ? Un titre ? La fortune ? Oui, elle les lui doit… Mais, dans ce don, elle aime, sans plus, la preuve qu’il l’a voulue plus ardemment que nulle autre… « Pour nulle autre il n’avait fait cela ! » se dit-elle orgueilleusement. D’ailleurs, qu’il soit demain sans argent et sans nom, peu lui importe… et peut-être même aurait-elle ainsi plus de sécurité ! Tant d’intrigues et de périls menacent un couple comme le leur ! Même sans fortune et sans nom, il demeurerait celui qui l’a révélée à elle-même, qui l’a proprement recréée, qui l’a baptisée dans l’amour. Sa fade quiétude de vierge, entre des parents bons et bornés, dans l’ennui d’une province moisie, lui inspire, quand elle l’évoque, une pitié tour à tour dédaigneuse ou rageuse : tant d’années perdues et où elle s’irrite d’avoir été si fraîche, si belle et pas pour lui, pour personne !… Quant au premier mariage, elle l’exècre, et d’y repenser fait fumer en elle des idées de vengeance meurtrière… Un homme, même pas épris, même pas fidèle, l’a possédée dans sa nouveauté, dans son émoi d’ignorance, et l’a privée de se garder intacte et neuve pour Celui que lui réservait l’avenir… Que de larmes versées sur cette vaine immolation ! Vouloir tout donner à l’être chéri et ne pouvoir tout donner de soi-même. Combien de fois, avec cette science effrayante qu’il possède — lui, l’amant — d’atteindre l’âme féminine en ses plus secrets replis, que de fois, la tenant enlacée et ses lèvres contre son oreille, il l’a tourmentée (et les tourments même étaient voluptueux) en lui faisant imaginer ce qu’eût été cette initiation, lui-même étant l’initiateur ! Alors, baignée de pleurs et la gorge convulsée de sanglots, mais tout son corps vibrant de volupté, elle lui demandait grâce, ne sachant si c’était l’excès de douleur ou l’excès de joie qu’elle ne pouvait endurer… Ah ! ne vivre ainsi que pour prolonger un être chéri non seulement dans la poussière animée de ses membres, mais surtout dans ce qu’il y a en soi de plus subtil, de plus mystérieusement immatériel, n’est-ce pas l’objet même de la vie d’une femme, et quelle femme ne s’immolerait pas joyeusement à l’homme qui l’a ainsi projetée pantelante dans sa destinée ?
Mais quoi ?… La source de chaleur humaine s’est subitement tarie aux côtés de l’amante… Ballottée entre le rêve et le sommeil, elle tâte de ses mains moites la froideur du lit conventuel. Elle voudrait se réveiller tout à fait, car le pressentiment du cauchemar l’angoisse. Vainement elle s’efforce : le mauvais sommeil ne lâche point sa proie. Il resserre son étreinte, au contraire, il immobilise la dormeuse comme une patiente sur un lit d’hôpital… Et voici qu’une odeur étrange (elle ne saurait dire si c’est un parfum ou une pestilence) flotte alentour. Elle la reconnaît… Ses lèvres, collées à la froideur du jade, aspirent une fumée. Auprès d’elle, a reparu le Maître de son destin, mais il n’est plus tout contre elle, la réchauffant de sa chaleur. Il est sur un autre lit… non, sur un autre divan à même le sol, près de celui où elle-même est étendue… En vain elle essaye de se rapprocher de lui, d’allonger les bras pour le toucher ; ses membres n’obéissent plus, ses muscles peu à peu se détendent ; on dirait même qu’ils fondent, comme les membres d’une statue de neige sous un rayon de soleil. Oui… plus de membres… plus de corps… Rien ne pèse plus sur l’esprit libéré, mais demeuré pourtant capable de ressentir la joie, de percevoir, de comprendre, d’exister… Flottement aérien d’une sensibilité affranchie des organes et qui cependant reste active… Ce n’est pas le monde matériel qui s’est anéanti, c’est ce qu’il opposait de limites, d’entraves à la pensée, au rêve, à la sensation. Maintenant la matière elle-même est subtilisée, absorbée, possédée par l’esprit qui plane, qui connaît tout, qui voit tout… Comme tout est pénétrable et facile ! Quel soulagement ! A-t-on pu vivre autrement que dans cet éther fluide et frais ? Où donc est celui qu’on aime ?… Il n’est ni absent, ni présent, il n’est plus distinct de soi. On n’a plus à lui obéir ou à lui résister : il est en vous et vous êtes en lui, pour toujours…
Pour toujours ?
Non. Pas pour toujours.
Un malaise bizarre commence à égratigner par moments l’insensibilité délicieuse. On dirait que la substance matérielle du monde est en train de se reformer, de s’agréger de nouveau autour de soi, et que cette substance hostile s’amoncelle, menaçante, obsédante… Ce n’est d’abord qu’un vague malaise, une oppression diffuse sur tout l’être. Puis la gêne s’accroît ; quelque chose de lourd pèse sur la poitrine : les bras, les jambes, l’estomac sont entravés. Par des gestes maladroits, débiles, on essaye de se défendre contre des frôlements. L’idée qu’on est la proie de larves ou de reptiles grouillants devient intolérable : on fait effort pour se désenchaîner ; les membres recouvrent leur usage. La sensibilité renaît et ses perceptions se précisent…
Ces mains étrangères qui lentement s’emparent de vous, n’est-ce pas les mains de l’Aimé ? Ces lèvres qui s’approchent de vos lèvres, n’est-ce pas les siennes qui vont faire revivre le baiser tout à l’heure évaporé, subtilisé dans l’éther idéal ? Rebroussement soudain de la tension nerveuse, révolte de la chair : non, ce n’est pas lui !… Les fumées narcotiques s’évanouissent peu à peu, mais la conscience des choses n’est pas encore pleinement revenue. La gorge, comme engourdie par l’amer poison, ne sait produire que de vagues gémissements, auxquels, plus loin ou tout proche, semblent répondre d’autres gémissements… Ah ! c’est l’outrage légal de la première union qui recommence, c’est la nausée de l’étreinte imposée, détestée… Qu’est donc devenu celui qu’on aime, où s’est-il retiré pour que sa compagne redevienne ainsi une proie qu’on violente ?… La nuit du narcotique et du sommeil cède peu à peu la place à la nuit vraie, la perception redevient consciente… Seulement on dirait que, brisée par cette plongée dans l’inconscient, la volonté et la personnalité s’effacent. Il survit des sens hyperesthésiés, que la violence subie ne révolte plus, qui bientôt même s’abandonnent et s’accordent… Mais quelle marée de dégoût et de honte envahira tout à l’heure la victime, quand, la clarté ranimée, elle rencontrera les yeux railleurs et concupiscents du seul être auquel son corps et son cœur aspirent, et qu’elle ne peut trahir que sous le joug de sa tyrannie, avec la complicité des coupes frelatées et de la fumée narcotique !
… Encore une fois, aux mains moites de la fiévreuse, les draps conventuels opposent leur glissante fraîcheur. Stéphanie halète : il lui semble que son cœur ne bat plus, puis tout d’un coup, le voilà qui martèle la paroi, sous son sein gauche. Le désespoir l’envahit, comme une enfant abandonnée par ses parents dans un lieu désert et inconnu. Alors une voix chuchote dans sa mémoire : « Ne vous attardez pas à penser ce que vos rêves ont été. Dites un Souvenez-vous très lentement, en pensant bien fort à tous les mots de la prière… » Un Souvenez-vous ! Se rappellera-t-elle seulement les mots de cette courte invocation, qui, de la bouche du moine croisé de Clairvaux, s’envola pour se poser ensuite sur tant de lèvres anxieuses de pauvres humains ? Voilà deux ans qu’elle ne prie plus ; elle n’ose plus prier, droite nature incapable de compromission, faite pour le refus total ou le don absolu. « Souvenez-vous, ô très miséricordieuse… » Les mots se dégagent lentement, semblent fleurir l’un après l’autre, comme de tendres iris à la surface d’un trouble étang… « … Ne méprisez pas mes paroles… » Comme au verbe d’exorcisme, les cauchemars impurs reculent, se dispersent, s’abolissent. Le cœur de la patiente bat d’un rythme rapide encore, mais régulier. Quelque chose même qui ressemble à du bien-être se glisse dans cet apaisement et l’avive : une musique intérieure, très lointaine, et dont les ondes mystérieuses sont, pourtant, dès qu’on les perçoit, chargées de force et d’accent. Mais non… ce n’est pas une musique intérieure, issue de l’âme ; elle frappe réellement le tympan, elle vient d’au delà des murailles de la chambre ; elle est comme l’émanation mélodique de ces murailles, et du corridor, et de l’escalier, et de tout le vaste édifice. Mieux écoutée, elle devient distincte : Stéphanie reconnaît la majesté du plain-chant… « Vers quatre heures après minuit… à l’heure de Matines », a dit la singulière petite compagne… C’est la voix de la prière nocturne des moniales qui monte en ce moment jusqu’au lit de la pécheresse. Ah ! qu’elle voudrait elle-même quitter ce lit mouillé de sa sueur fébrile, courir à l’appel de la lointaine psalmodie !… Mais elle est exclue de ce cénacle d’âmes vertueuses, ignorantes du mal ou blanchies par la pénitence. « Et pourtant, se dit-elle, j’ai eu une enfance et une jeunesse saines et pieuses… Et si je n’avais pas rencontré… » Elle n’achève pas. Formuler un anathème contre le dominateur, même à présent, ni son esprit ni sa bouche n’y consentent encore. Alors ? Que faire ? Il ne lui reste que les pleurs, qui coulent puérilement sur ses joues et dont le sel descend sur sa langue et sur ses lèvres, parmi les balbutiements de la prière, toujours la même, qu’elle recommence : « Souvenez-vous… » Les vagues psalmodiques de Matines bercent toujours le silence de la chambre. Sel des pleurs, sonorités de voix pieuses, chuchotement de la prière, tout cela compose peu à peu un enchantement claustral contre lequel, comme l’annonçait Madeleine, le méchant adversaire ne prévaudra pas. Voilà que le sel des pleurs se dessèche sur les joues et sur les lèvres ; que les oreilles ne perçoivent plus la psalmodie lointaine, que la langue n’articule plus les mots de déprécation. En même temps le cœur s’apaise, l’incendie des paumes s’éteint, la respiration se fait régulière. La pécheresse oublie… Dors ! On te laissera dormir. Le temps n’est pas venu pour toi de mêler ta voix aux chants de Matines. Délivrées de tous les soucis terrestres, ignorantes ou affranchies de l’amour humain, ces voix heureuses n’ont plus besoin du repos nocturne, indispensable aux cœurs meurtris par les passions et par la vie du monde. Et en cet instant même, avec le psalmiste, elles chantent pour la désolée :
« Pourquoi vous lever avant la lumière ? Levez-vous après avoir goûté le repos, vous qui mangez le pain de la douleur !… »
— Mais, s’écria Stéphanie, il fallait me réveiller, comme hier !
Elle n’avait ouvert les yeux qu’au grand jour, après neuf heures, et maintenant elle s’étonnait qu’à peine debout Madeleine lui apportât un petit déjeuner appétissant, en s’excusant qu’il ressemblât beaucoup au léger souper de la veille. Par deux fois déjà, elle avait entr’ouvert la porte pour prendre les ordres, et, devant le persistant sommeil de la retraitante, elle était repartie sur la pointe des pieds.
— Je ne voudrais pas d’un régime de faveur, insista Stéphanie… C’est pour faire une retraite que je suis venue ici.
Le rire clair de la postulante égaya la petite chambre, interloquant un peu la comtesse.
— N’ayez pas peur, Madame… Vous ferez une retraite. Fiez-vous pour cela au Père Orban.
— C’est l’aumônier ?
— Nous l’appelons : le Père Spirituel.
Et tout de suite elle changea de sujet.
— N’est-ce pas, Madame, que le parc est joli ?
Par l’unique fenêtre ouverte, une imposante découverte de pelouses et d’ombrages fermait de tous côtés l’horizon, isolant le couvent de la plaine qui l’environnait.
Les yeux de la comtesse avaient suivi ceux de Madeleine. Oui… le dessin des allées avait du style et les essences des arbres de la variété. « Mais il n’y a pas de fleurs ! » pensait-elle.
— Rien que celles que fait pousser le bon Dieu dans les prairies, et un petit coin du potager où l’on cultive de quoi parer l’autel les jours de fête, dit Madeleine. Vous aurez assez de pain grillé, Madame ?
— Oh ! bien assez.
— Je vous laisse déjeuner… Si vous désirez assister à la messe, un Père jésuite français, qui vient d’arriver, dira la sienne à onze heures. Je viendrai vous chercher, n’est-ce pas ?
— Je serai prête.
Restée seule, Stéphanie commença de beurrer ses rôties et de déjeuner avec appétit. Le profond et calme sommeil, depuis Matines, avait coupé la fièvre ; un sommeil tel qu’elle ne se souvenait pas d’en avoir goûté de pareil depuis bien des mois ; elle en était encore engourdie. Tout d’un coup, jetant de nouveau un regard sur les verdures du parc, parées d’un clair soleil qui dissipait la buée du matin, elle songea à la phrase de Madeleine, au sujet des fleurs :
« Est-ce que je lui avais fait la remarque qu’il n’y en avait pas ? Mais non… je n’avais rien dit… J’avais pensé, seulement… »
Un peu de ce trouble imprécis que la jeune fille lui avait causé la veille par ses paroles et toute sa façon d’être lui parcourut les nerfs : pas un malaise, mais une incertitude, une attente proche de l’anxiété. Elle s’en gourmanda, comme d’une faiblesse.
« Après tout, je l’ai peut-être dit. Et si je ne l’ai pas dit, il n’était pas difficile de comprendre ce que je pensais… Elle m’a paru d’ailleurs beaucoup plus ordinaire ce matin, cette enfant. Sauf le béguin, on aurait dit d’une petite femme de chambre campagnarde.
Le déjeuner achevé, Stéphanie se sentit désœuvrée et souhaita le retour de Madeleine. Le minuscule ovale de diamants qui cernait à son poignet le cadran des heures disait : dix heures moins vingt-cinq. Mais à peine l’eût-elle regardé que la voix profonde, confidentielle, de l’horloge du couvent détailla les trois coups de dix heures moins le quart. Stéphanie accorda minutieusement sa montre à l’horloge. Elle eut tort. Cette montre, seul bijou qu’elle eût emporté avec elle dans sa retraite, que de fois, se penchant vers son poignet, le Maître de son destin l’avait consultée : car lui-même ne portait jamais l’heure avec lui. Ah ! la mémoire d’un geste familier, quelle évocation ! Souvent, après ce regard pour cueillir le temps, il approchait ses lèvres de la ligne céruléenne que barrait la gourmette de platine et, ayant dit : « Je vais boire tout ton sang », de sa bouche collée à l’artère, il aspirait doucement, lentement, à petits coups, et son amante croyait alors sentir la liqueur rouge de sa vie couler de son bras dans la gorge de l’amant : elle défaillait, elle se pâmait, elle se fondait en lui, criant grâce…
— Madame, le Père est à la sacristie.
Vibrante encore au point de s’appuyer à la table pour garder son équilibre, elle suivit Madeleine.
La chapelle où le jésuite français allait dire sa messe était spécialement affectée aux retraitantes dites « de passage », celles qui, comme Stéphanie, s’annonçaient simplement pour une ou deux semaines. Elle était de dimensions moyennes et d’aspect froid, avec son faux appareil de pierre sur les murailles et sur la voûte ; son chemin de croix, son chœur, son maître autel, du style le plus strictement moderne, et moderne de série. Pourtant un grand cadre à larges bords dorés, formant le fond du maître autel, enfermait un tableau assez bien traité dans le style de 1850 : il représentait une descente de croix… Stéphanie, pénétrant dans la chapelle avec Madeleine, constata qu’elle n’était peuplée que de chaises vides ; mais, au moment même où l’officiant sortait de la sacristie, précédé d’un minuscule enfant de chœur (le fils du jardinier, dit Madeleine), une dame âgée, appuyée de la main droite sur une béquille et donnant à une moniale son bras gauche qui ne lâchait point une autre béquille, vint s’asseoir au second rang. Stéphanie, comme le publicain, s’était instinctivement réfugiée vers les derniers rangs, et Madeleine l’y avait suivie.
Quelle sécheresse désespérée habitait son cœur, tandis qu’elle parcourait des yeux les pages de l’eucologe que sa petite compagne lui avais mis, ouvert où il convenait, entre les mains ! Le trouble sensuel de tout à l’heure s’était apaisé, ou plutôt arrêté net dès qu’elle avait perçu la présence de Madeleine, mais il la laissait brisée, inerte. Nul souhait de raviver le passé tumultueux : oh ! non !… Pas besoin de résister à une tentation ; elle s’en écartait ainsi que d’un incendie redoutable, et par surprise seulement, le feu tout à l’heure avait fait irruption sur elle.
« J’ai trop souffert, pensait-elle… Si c’était à recommencer, je partirais encore… Mais que suis-je venue faire ici ?… Cette chapelle est sinistre, ce prêtre est un passant comme moi ; je ne le reverrai jamais. On ne s’occupe pas de moi, ou du moins on s’en occupe comme d’une voyageuse dans une pension de famille, pour me coucher et me nourrir. Ce n’est pas cela que je suis venue chercher ! »
L’enfant de chœur porta le missel de la droite à la gauche de l’autel : Stéphanie et Madeleine se mirent debout. L’Évangile fini, elles s’assirent ; leurs yeux se rencontrèrent. Stéphanie se sentit rougir, comme si sa voisine avait lu dans ses pensées. « Elle a vraiment un regard extraordinaire, qui vous pénètre et qui vous émeut. Singulier petit être ! Allons ! tâchons de prier… »
Elle lut consciencieusement une page environ d’eucologe, puis releva les yeux sur Madeleine. La jeune fille avait déposé son livre sur le siège du prie-Dieu, et, assise, semblait avoir rivé son regard au grand tableau qui formait le fond de l’autel. Le Christ, descendu de la Croix, était étendu par terre, entre la Vierge et sainte Madeleine : les autres saintes femmes formaient en recul un groupe indistinct. Une sorte de linceul aux plis tourmentés couvrait la partie inférieure du corps jusqu’au creux du thorax : la poitrine, les bras, les épaules étaient nus. Couché sur le dos, le buste légèrement dressé et incliné vers le spectateur, le divin supplicié avait les bras allongés le long du corps ; sa tête pendait douloureusement sur son épaule gauche. La couronne d’épines, détachée de ses cheveux, gisait à terre : du sang et de la boue souillaient sa barbe, qui, comme les cheveux, était d’un brun roux. Le sang coagulé noircissait les lèvres de la blessure ouverte par la lance du soldat romain ; les paupières couvraient les yeux, mais on eût dit qu’un regard de désolation coulait entre les cils qui ne se rejoignaient pas exactement. Ce n’était certes pas un chef-d’œuvre ; mais c’était un honorable travail dans le style de Fromentin, et, si la douleur des saintes femmes était passablement froide et poncive, le buste transverbéré avait de la réalité douloureuse. Et le pinceau de l’artiste, en fixant sur la toile ces membres roides et cette face glacée, cette peau vide de sang, cette blessure qui semblait vivre seule encore dans le cadavre, ce regard invisible mais sensible entre les paupières défaillantes, avait ressenti et rendu toute l’inspiration dont il était capable.
L’attention de Stéphanie s’attachait moins au tableau qu’à Madeleine regardant le tableau. La jeune fille avait les mains non pas jointes, mais allongées l’une contre l’autre entre ses genoux serrés. Son buste se penchait en avant, et sa tête aussi s’avançait un peu de biais, comme il arrive quand on prête l’oreille. L’immobilité était absolue, impressionnante. Stéphanie remarqua que les yeux, fixés sur un point du tableau, ne remuaient pas les prunelles et que les cils ne clignaient pas. Elle eut un sentiment d’angoisse, presque de peur, et murmura assez haut pour être entendue de sa voisine : « Madeleine ! » L’enfant, évidemment absente d’esprit, n’entendit pas. Alors Stéphanie étendit la main et frôla le haut du bras qui était à sa portée. Madeleine ne remua pas : elle n’avait pas senti l’attouchement. « Mais c’est de l’hypnotisme… de la catalepsie !… » pensa Stéphanie… Le gamin en soutanelle rouge, en cet instant, fit tinter la clochette pour annoncer le Sanctus… Madeleine rompit aussitôt et très naturellement sa pose extatique, reprit son eucologe sur le prie-Dieu et s’agenouilla. Stéphanie, tracassée d’une singulière impatience, s’agenouilla sur le prie-Dieu voisin. Elle regarda à son tour l’entaille du flanc divin, et l’image lui parut émouvante… « Comme ces troubles mystiques sont contagieux, pensa-t-elle, car elle gardait un sens critique en éveil, avec une nuance de méfiance hostile… Moi qui n’ai rien de mystique, je suis remuée par ce que je viens de voir, et cette médiocre peinture est tout près de m’attendrir. » Elle observa de nouveau Madeleine ; celle-ci lisait son office attentivement, mais comme n’importe quel fidèle attentif. Quand les trois coups du Sanctus résonnèrent, elle inclina son visage dans l’eucologe entre-bâillé.
La messe terminée, toutes les deux ensemble remontèrent dans la chambre de Stéphanie.
— La Sœur Incarnation, qui est directrice des retraites, dit Madeleine, désirerait causer avec vous avant Complies, c’est-à-dire vers quatre heures. Est-ce que cela vous convient ?
— Bien sûr. Je suis à sa disposition.
— Je vous conduirai chez elle. Notre Mère Supérieure ne sera pas visible aujourd’hui, mais demain. Elle est elle-même en retraite spéciale de trois jours pour sa fête patronale. Notre Père Spirituel vous recevra après-demain dans la matinée.
« A la bonne heure, pensa Stéphanie, on commence à s’apercevoir de ma présence. » Et tout haut :
— Le Père me recevra en confession ?
— Je ne crois pas… Il vous recevra chez lui et vous donnera des directions.
— Et d’ici là, qu’aurai-je à faire ?
— Mais… Ce qu’il vous plaira… Vous lirez… vous prierez… Vous vous promènerez dans la partie du parc réservée aux dames « de passage ». Et, si je ne vous importune pas, je suis là pour causer avec vous, pour vous renseigner, sauf aux heures d’office, où je rejoins nos sœurs.
— Je ne puis pas vous accompagner aux offices ?
— C’est notre Père Spirituel, après avoir causé avec vous, qui en décidera.
A partir de ce moment, Stéphanie s’engagea dans un chemin d’heures — une cinquantaine d’heures environ — qui lui parut interminablement long et parcouru avec une insupportable lenteur. Or, plus tard, lorsque furent accomplis les événements que ces heures préparaient, elle dut reconnaître que nulles autres de sa vie n’avaient été plus chargées d’influence, plus concentrées vers la gestation de l’avenir, plus décisives. C’est que le procédé de la nature, pour transformer le corps ou l’esprit, n’a rien de soudain ni de romanesque : elle ne « fait pas de bonds », comme a dit Leibniz. Newton découvre la loi de la gravitation en un moment où sa pensée est comme en veilleuse, où ses yeux suivent, sans l’observer, la cadence d’un objet suspendu. Nos grandes crises physiologiques se nouent et se dénouent dans l’organisme interne à notre insu ; notre vie ou notre sort sont ainsi décidés parfois, tandis que nous bâillons d’indifférence et d’ennui… Pendant ces cinquante heures, Stéphanie contraignit bien des bâillements, et en laissa d’autres exhaler entre ses lèvres contractées la lassitude, l’anxiété : elle attendait quelque chose qui ne venait point ; elle se demandait si ce quelque chose viendrait jamais, et, circonstance péjorative, elle ne savait pas elle-même très bien ce qu’elle attendait… Alors tout, autour d’elle, lui semblait, sinon vide, au moins impondérable, ignorant que ce vide, cet impondérable deviendraient un foyer éclatant à mesure qu’ils reculeraient dans le passé… Si un être vivant pouvait traverser l’étoile Bételgeuse, il ne s’en apercevrait même pas, car elle n’est qu’une énorme bulle de gaz, et, vue de notre terre, nul joyau plus éclatant ne brille sur le baudrier d’Orion.
A peine, dans ce voyage morose, quelques étapes s’inscriront alors dans sa mémoire.
Il y eut la seconde conversation avec Sœur Incarnation. Dans le parloir, comme la première. Même affabilité que la veille. Juste les questions nécessaires pour connaître les projets de la retraitante, diriger sa vie pratique, lui tracer un programme de lectures et d’exercices. Tout cela, proféré avec mesure et onction, trahissait la réserve, la consigne. En regagnant sa chambre, Stéphanie pensait :
« On prend des précautions à mon endroit. Pour la Sœur Incarnation, je ne suis pas une âme à consoler, comme pour cette charmante Madeleine. Je suis la comtesse d’Armatt, avec son titre, son rang, sa légende… Peut-être, parmi les dirigeants de la Quarantaine, aimerait-on mieux que je n’eusse pas frappé à la porte ; mais enfin, puisque j’y ai frappé, on ne pouvait guère me refuser l’entrée… Alors, il s’agit de ne pas avancer trop vite, de rester avec moi dans les pieuses palabres à l’usage de tout le monde, et de me laisser en observation jusqu’à ce que le Père Spirituel, qui me semble ici dictateur, décide de mon sort… »
Il y eut l’autre conversation prévue avec la Mère Supérieure. « Aimable, intelligente, un peu commune, jugea la comtesse au retour dans sa chambre. Mais sous ses façons avenantes, voire prévenantes, j’ai perçu la même réserve que m’a opposée Sœur Incarnation : peut-être même plus de réserve, parce que la Supérieure a plus de responsabilité… On a reculé mon entrevue avec le Père Spirituel pour avoir le temps de se renseigner et aussi de m’étudier. Madeleine est sans doute chargée de cette étude et du rapport… C’est certain ; je ne peux pas le lui reprocher. Et pourtant cela cadre si mal avec son allure… »
Car, dans ses heures brumeuses, persistait une clarté : Madeleine… Elle n’était pas toujours là : les offices la requéraient plusieurs fois dans la journée. Mais elle donnait à la retraitante tout ce qu’elle avait de temps libre, ni guindée comme un Mentor, ni obséquieuse comme une dame de compagnie. Le naturel, avec une gaîté non feinte, cela semblait être la caractéristique de cette enfant. « Elle a de la cordialité et de l’aplomb, pensait Stéphanie, la douceur du ton et la fermeté des propos, et une étonnante indifférence pour le jugement qu’on portera sur ce qu’elle dit. Elle a l’air d’obéir à une force intérieure… Quelle sûreté ! Quel équilibre ! L’heureuse jeune fille !… »
Avec Madeleine, Stéphanie connut les aîtres du couvent, sauf pour la partie cloîtrée. Elle visita l’hôpital, les divers quartiers de retraitantes, le parc. Madeleine lui conta que, lors de son entrée à la Quarantaine, à seize ans, elle avait d’abord été aide-converse, puis infirmière. Depuis un an seulement on l’affectait au service des retraitantes. Stéphanie lui demanda :
— Pourquoi n’avez-vous pas fait encore votre profession ?
Sans le moindre embarras, la jeune fille répondit :
— Ma sainte Patronne saura bien me dire le jour où il le faudra.
Et Stéphanie n’osa pas insister.
Le quartier des retraitantes lui parut ressembler à certains béguinages visités autrefois ; il ne la séduisait guère. « J’aimerais mieux le cloître », pensa-t-elle. Presque toutes les dames rencontrées étaient âgées ; plusieurs, infirmes. Mais le parc était somptueux. Elles n’y virent personne.
— Les dames n’y viennent presque jamais, disait Madeleine… Les cours de leurs quartiers leur suffisent comme promenade. Et, d’ailleurs, elles ne sont pas cloîtrées.
Elle, au contraire, connaissait ce vert domaine jusqu’aux moindres sentiers.
— J’ai été converse, disait-elle en riant… J’ai balayé et ramassé les feuilles, en novembre… La vie n’était pas ennuyeuse. Presque tous les jours on allait aux emplettes dans le village, là-bas, de l’autre côté de la frontière…
— Et à présent, cela ne vous manque pas ?
— Oh ! pas du tout !… Voilà dix-huit mois que je ne suis pas sortie de la Quarantaine…
— Et si vous vouliez sortir ?…
— Je n’aurais qu’à ouvrir ce verrou (elles passaient en ce moment devant une porte à un seul vantail pratiquée dans le mur). Au delà c’est la campagne. Et je pourrais même refermer le verrou du dehors : voyez, le cadre est disjoint. Que de fois je l’ai fait quand j’aidais les sœurs converses ! C’est plus court pour gagner le village, quand on est pressé.
Stéphanie pensait :
« Et moi ? Si je voulais sortir ? Il ne tient qu’à moi… Suis-je déjà, comme cette enfant, tenue par des liens que je ne commande plus ? »
Rentrant d’une autre promenade dans le parc, au soir tombant, elles entendirent des chiens aboyer, comme elles approchaient des bâtiments.
— Oh ! fit Madeleine, je vais vous présenter mes petits frères.
C’étaient deux molosses formidables, presque identiques de taille et de poil, gris de fer. Ils se turent dès l’approche de Madeleine et vinrent ramper à ses pieds, grondant d’amour. Elle leur caressa la tête.
— Ils sont féroces, dit-elle à la comtesse qui n’osait s’approcher. On les lâche la nuit, et je vous assure que le parc est en sûreté. Mais ils me connaissent, et, près de moi, vous n’auriez rien à craindre. N’est-ce pas, mes petits frères ?…
Ils tiraient sur leur chaîne pour flairer Madeleine et la lécher.
— Allons, soyez sages. Rentrez dans vos niches.
Ils obéirent, silencieux et maussades.
— C’est toujours moi qui les nourris, dit Madeleine.
Si juvénile, presque puérile dans ce qu’elle appelait les heures de récréation, la postulante n’en accomplissait pas moins sérieusement sa fonction de monitrice. Stéphanie, distraite, anxieuse, ne l’écoutait pas toujours dans ce rôle : mais rien ne décourageait ce bon vouloir actif. Nul ton de prédication, d’ailleurs, nulle pose : mais pas l’ombre de timidité, et une ténacité aussi douce qu’inflexible. Madeleine ne faisait jamais allusion aux soucis, aux regrets qui pouvaient tourmenter la retraitante. Jamais elle ne l’interrogeait. Mais on eût dit qu’elle en suivait l’action intérieure reflétée sur le visage. Stéphanie en fut quelque temps gênée : puis elle s’y habitua, et cette concordance secrète de leurs deux pensées lui fut un réconfort. Son cœur ne fut plus pincé d’angoisse quand une réplique de la jeune fille s’adaptait exactement à une idée qu’elle n’avait pas exprimée, à une sensation qu’elle cachait. Par exemple, comme l’écume de certains souvenirs d’amour, un soir, montait en elle, et qu’elle s’y attardait, ne sachant plus s’ils lui faisaient horreur ou s’ils la tentaient, Madeleine dit : « Les pensées et les images dont nous ne voulons pas, le démon peut les amener jusqu’au seuil de la cour, et même les pousser contre le bord de la maison… Mais il dépend de nous de les empêcher d’entrer. Alors, c’est un plaisir de les entendre, comme de méchantes bêtes, gratter rageusement aux portes et essayer de forcer les contrevents… » Et elle éclatait de son jeune rire, comme si elle se rappelait d’amusants sièges soutenus ainsi contre le Malin… « Propos de couvent ! se disait Stéphanie : on n’est pas maître de sa pensée… » Mais, au prochain assaut, la parabole comique des portes grattées et des contrevents forcés lui revint à la mémoire, et le flot du passé, roulant ses douleurs moins détestables que ses bonheurs, recula.
Il y eut encore, dans ces heures lentes, les offices dans la chapelle froide, les lectures, dans la chambre, des ouvrages édifiants envoyés par Sœur Incarnation. A la chapelle, Stéphanie souffrait d’une sorte de paralysie de sa sensibilité, et parfois d’une hostilité contre le décor environnant, contre les autres retraitantes qu’elle ne voulait pas connaître, contre le couvent même. C’est là, faisant les gestes de la prière, qu’elle se sentait le plus près de renoncer à toute pénitence, de fuir le couvent, de rejoindre le Maître de sa vie… « Qu’est-ce que je fais ici ?… Ce n’est point ma place… J’ai rêvé une chose impossible… » A ces moments-là, si Madeleine n’eût pas été à genoux auprès d’elle, elle serait partie rompant la neuvaine… Mais Madeleine était là, et déjà son âme avait besoin de cette autre âme mystérieuse.
Les lectures dans sa chambre retenaient mieux sa pensée, surtout quand c’était Madeleine qui lisait à haute voix. Madeleine lisait lentement, avec un léger accent de sa province, mais sans jamais buter sur une syllabe, et avec une intelligence merveilleuse. Elles lurent ainsi des pages de l’Imitation, mais Stéphanie en éprouva une réelle souffrance : elle se sentait si loin de ces régions spirituelles ! Madeleine s’en aperçut et prit un autre livre. C’était une Vie de Sainte Thérèse, fondatrice des Carmélites déchaussées, publiée au XVIIIe siècle par M. l’abbé Godescard, chanoine de Saint-Honoré. La partie anecdotique et historique de l’ouvrage, surtout celle qui raconte l’enfance et la jeunesse de la sainte, réussit à attacher Stéphanie : elle écoutait d’ailleurs avec plus de curiosité que d’onction. Il y eut une page où l’auteur, interrompant sa narration, citait un passage tiré des mémoires de son héroïne. Elle y évoque les difficultés que lui opposa l’oraison, aux débuts de sa vie conventuelle.
« Je me sentais, dit-elle, attirée par les liens célestes : ceux de la terre me retenaient captive. Je ne pouvais enfermer mon esprit en moi-même sans enfermer avec lui mille vanités. Qu’une âme est à plaindre, de se trouver seule au milieu de tant de périls !… Aussi conseillerais-je de se lier d’amitié, dans le commencement surtout, avec des personnes qui pratiquent les mêmes exercices… »
Là, Madeleine, cessant de lire, releva les yeux : son regard gris-bleu rencontra celui de Stéphanie… « Ah ! pensa celle-ci, des yeux pareils ne mentent point ! Cette enfant ne me surveille pas ! ne me trahira pas… Elle m’aime… »
D’un de ces brusques élans que sa nature violente contenait avec peine sous une apparence de froideur mondaine, elle quitta sa chaise et, prenant dans ses mains la tête de la jeune fille, elle la baisa au front.
— Madeleine, dit-elle, il ne faut pas m’abandonner.
Madeleine répondit gravement :
— Quand je vous quitterai, c’est que vous n’aurez plus besoin de moi.
Cependant les heures lentes naissaient et mouraient l’une après l’autre. Et le troisième matin, vers dix heures et quart, ce fut la fin de l’épreuve.
— Si vous voulez, dit Madeleine à Stéphanie, je vais vous conduire chez le Père Orban. Il aime l’exactitude. Plutôt que d’être en retard, nous attendrons devant sa porte le coup de dix heures et demie.