La retraite ardente : $b roman
VI
Jours de prison, jours de cloître, ils s’accumulent pesamment l’un sur l’autre comme s’entasseraient sur le sol les épaisses feuilles d’une plante tropicale. Un peu de temps coule, et l’on s’étonne de ne plus trouver à la place du monceau foisonnant qu’un petit tas de palmes sèches. Les heures lentes font des semaines brèves.
Depuis combien de semaines Stéphanie vivait-elle recluse, entre les murs de la Quarantaine ? Elle n’aurait pas su le dire sans contraindre sa mémoire, et pareil effort lui répugnait. A quoi bon peser, scruter la cendre quotidienne de la vie, quand on s’applique à se détacher de la vie plus hâtivement et plus absolument que la vie ne se détache de soi ?
Elle n’était venue là que pour y trouver un refuge provisoire, de bonne renommée et de défense inviolable. « Une neuvaine ou deux », avait postulé sa lettre à la Mère Supérieure, quand, au lendemain de son évasion de la Cour, elle tremblait, dans des logis de hasard, de voir surgir en sa présence le Maître de son destin. L’acclimatement avait été dur. Sans l’angoisse de penser : « Où irai-je, si je pars ?… » et surtout sans l’assistance de Madeleine, peut-être n’aurait-elle pas achevé le troisième jour au couvent. Ainsi la première emprise, sur son âme désorientée, fut celle du lieu lui-même : silence et sécurité. La seconde fut l’amitié mystique. Quand le Père Orban intervint, l’âme déjà s’épurait et retrouvait l’équilibre : il la confirma rudement, sachant bien que la tendre vigilance de Madeleine panserait les plaies de cette flagellation nécessaire. Et tout cela, pourtant, n’eût pas retenu Stéphanie au cloître (elle devait bientôt en toucher la preuve). Ce qui la fixa dans l’asile de prière et de rédemption, ce fut d’avoir versé dans le cœur de la jeune fille l’amertume passionnée de son propre cœur, d’avoir assisté au prodigieux émoi provoqué par cet aveu, d’avoir entendu la voix inspirée de Madeleine s’écrier par trois fois : « Il faut le sauver. »
Le scrupule qu’elle en ressentit d’abord, le scrupule un peu jaloux de mêler cette enfant pure à la rédemption d’une âme si dangereuse, ne tint pas longtemps contre le magnifique apaisement qu’établirent en elle ces simples mots : « Il faut le sauver ! » Enfin, sa vie avait un but ! Oui, le sauver. Et, pour le sauver, s’épurer soi-même, devenir quelque chose de saint et d’inspiré comme cette petite servante du Seigneur. « Voilà mon rachat » commença de penser Stéphanie. Elle sentait s’écailler cet enduit de scepticisme qui revêt les consciences mondaines, témoins de tant de dépravations admirées, de tant de crimes d’avance absous. Le sauver ! C’était d’abord le droit de penser à lui, de parler de lui à une oreille complaisante, bientôt plus que complaisante : avidement complice. Elle-même, d’ailleurs, n’y redoutait plus aucun danger. L’évocation constante du passé laissait en elle le désir amorti. Bien plus, ce qui lui restait d’amour pour l’absent se muait peu à peu en cette abnégation, mêlée d’altruisme et d’égoïsme, où la charité, tout en sauvant autrui, cherche son propre salut.
Grâce à cette convergence des deux âmes féminines autour d’un même objet, la confession de Stéphanie fut préparée en commun. Dans cette confession, ne s’agissait-il pas, en effet, de lui, toujours de lui ! Comme autour d’un ange de damnation, le passé impur de Stéphanie ne tournait-il pas autour de lui sa ronde diabolique ? Et puis, livrée à elle-même, Stéphanie eût été incapable d’achever et d’ordonner l’inventaire. Madeleine, au contraire, moins encore par éducation que par une sorte de génie, possédait l’art subtil des mystiques, l’art de fixer étroitement son attention sur sa propre conscience, d’inventorier minutieusement ce qu’elle contient de bien et de mal, et cela non pas sans effort, certes ! ni sans douleur, mais avec l’intérêt passionné d’un bon jardinier qui inspecte chaque plante après l’autre et, sans chercher à s’illusionner le moins du monde, constate que celle-ci est saine, et celle-ci malade ou mourante. Madeleine fut le premier confesseur de Stéphanie.
« Impossible ! s’écrieront les mondains. Cette amoureuse de chair et d’esprit, cette familière des hommages, va se dénuder l’âme devant l’orpheline sans autorité, sans culture, qui lui est donnée comme une sorte de femme de chambre ? Et elle lui confiera de tels secrets, inutilement, puisque le lendemain il faudra les redire au confesseur ! »
Impossible, peut-être, hors l’atmosphère spéciale du couvent. Mais des murs interminables enceignent ce territoire, vénérable et par ses souvenirs de sainteté et par ses blessures de guerre. Les corridors voués au silence, les escaliers où ne montent et ne descendent que des pas feutrés isolent la cellule aux murs polis, que seuls décorent la croix et le cadavre de Jésus. Sous la fenêtre aux rideaux de percale s’étendent les pelouses austères, les bosquets du parc sans fleurs. La pécheresse se sent cloîtrée hors du vrai cloître, livrée à elle-même et pourtant prisonnière, arrachée de tout ce qu’elle aima, sans qu’aucun autre objet d’amour lui soit offert. Au delà de ce lazaret moral, elle devine l’ardeur consolatrice d’une vie intense, intense à l’égal de celle qu’elle a menée dans le désordre et le stupre, mais radieuse d’innocence et de sérénité. De cette vie, la petite représentante est là tout près d’elle, humble et glorieuse, soumise et autoritaire, la petite servante du Seigneur qui n’est point exclue, elle, du vrai cloître, qui n’en est sortie qu’en missionnaire, pour assister la pécheresse. Ah ! qu’une seule âme humaine, imprégnée de foi mystique et qui s’ouvre à vous, est plus attirante que le plus dévot des sanctuaires ! Si cette âme, surtout, sans perdre rien de son odeur de sainteté, s’enflamme au contact de votre douleur, la revit avec vous, et semble contristée de vos péchés comme si elle en prenait la charge ! Ce fut assurément un entretien extraordinaire et tel qu’en durent entendre aux premiers âges de la Croix les palais des païennes converties par leurs esclaves chrétiennes. Dans le soulagement d’un aveu plein de passion, la pécheresse avait bien oublié son scrupule d’un instant : cette petite figure extatique avait beau s’animer à l’évocation du magicien funeste, et questionner pour connaître sa figure, ses paroles, son cœur, Stéphanie ne voulait plus voir dans cet intérêt fervent qu’une ardeur de la charité.
Ainsi leurs deux consciences communiquèrent comme deux vases mystérieux. En même temps qu’elle lui confessait sa vie de péché, Stéphanie apprenait à connaître Madeleine. Muette et impénétrable sur les instructions qu’elle recevait du Père Orban et de la Mère Supérieure, Madeleine ne se défendait aucunement quand Stéphanie l’interrogeait sur son passé, sur l’état de son esprit et de son cœur, ou quand elle cherchait à s’initier au mystère de sa piété.
Une chose semblait inexplicable à Stéphanie, c’était que Madeleine, dans l’état de perfection où elle lui apparaissait, ne prononçât pas ses vœux et ne parlât même pas de les prononcer dans un avenir prochain. Questionnée là-dessus, elle faisait toujours la même réponse souriante :
— J’attends que ma sainte Patronne me le commande.
— Mais est-ce qu’elle vous le défend ?
— Il me semble qu’elle me dit d’attendre.
— Mais alors… quelle est votre situation exacte ?
— Comme la vôtre, sauf que je suis une simple servante.
— Vous n’avez fait aucun vœu ?
— Aucun. Pas même celui de pauvreté. Les quatre billes de cent francs qui constituaient mon pécule quand je suis venue ici, de la ferme où je travaillais, sont toujours en ma possession, et aussi quelques cadeaux que m’ont faits certaines dames retraitantes.
— Et si vous prononcez vos vœux ?
— Je donnerai tout aux pauvres de l’hospice.
Le lendemain de cette conversation, Stéphanie remit à Madeleine, roulé dans un papier de soie, le bracelet-montre en platine endiamanté. Depuis la tentation qu’il avait suscitée, elle ne le portait plus ; la présence même de l’objet dans sa chambre l’incommodait. La jeune fille accepta sans hésiter.
— Si je ne prononce pas mes vœux, dit-elle, je le garderai toujours.
Une autre fois encore, Stéphanie, devenue tout à fait familière avec son humble compagne, mais obsédée par le mystère de cette âme, lui dit :
— Ce béguin que vous portez toujours est bien affreux.
— Notre fiancé divin, répliqua-t-elle, nous trouve ainsi à son goût.
Et elle ajouta en faisant sonner le clair métal de son rire :
— Il sait, lui, qu’il y a des cheveux dessous.
— Et vous n’avez pas le droit de l’ôter ?
— Comment, pas le droit…
D’un franc geste de jeune fille, elle dénoua les brides, enleva la coiffe. Geste si prompt que les cheveux, délivrés, s’éparpillèrent sur ses épaules. Son visage et toute sa personne en parurent aussitôt transformés : dans la pâle auréole de ces boucles défaites, le visage aux traits menus se composa, pour ainsi dire, et les yeux couleur de poussière accusèrent leur reflet bleuâtre. Elle continuait de rire, amusée par le sérieux de Stéphanie, qui la regardait ainsi transfigurée.
— Mais, dit celle-ci, savez-vous que vous êtes jolie, Madeleine ?
La jeune fille, qui déjà remettait sa chevelure en ordre et la cachait de nouveau sous la coiffe, haussa les épaules :
— Je suis une paysanne de chez nous, dit-elle. Nous nous ressemblons toutes, des deux côtés de la rivière : une frimousse de chat et beaucoup de cheveux blonds… Mais il y a ici des sœurs qui sont vraiment de belles créatures de Dieu.
Elles furent enfin si fraternelles que la pénitente osa parler à sa monitrice de la minute d’extase surprise dans la chapelle froide. Madeleine n’en fut nullement gênée. Elle conta que, depuis son enfance, elle se sentait parfois, lorsqu’elle priait, entraînée peu à peu hors d’elle-même, dans un élan de demi-conscience, « comme lorsqu’on va s’endormir ou quand on a respiré trop d’odeurs de fleurs », puis qu’à cet état demi-conscient succédait un autre état de pleine lucidité, concentrée sur une seule idée, ou sur une seule image, idées et images toujours empruntées à la vie spirituelle.
— Mais, questionna Stéphanie, n’est-ce pas ce que les mystiques orthodoxes appellent l’extase ?
— Oh ! non, protesta vivement Madeleine. Je ne me sens nullement arrachée à la terre, et je ne m’évade pas de mon corps. Je vois mieux ce que je regarde et je pense plus fort ce que je pense. C’est très difficile à expliquer.
En entendant ces mots, Stéphanie, maintenant dressée à combattre les dangereux souvenirs, lutta un instant de toute sa force contre ceux de sa propre vie polluée, que la réplique de Madeleine ressuscitait. Elle aussi avait connu mieux que des minutes, des heures où son âme, pourtant consciente, flottait au-dessus de son corps et du monde visible, concentrée sur une image ou sur une idée.
« Mais ces extases provoquées, pensa-t-elle, sont artificielles et morbides… Elles laissent après elles un écœurement affreux, un désespoir morne. Tandis que cette enfant rentre dans le réel réconfortée, calmée. »
Elle demanda :
— Le Père Spirituel et la Mère Supérieure connaissent ces exaltations ?
— Bien sûr, répliqua Madeleine en souriant. Nous ne devons rien cacher de pareil. Je dis tout, et tout de suite, à mon directeur.
— Le Père Orban ?
— Non. Les novices et les postulantes ont un directeur différent, le Père de Bernard.
— Et que vous dit là-dessus le Père de Bernard ?
Madeleine sourit encore ; elle gardait sa gaieté simple, et l’on sentait que parler là-dessus ne lui déplaisait pas.
— En général, nos confesseurs n’aiment pas beaucoup cela.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils ne sont jamais sûrs que ce ne sont pas des pièges du démon… Vous rappelez-vous ? Nous lisions l’autre jour ce qu’en dit sainte Thérèse : « Nous n’en connaîtrons la valeur que dans l’autre monde… La violence du désir entraîne l’imagination, et ainsi on se figure voir ce qu’on ne voit pas et entendre ce qu’on n’entend pas… » Je sais le passage par cœur parce que je l’ai beaucoup médité… Et aussi celui de saint Jean de la Croix : « Il faut une prudence très grande et une lumière divine extraordinaire pour distinguer la fausseté ou la vérité de ces prodiges… L’âme prudente doit s’éloigner absolument des révélations et des visions… » Mais, d’autre part, nos directeurs nous disent de ne pas nous en émouvoir.
— Et vous, Madeleine, pour ce qui vous concerne, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je pense qu’ils ont raison de nous mettre en garde ; mais, jusqu’au moment où j’aurai la preuve du contraire, peut-être seulement dans l’autre vie, comme sainte Thérèse, — je ne saurais dire que je n’ai pas vu ce que j’ai vu, et que je n’ai pas entendu ce que j’ai entendu.
— Vous avez aussi entendu des paroles ?
— Oui.
— Souvent ?
— Deux fois. Je ne compte pas les inspirations ordinaires de ma sainte Patronne, qui sont toutes intérieures. Je veux dire les paroles entendues par les oreilles. La première fois, c’était quelques jours après mon entrée ici. J’étais dans la chapelle. La sœur maîtresse nous avait donné comme sujet de méditation ce passage de l’Épître de saint Paul aux Romains, où il commente le : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Alors j’ai entendu une voix qui me disait à l’oreille, mais distinctement : « Tu les aimeras plus que toi-même… » J’ai bien entendu : « Tu les aimeras » et non pas : « Tu l’aimeras… » J’ai eu l’intuition que c’était la voix de ma sainte Patronne.
— Et l’autre fois ?
Madeleine rougit, ce qui ne lui arrivait guère souvent : mais elle répondit sans hésiter :
— La seconde fois, c’est quand nous avons prié ensemble devant le tableau de la Descente de Croix. Il m’a semblé, ce jour-là, que je voyais ce tableau, ou plutôt que je le comprenais pour la première fois. Vous rappelez-vous la blessure ? On dirait qu’elle vient tout juste de finir de saigner, que les lèvres sont encore mouillées du précieux sang. Alors je me suis sentie si désolée de cette souffrance que j’ai été submergée par le désir de souffrir aussi ; j’ai supplié le Sauveur de me donner la souffrance, et j’ai entendu la même voix qui me chuchotait clairement à l’oreille : « Tu souffriras… mais tu les sauveras tous les deux… »
— Tous les deux ? Qui cela ? murmura Stéphanie, qui pensa défaillir.
— Je ne savais pas… Depuis, j’ai prié pour savoir, pour comprendre. Maintenant je crois que j’ai compris.
Elle se tut ; le trouble de Stéphanie était si intense qu’elle eût été incapable de l’interroger davantage. Désormais, elles n’abordèrent plus jamais ce sujet brûlant. A quoi bon ? Elles y pensaient ensemble.
L’appel au tribunal de pénitence surprit Stéphanie dans cet état d’exaltation. Elle prévoyait la sévérité du juge, mais son âme était déjà suffisamment malaxée et assaisonnée pour qu’elle aimât par avance une juste rigueur. N’avait-elle pas naguère, pareillement, désiré les souffrances qu’un homme, et non pas Dieu, se plaisait à lui infliger ? Cette fois, plus de froide chapelle banale. Plus, même, le cabinet du Père. Mais, au même étage et au voisinage de ce cabinet, un oratoire de la dimension d’une chambre. L’autel, un confessionnal, une douzaine de prie-Dieu… Sur l’autel une profusion d’ors ; sur les murailles, des cadres somptueux en si grand nombre qu’ils se touchaient. L’odeur mélancolique des dahlias alourdissait l’atmosphère, toutes les variétés de dahlias, fleur de la saison, depuis ceux qui ressemblent à des reines-marguerites jusqu’à ceux qui ressemblent à des chrysanthèmes. Évidemment, le Père Orban possédait dans la région du couvent une riche clientèle pénitente : ces dons et ces fleurs en attestaient la fidélité.
Voilà où la pénitente fut conduite par Madeleine, et aussitôt une prière à deux les agenouilla devant le riche tabernacle. Puis Madeleine se retira : et tout cet appareil devait être concerté avec la direction spirituelle, car, très peu de temps après, le Père Orban entra à son tour, en surplis. Sans parler à Stéphanie, et comme s’il ne la voyait pas, il pria, agenouillé au degré du chœur ; prière assez longue. Stéphanie savait que, lorsqu’il entrerait dans le confessionnal, elle devait s’y rendre à son tour : « Le temps d’un Ave maria », avait dit Madeleine. Ainsi fut fait.
Rien ne fut moins pénible que cette confession tant désirée, tant redoutée et si minutieusement préparée. On eût dit que le Père s’efforçait de la rendre aisée, banale ; la confession de n’importe quelle femme à n’importe quel directeur. Nulle question de détail sur les fautes qu’elle avouait, et si elle croyait devoir tenter le détail, elle était aussitôt arrêtée par un : « Bien, j’ai compris… C’est bon… Est-ce tout ? » L’admonestation finale fut pareillement dépourvue de spécialité et d’accent. La pénitence infligée fut anodine : trois fois le Credo, non pas à réciter, mais à lire attentivement. Si l’attention s’est dispersée involontairement pendant la lecture, ne pas recommencer, surtout ! s’humilier mentalement, et continuer la lecture à partir du point d’inattention. Une seule insistance, très précise, avant de donner l’absolution : la pénitente était bien assise dans la résolution de se considérer comme libre, du côté de son second mari, quelles que fussent les interventions humaines ?
Elle protesta de son ferme propos.
— Bien, dit le prêtre. Alors dites de tout votre cœur l’acte de contrition, je vais vous donner la sainte absolution.
Avec une foi ardente et un bonheur inouï, elle entendit tomber sur elle les paroles qui dissolvent les péchés :
« Ego te absolvo in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti. »
Cette félicité singulière continua de baigner tout son être, tandis qu’à l’issue du confessionnal elle priait le front dans ses mains, devant les ors de l’autel. Elle l’emporta dans sa cellule qui lui parut transformée : l’asile par excellence, le port du repos. Madeleine était à l’office ; la solitude ne pesa point à la rédimée ; elle comprit la douceur dont l’habitude revêt peu à peu la cellule. Assise sur sa chaise et rêvant, ne priant même plus mais jouissant de cet accord avec Dieu qui est, pour les mystiques, la rare fête du cœur, elle pensait : « Oui… rester ici… ne plus en sortir jamais, jamais… Prier. Expier. Pour lui… pour moi. Attendre ainsi la fin de tout. Mon Dieu, ne m’accorderez-vous pas cela ? Je sais bien que je ne serai pas une sainte, moi… Je ne demande pas d’atteindre à ce que je sens trop loin de moi, ou pour quoi je suis trop débile. Mais je suis si lasse, mon Dieu, et j’ai de ma vie déjà vécue un tel dégoût ! Enfermez-moi et laissez-moi finir mes jours en sauvant ce malheureux… »
Ainsi nomma-t-elle, en toute sincérité, celui qui avait, plus de deux années, gouverné son destin.
Elle avait prononcé tout haut ces deux mots ; elle les entendit, comme s’ils étaient issus d’une autre bouche… « Ce malheureux !… » Alors, elle sentit au cœur cette piqûre douloureuse qu’elle connaissait depuis l’enfance, et qui annonçait toujours une crise prochaine d’émoi, de déséquilibre. Cela ne dura qu’une seconde, peut-être moins, le temps d’évoquer la stature élégante, l’allure insoucieuse de l’absent, et de reconnaître sur ses lèvres, dans ses yeux, dans tous les plis de son visage, l’ironique sourire de Pan : comme s’il l’avait entendue et qu’il se moquât d’elle. Arrêté un moment (lui semblait-il) dans sa poitrine, son cœur recommençait à battre par coups inégaux. L’image de l’homme s’effaçait. « Mais à qui donc — pensa-t-elle — à qui donc ressemble-t-il… à qui donc, que j’ai vu depuis que je suis ici ?… » Elle réfléchit, fouilla nerveusement sa mémoire. « C’est absurde ; depuis mon arrivée ici, je n’ai vu d’autre homme que le Père Orban. Et pourtant je suis sûre, sûre que j’ai dans le fond des yeux une image de Paul… avec un visage dépouillé de toute ironie et transformé par la douleur. » Énervée par cette vaine enquête dans le tréfonds d’elle-même, elle cessa de prier et se dit : « Sans doute, c’est l’influence de Madeleine qui agit sur moi, ce qu’elle m’a dit sur ses révélations et sur ses « voix ». Voilà que je m’imagine aussi que j’erre dans le surnaturel. Décidément, ma pauvre raison n’est pas assez solide pour cheminer dans ces altitudes… » Et déjà une de ces vagues de désespérance, que tous les apprentis du mysticisme connaissent, allait submerger en elle le calme où l’avait établie l’absolution du confesseur. Et déjà aussi la solitude de la cellule, chérie tout à l’heure, lui devenait pesante… Mais le pas léger de Madeleine effleurait le silence du corridor. Le cœur de l’inquiète s’apaisa ; une lumière brilla en elle. La jeune fille rentrait, souriante, auréolée de contentement paisible… Elle questionna :
— C’est fait ?
Stéphanie fit signe que oui. Madeleine se jeta dans ses bras, et le baiser qu’elles échangèrent fut celui que l’apôtre Paul appelle : le saint baiser.