La retraite ardente : $b roman
V
Dans les contrées méridionales, il y a des heures où vraiment tout dort, non pas seulement les bêtes et les hommes, non pas seulement les arbres, les plantes, les fleurs, l’air, les nuages et l’eau, mais aussi ce qui par nature est immobile : le ciel, les rochers, la terre.
Une aube furtive se levait sur le paysage du lac alpestre, et vraiment on eût dit qu’elle s’avançait sur les choses avec des précautions de voleur, pour retarder la fin de leur sommeil nocturne. Elle se glissait par la seule issue visible du cirque boisé qui enserre le lac : trouée orientale entre les contreforts sud des Alpes. La coupole du firmament avait absorbé les dernières pâleurs d’étoiles, et l’on ne pouvait distinguer si sa nuance était celle même du ciel, ou celle du léger masque de brume interposé. Les bois et les rocs qui se disputaient les rives avaient la même apparence de blocs massifs, lourdement et magnifiquement sculptés, recéleurs de ténèbres dans leurs moindres replis que doublait le reflet des eaux. Et les eaux elles-mêmes étaient si profondément assoupies qu’elles n’étaient plus un élément souple et sensible, mais la surface figée d’une étrange substance : une gelée qui faisait miroir.
Quelle immobilité ! Quel silence ! Pas un vol, pas un pépiement d’oiseau, pas un bourdonnement d’insecte. Sur le lac, pas une ride. L’air semblait avoir une densité uniforme depuis le plan du lac jusqu’à l’orbe velouté du ciel : c’était, comme l’eau, une masse translucide, moulée en bas sur le paysage, en haut sur la coupole céleste, comblant leur intervalle et les soudant l’une à l’autre. La même fraîcheur invariable était aussi bien celle du ciel que celle des bois, de la terre et du lac.
Vis-à-vis du Palace, d’une blancheur de craie, des branches souples se courbaient sur la rive opposée, depuis les hautes ramures jusqu’à la surface de l’eau ; et ces branches semblaient agrafer immuablement la forêt au lac, leurs pointes emprisonnées dans l’eau aussi solidement que leurs pousses natives dans le tronc nourricier.
Comme le reste du paysage, dormait le vaste palais de craie. Beaucoup de ses fenêtres opposaient à l’aube leurs rideaux de bois jaune tirés à fond, de haut en bas. Plusieurs étaient grandes ouvertes : mais elles dormaient tout de même. Leurs rectangles noirs concentraient et gardaient jalousement la ténèbre nocturne sur le sommeil des vivants, endormis parmi tout le sommeil environnant.
Soudain, sans que la lumière eût varié, sans qu’un mouvement eût dérangé ses lignes, le paysage entier se réveilla : deux prunelles humaines le reflétaient. Au troisième étage du palais de craie, dans l’étroite loggia qui s’appuyait en prisme sur la façade, la vie était apparue : la vie d’un petit être aux vêtements de sexe indécis, comme lui-même, une face pâle coiffée court de cheveux noirs, des yeux bruns si lumineux qu’ils semblaient concentrer toute la vague lumière d’alentour. Homme ? Femme ? Même de tout près, on n’eût pas su le dire. Les deux pièces de son pyjama en soie paille, rayée de jaune plus foncé, pouvaient habiller valablement une de ces jeunes femmes qui prennent à l’homme sa coiffure, sa parure et son allure, ou l’un de ces adolescents sinueux, indolents et parfumés, qui poursuivent la ressemblance des femmes. Ainsi se crée, spécialement pour les lieux de plaisir des capitales et les caravansérails comme celui-ci, un tiers-sexe étrange où les hommes ressemblent, non pas exactement à des femmes, mais à des femmes qui singent des hommes. Et réciproquement.
L’être adolescent qui, penché sur le paysage assoupi, lui avait, d’un regard, redonné la vie, était beau. Ce regard foncé vivait intensément dans un de ces visages dont la pâleur même est un feu, comme pour le fer porté au blanc. Ses courts cheveux noirs, affranchis par le sommeil de l’esclavage de l’ondulation, luisaient comme des surfaces de marbre poli sous la clarté naissante. A peine surgi de son lit, il avait eu le temps, le souci, avant de contempler cette heure initiale, de rougir ses lèvres, et cette tache de faux rouge, de rouge amusant par son exagération même, achevait toute sa physionomie, avec la pâleur du teint, le luisant sombre des cheveux, les durs yeux bruns.
Comme par la magie de son regard, on eût dit que le paysage s’étirait. Le crêpe mauve du ciel s’amincissait, allait se déchirer ; le lac frissonnait sous d’invisibles frôlements ; les rameaux de saules, au lieu d’être figés dans l’eau, s’en libéraient et la griffaient de leurs lancéoles grises ; l’obscur chœur des verdures chuchotait et, par endroits, un suintement de sources, avec la fuite rayée d’un lézard, dénonçait la vie secrète des rocs immobiles.
Des pépiements incertains, dont on ne pouvait encore distinguer s’ils sortaient d’un étirement de ramures ou d’un gosier d’oiseaux, commencèrent de troubler le silence. Puis ce fut, des profondeurs boisées, un cri léger, d’abord isolé, puis alterné, puis explosant unanimement et ne s’arrêtant plus. Un grand oiseau fut lancé des branches vers le ciel, comme par une catapulte, et traversa le lac en jetant une clameur. Dans de fugitifs ronds argentés, des poissons sautèrent hors de l’eau, juste le temps, eût-on dit, d’engloutir la gemme rose cueillie par leurs écailles à la clarté qui roulait de l’Orient. Enfin, ce fut le jour, le jour encore tendre et puéril, mais roi déjà de toutes choses, et dont la royauté replaçait toutes choses en l’ordre accoutumé, en fonctions millénaires : ciel azuré, air mobile, ondes frémissantes, forêt aux gestes majestueux, rochers tour à tour humides sous leurs mousses, ou calcinés au soleil, mais vivants.
L’adolescent ambigu bâilla comme un petit de tigre, lentement, avidement, — s’étira, — fit trois ou quatre aspirations bien rythmées, évidemment apprises des professeurs de culture physique, puis quitta la loggia demi-hexagonale et rentra dans son appartement.
L’appartement, c’était une pièce à un lit, peu grande, et un cabinet de toilette d’égale dimension. A force de banalité, ce décor n’était pas désagréable, tant il réalisait ce que la mémoire et l’imagination suscitent en nous, quand on pense : une chambre de palace, pourvue de ce que les architectes, les hôteliers et les mercantis appellent : « tout le confort ». Et peut-être croient-ils vraiment que c’est là tout le confort : tapis rouges à petits dessins géométriques, cuivres du lit, acajou clair des meubles, et d’autre part, les nickels, le faux émail, les tuyaux apparents camouflés en argent mat, rien n’y manquait. Mais, sur cette banalité, le passant ambigu avait encore jeté de la vie, de sa vie. Dans le cabinet de toilette, la baignoire, restée pleine du bain de la nuit, le bain de mystère auquel nul n’assiste sinon le complice, exhalait un parfum où il y avait de l’ambre et quelque chose d’inconnu, un parfum poivré, sylvestre, qui se dégageait de l’adolescent lui-même. Dans un coin de la chambre, une malle, une malle ouverte, le casier du dessus à demi chaviré vers le fond, cristallisait en remous multicolores de soies, de brocarts et de dentelles l’instant d’impatience d’une femme. Car l’habitant était bien une femme, et c’était la Montarena.
Maintenant elle se penchait, immobile et attentive vers le cadre d’une photographie posée sur la commode près de la fenêtre. Elle l’observait, sans que rien de son visage révélât ce que cette observation lui faisait ressentir. C’était le portrait d’un homme d’une quarantaine d’années : ses cheveux abondants se partageaient sur le front avec un mépris de la mode que traduisaient aussi la barbe fine taillée en pointe équarrie, le col mou, la cravate nouée avec une ingénieuse négligence. C’était plutôt, selon les conventions courantes, le portrait d’un artiste que celui d’un homme du monde. Mais quiconque aurait eu présent à l’esprit le mot célèbre du baron Klinthal : « Il ressemble à la fois au Christ et au dieu Pan », aurait immédiatement reconnu le prince héritier fugitif, dont les frasques avaient tour à tour désolé et diverti une Cour, et qui redonnait pâture à la chronique depuis que sa femme légitime, après deux ans de patience qu’on traitait de complicité, l’avait quitté, préférant la rupture à l’acceptation, sous le même toit, et plus que sous le même toit, d’un partage avec la Montarena.
Celle-ci acheva brusquement sa contemplation de façon imprévue : elle tira la langue au portrait avec une grimace de gamine, telle qu’elle en devait faire à qui lui déplaisait, naguère, à Cagliari, dans les ruelles de chiffons, d’oignons et de tomates où elle avait vu le jour. Puis, aussitôt, elle saisit à deux mains le cadre et baisa, à travers la vitre, l’image de la bouche, longuement. L’ayant reposé, elle dilata encore ses mâchoires roses de petit carnivore, vint à la glace double de l’armoire d’acajou, ôta la veste du pyjama et, demi-tournée avec la grâce d’un geste de ballet, observa son dos. Une ecchymose bleuâtre, comme la marque d’un coup de fouet, le rayait obliquement. Elle se remit face au miroir et regarda sa poitrine avec une attention méditative. Démasquée, cette poitrine accusait le sexe du buste : deux seins petits, mais nettement surgis, pointaient un peu en l’air, merveilleusement attachés au thorax par une courbe ferme et caressante. Tout le reste du buste d’ailleurs, épaules, clavicules, double évolution des côtes, était aussi d’une femme, mais d’une femme ayant passé l’adolescence : la Montarena avait vingt-huit ans. Le ton de la peau était celui d’un camélia blanc, alors que le visage était plus ardent sous sa blancheur. Oui, plutôt que la comparaison vulgaire du marbre, la pulpe d’une fleur un peu épaisse mais tendre à miracle. Il y eut de la joie dans ses durs yeux bruns quand elle se fut ainsi un moment contemplée. Soulevant le bras gauche, elle découvrit une fine toison noire qu’elle n’arrachait pas, mais qu’elle stylisait en taches oblongues et courtes ; de l’index de sa main droite, elle disciplina ce duvet froissé par le sommeil. Puis elle avança son buste presque au contact de la glace et, le front plissé d’une ride mécontente au-dessus du nez, insista du regard sur l’unique défaut de ses seins : leurs pointes étaient si fines, si étroites et si pâles, qu’elles se distinguaient à peine. Elle courut aussitôt à la table à coiffer, bouscula le ménage de toilette, trempa l’index dans un godet de rouge, et, revenue devant la glace, frôla les deux pointes, qui s’animèrent d’un éclat pourpre, aussi loin de la nature que le rouge de ses lèvres. Mais comme le rouge des lèvres, ce fut absurde et tentateur.
Cela fait, elle remit sa veste de soie, bondit sur ses pieds nus jusqu’au cabinet de toilette, fit gicler l’eau des robinets du lavabo. L’eau, trop brusquement projetée dans la conque, cracha des gouttelettes sur le pyjama : ce qui provoqua l’explosion d’un de ces jurons italiens mêlant la religion et l’ordure, qui sortit de sa bouche charmante comme le crapaud du conte sort des lèvres de la princesse. L’eau tiède dilua le carmin des doigts. Quand elle les eut essuyés, elle hésita à aller réveiller dans le cabinet voisin sa femme de chambre, la Marta, qui était sa sœur de lait. Elle avait envie de n’être plus seule, de parler, d’entendre parler. Et tout, aux cinq heures et demie qu’il était, demeurait silencieux dans l’hôtel. Nerveuse, incapable d’un long sommeil tranquille, elle se levait souvent ainsi plusieurs fois par nuit, réveillait Marta et la forçait, pesante de sommeil, à causer avec elle jusqu’à ce que, brusquement, l’envie de dormir la prît à son tour et, coupant toute conversation, la jetât sur son lit pour quelques heures. Mais, cette fois, elle ne fit qu’effleurer le bouton de la porte et revint, sérieuse, décidée, vers sa chambre. Face à l’entrée du cabinet de toilette, une autre porte était ouverte : un rideau en drapait la baie vide. La Montarena leva le rideau et pénétra dans une seconde pièce beaucoup plus vaste. Les deux fenêtres en étaient fermées, rideaux tirés. L’atmosphère, lourde d’un sommeil humain, suffoqua la jeune femme, qui courut ouvrir une des fenêtres : mais, cette fois, elle disciplina sa fougue, et ce fut sans bruit, avec précaution, qu’elle tira les rideaux et entre-bâilla les châssis. Le store aux lamelles de bois laissa désormais filtrer, avec l’air, assez de lumière pour les yeux de l’intruse. Elle se rapprocha du grand lit. Une forme humaine y reposait dans une immobilité funèbre. La Montarena, de la même allure souple et comme feutrée, fit le tour du lit, s’installa d’un geste de chatte sur l’extrême bord libre de la couverture et contempla son ami vivant avec la même attention qu’elle avait tout à l’heure fixée sur le portrait.
Le prince Paul ne bougeait pas et ne semblait même pas respirer, sombré, après une moitié de nuit ravagée par les caresses, dans ce profond sommeil de l’aube inaccessible au bruit et aux lumières. Lui, qu’un trot de souris sur le tapis ou une raie de clarté glissant sous une porte empêchaient parfois de dormir, il demeurait inerte et inconscient sous le reflet de la fenêtre entrebâillée et malgré les bruits de sonneries et de jets d’eau qui commençaient à brusquer le silence.
Frileux, même au cœur de l’été, il avait ramené la couverture jusqu’au menton, jusque sous la barbe qui semblait s’agrafer en pointe sur la lisière du drap. La Montarena pensa (et cela la fit rire silencieusement) : « Une tête de guillotiné. » Mais, tout de suite sérieuse, elle profita de la lueur grandissante pour épier de tout près les traits de son amant. Le beau visage que la barbe engloutissait par le bas, le visage casqué de sombres cheveux roux, entaillé de stries horizontales au front, de rides étoilées aux yeux, de hachures verticales aux joues, — meurtrissures qui n’étaient évidemment pas le fait de l’âge, — c’était bien, à cette heure, la ressemblance de Pan ironique et salace, objet de terreur et de désir, savant dans l’art de faire achever à ses victimes un appel éperdu d’angoisse dans un sourd gémissement de bonheur. Chose étrange, l’élégance du dessin facial, la noblesse des traits n’étaient en rien diminuées par les ravages qu’avaient imposés non seulement l’abus du plaisir, mais l’usage intermittent de l’opium, rapporté d’un voyage en Orient. La Montarena évalua ce qui, dans ces ravages, était le fait de la nuit récente, de cette nuit qui lui avait appartenu ; elle murmura : « Almeno, questa volta, non ci sara questa puttana di contessa che l’avra messo in quelle stato. — Au moins, cette fois, ce ne sera pas cette … de comtesse qui l’aura mis dans cet état… » Et une autre idée s’enchaînant subitement à celle-ci, elle se remit sur pied, fit le tour du lit, glissa, sans le moindre bruit, jusqu’à un chiffonnier où le dormeur, après quelques pages lues, avait déposé le livre qu’il lisait, poignardé par un coupe-papier qui était un vrai stylet sarde. Avec une muette adresse de cambrioleur, la Montarena prit le livre, en ôta le coupe-papier et feuilleta les pages. Il s’en détacha une lettre glissée dans son enveloppe, une lettre qu’elle avait vu remettre la veille au soir entre les mains de son amant, et dont elle n’avait pas osé demander la provenance : car, malgré cent disputes où elle ne lui ménageait pas les injures populacières, qui le faisaient rire aux éclats, il lui imposait encore, après trois mois de liaison. Elle tira sans vergogne la lettre de l’enveloppe et la lut avec lenteur, car elle était presque illettrée, n’y comprit par grand’chose — c’était du français — déchiffra le nom du signataire : Osterrek, comprit tout de même qu’il ne s’agissait ni de femme rivale, ni d’elle-même. Alors, ayant replacé toutes choses en ordre, elle refit le tour du lit, attira une chaise, s’assit au chevet, face au dormeur, et, son fin menton dans la main gauche, elle médita sans quitter du regard la tête meurtrie au poil roux foncé que le drap guillotinait.
Dans sa tête à elle, au front bas, aux durs sourcils ras qui semblaient deux fines applications d’une fourrure de bête, l’agitation tumultueuse de la pensée opposait un bizarre contraste à cette précision rythmée des gestes qui appareillait ses mouvements à une danse, même dans la colère la plus rageuse. En ce moment, regardant le sommeil appesanti du prince, malgré l’immobilité de son propre visage, elle oscillait entre la joie de la revanche et la rancune des disputes.
La journée de la veille avait été, en effet, une des plus tumultueuses dans cette liaison de perpétuel tumulte. Seule, la matinée s’en écoula dans le calme. Tard levés, tard vêtus, les deux amants étaient descendus se baigner sur la petite plage qui, de l’hôtel même, plongeait dans le lac. La Montarena, riche de tous les vices, et qui eût trouvé naturel d’amener une prostituée dans le lit du prince, manifestait par ailleurs une jalousie féroce contre les femmes que le prince distinguait, même un instant.
Or, le prince avait observé, avec un visible agrément, une baigneuse en maillot bleu, svelte et robuste, qui nageait à merveille sans lui accorder, en apparence, la moindre attention. Cela avait suffi pour que la Montarena quittât brusquement la plage. Le prince ne l’avait pas suivie, continuant à s’intéresser à la baigneuse bleue. Dix minutes après, le chasseur était venu l’avertir que « Madame était malade et le priait de monter ». Il accéda avec négligence, non pas que les scènes de Lody (c’était le prénom de théâtre de la Montarena) l’effrayassent : le plus souvent, il s’en divertissait comme d’un spectacle, mais, cette fois, il lui déplaisait d’interrompre son observation. Revenu au contact avec la Montarena, il avait subi la rage, les pleurs, les injures, les menaces de cette Euménide déchaînée, avec son sourire de Pan, ne perdant jamais l’occasion de l’interrompre par une ironie, ou par un bref mot de mise au point, la banderillant de sarcasmes acérés qu’elle comprenait mal, parfois la calmant d’un mot d’admiration sincère que valait telle attitude furieuse et belle, vite retournée à l’envie de crier, de frapper, de mordre… Et le prince n’avait dû qu’à la prestesse d’un dérobement du buste (il y excellait) d’échapper au choc d’un presse-papier fait d’une pierre du lac, que lui lançait contre le front, avec une précision de championne de tennis, l’Euménide aux joues incendiées.
Cela avait, comme toujours, fini par un corps-à-corps, le prince maîtrisant la femelle furieuse, habile à échapper une main pour griffer, à virer à temps la tête pour happer, dans une morsure, le poignet, voire la joue de son amant. Elle lui fit même, d’une de ces morsures, saigner la lèvre d’en bas, et le prince ne s’en aperçut qu’aux gouttes de sang qui tombaient sur la chemise en lambeaux de Lody. Les yeux de celle-ci, en même temps, avaient des taches écarlates. Calmée, immobile, elle balbutia : « Paul, je t’ai blessé… Je ne voulais pas… » Tandis que lui, subitement pâle de rage, la retournait sur le lit, le ventre plaqué contre le drap, et la maintenant de la main gauche dans le creux des reins, s’armait d’une petite ceinture de cuir traînant à portée de sa main, — la ceinture que la mode adaptait alors aux maillots de bains, — et lui zébrait le dos d’un coup unique, mais aussi violent que ceux dont naguère, à son régiment, on fustigeait encore les soldats fautifs. Le coup donné, il s’arrêta, dégrisé. Alors, il avait vu Lody se retourner vers lui, la figure ardente, les yeux en fièvre. Ses bras se tendaient et sa voix râlait de ce ton rauque qu’ont les félines pour l’appel d’amour :
— Viens !
Il s’était précipité dans les bras qu’elle lui tendait, retournée sur sa hanche douloureuse, et, après une étreinte aussi soudaine, aussi brève que l’amour des oiseaux en plein vol, tous deux s’étaient abîmés dans un sommeil incoercible, la martyre et le bourreau enlacés. L’ombre nocturne s’épandait au moment de leur réveil. Ils n’avaient quitté ni la chambre ni le lit ; Marta leur avait servi des cocktails qu’elle composait et secouait à merveille, puis un souper substantiel. Et ce n’était que fort avant dans la nuit que la Montarena avait regagné sa chambre, laissant le prince abîmé dans un sommeil qui lui donnait l’apparence de la mort.
Voilà les souvenirs que remuait, assise devant le visage de son amant, le singulier androgyne qui ressentait encore sur sa chair tendre la zébrure de la lanière de cuir :
— Brute !… Bourreau !… gronda-t-elle entre ses dents, en couvant son amant endormi d’un regard où la tendresse avait quelque chose de menaçant, et qui pourtant exhalait de la tendresse.
Puis elle ne parla plus, mais ses lèvres continuèrent de remuer, ce qui lui arrivait quand elle était fortement saisie par sa propre pensée. Présentement, elle parlait au dormeur : elle lui disait silencieusement ce qu’elle lui aurait dit s’il l’avait écoutée éveillé, et d’autres choses encore qu’elle ne lui aurait pas dites dans la veille, soit parce qu’elle trouvait prudent de les lui cacher, soit parce que, malgré son audacieuse gaminerie, elle se sentait toujours son esclave, révoltée, mais esclave tout de même.
« Alors, tu dors… ruffian meurtrier ! se murmurait-elle. Tu dors comme un bœuf assommé qui a tiré le rouleau de pierre sur le blé toute une après-midi de juillet… Est-ce de m’avoir battue qui t’a fatigué, canaille ?… Je m’en vais te montrer la marque que tu m’as faite hier, pour essayer de me tuer… la marque rouge que je garderai toute ma vie, bien sûr… Mais tu entends, et je te le jure sur la Sainte Madone (elle fit le signe de la croix), aussi longtemps que cette marque me balafrera les reins, mes reins qui étaient si jolis, et purs comme ceux d’une gamine de quinze ans, aussi longtemps je ne te lâcherai pas… et plutôt que d’être quittée, je te tuerai, oui, brigand, scélérat, meurtrier ; je te tuerai de mes mains, quoique tu sois un prince, et tous les princes et les rois ne m’en empêcheraient pas… C’est que tu es beau… vois-tu ! Regardez-le dormir, ce maudit qui a voulu assassiner une femme… »
Elle quitta la chaise et se mit à genoux devant le lit, juste à la hauteur du chevet, comme pour prier. Son visage n’était plus qu’à deux empans de celui du dormeur. Elle voulait revoir de près la cicatrice qui demeurait visible, gonflée légèrement, à la lèvre droite de son amant. « Une bouche si belle » ! murmura-t-elle cette fois, presque perceptiblement. « Che peccato d’averla cosi rovinata ! — Quel péché de l’avoir abîmée ! » Elle approcha sa bouche de cette bouche avec une envie démente de la baiser passionnément, mais elle s’en écarta aussitôt, prise de la peur de lui faire mal, et qu’il s’éveillât, et que, ivre de colère, comme la veille, il recommençât de la frapper sur les reins. Cette appréhension la mettait hors d’elle-même, angoisse mêlée de désir qui l’électrisait. L’angoisse fut plus forte, et la Montarena s’écarta du lit. Dans son âme presque inculte, mais douée pour la perception et l’association des images, l’instinct trouva la ressemblance que le baron de Klinthal avait soulignée d’une ironie :
— Le Christ dans son linceul ! murmura-t-elle.
Et de nouveau elle se signa.
La sirène du premier bateau qui, le matin, commençait à travers le lac la liaison avec la rive opposée et, six fois en douze heures, faisait communiquer le royaume d’ici avec la république d’en face, — la sirène émit un gémissement qui se gonfla peu à peu, devint si fort qu’il sembla vibrer dans la chambre, puis se dégonfla lentement et finit dans une douce rumeur que les rochers environnants répercutèrent en l’absorbant peu à peu. Ce hurlement harmonieux secoua l’inertie du dormeur. Il rejeta le drap sans ouvrir les yeux, dégagea sa tête et son buste, puis regarda, et, voyant devant lui la Montarena, il eut un brusque recul de tout le corps et se mit sur son séant, appuyé sur l’oreiller par le bras droit. Un premier réflexe d’inquiétude devant l’inattendu était chez lui incoercible. D’une bravoure insensée pendant la guerre, on l’avait vu crier parce que le cheminement d’une araignée frôlait son cou. Il se reprenait d’ailleurs aussitôt, d’un rétablissement volontaire et énergique ; ce fut le cas. Passant la main sur son front, il bâilla ; puis, affectant un calme absolu, il parla à l’androgyne silencieux et inquiétant qui s’était reculé et guettait son premier geste pour s’enfuir ou se défendre.
— C’est toi ?… Qu’est-ce que tu fais là ? dit-il d’une voix qu’il s’efforçait d’affermir.
Elle avait perçu son émoi et l’assurance lui en était revenue. Elle répliqua silencieusement :
— J’ai dormi très mal. Je m’ennuyais seule. Alors, je suis venue.
— Tu viens d’entrer ?
Par simple goût de mentir, elle dit :
— Oui. A l’instant.
— Va ouvrir les rideaux et les fenêtres.
Pour tout ordre du maître, cette rebelle était la docilité même. Elle y alla comme si elle eût été la femme de chambre. Soulevé du coude contre l’oreiller, Paul suivait en l’admirant l’impeccable grâce de ses mouvements : « Elle a l’air de danser un ballet, » pensa-t-il, et comme il était doué d’une imagination musicale originale et inépuisable, il improvisa à mesure l’accompagnement des gestes de la jeune femme, soulignant d’un arpège le glissement des anneaux de cuivre sur la barre de cuivre et le vif one-step de sa démarche entre chaque geste posé. A ce moment, elle ne lui inspirait nul désir, mais il goûtait l’agrément de sa charmante beauté et de sa parfaite grâce : « Pourquoi n’ai-je nulle envie d’elle ? » se dit-il. Et comme la curiosité naturelle de son esprit et l’entraînement de la mode lui avaient fait parcourir ou plutôt survoler les livres de Freud, il pensa : « Le refoulement ?… Qu’est-ce qui refoule mon appétit ?… Ah ! oui ! je sais ! » La baigneuse bleue apparut devant lui comme une statue sur le petit môle de bois : les touffes blondes débordant la coiffure de caoutchouc indigo, la figure irradiée, irriguée de jeune sang rose ; les yeux bleu clair ; la peau rose des épaules, des bras ; le double gonflement de la poitrine solide sous le jersey pâle qui dessinait étroitement le torse ; le ventre creusé en un point et les cuisses rosées aussi, si rosées que les autres baigneurs, hommes et femmes, autour d’elle, avaient l’air d’exhiber des peaux à demi mortes.
Comme un savant applique son esprit à résoudre un problème posé, même s’il lui est indifférent, ce voluptueux ressuscita l’image, et sa curiosité ingénieuse prit possession de tout ce que le souvenir estompait seulement, de ce que la réalité n’avait pas révélé. Et la mélodie qui chantait dans son esprit se composa de cette image évoquée, mêlée à l’image vivante de la Montarena.
Mais, du mélange de ces deux images et de ces deux harmonies intérieures, se dégageait bientôt le désir : chez cet extrême sensitif, il naissait toujours d’une cérébration. La Montarena, qui s’appliquait maintenant à régler les stores obliques contre l’invasion du soleil, l’entendit murmurer :
— Lody !…
Elle tourna sa petite tête brune aux yeux déjà enivrés, car elle avait perçu dans les deux syllabes ainsi jetées une sonorité annonciatrice, quelque chose de puissant et de fêlé qu’elle connaissait bien. Le magicien l’avait aimantée, comme ses autres maîtresses, et, de toute la force disponible en elle pour l’amour, elle l’aimait.
Elle eut un élan, de la fenêtre jusqu’au lit, si vif, si rythmé, si gracieux, qu’on n’aurait pu le comparer qu’au vol d’un oiseau passant d’une branche à une autre. Les yeux de son amant dénonçaient le bouleversement pathétique que lui donnait la passion et qui la bouleversait elle-même. Et, tandis que, dans son petit cœur tumultueux, se diffusait l’apaisement à se sentir toujours désirée, et que sa pensée balbutiait : « Comme il m’aime ! » lui, son ardeur s’enfiévrait d’une double trahison : trahison de son rêve avec une autre chair, trahison de sa chair avec un autre rêve.
Au cours de la matinée, Marta vint plusieurs fois, sur la pointe des pieds, entr’ouvrir le rideau qui pendait entre la chambre des deux amants. Ils dormaient dans le lit commun, mais chacun d’un côté et séparés par toute sa largeur, comme si le sommeil eût rompu la fiction de leur amour et jusqu’à leur liaison. Ils dormaient de ce sommeil insondable où l’Éros épuisé semble habiter pour un temps le mystérieux domaine de son frère Thanatos. La servante avait continué de veiller, rangeant toute chose dans la chambre de sa sœur de lait et dans le cabinet de toilette. Elle était extrêmement ordonnée, et le régime fantasque de ses maîtres, qui dormaient indifféremment le jour ou la nuit, qui prenaient le petit déjeuner au coup d’une heure (al tocco, che peccato !), puis sautaient le lunch et le dîner, lui semblait le comble de l’inconfort, et elle les plaignait sérieusement. Cette fois, le tocco avait déjà sonné depuis trois quarts d’heure quand elle put servir au prince et à sa compagne, dans un petit salon attenant à la chambre du prince, un breakfast anglais composé d’une côtelette, de toasts, de thé et de confiture de groseilles.
Ce petit salon occupait une position ravissante, en bow-window sur le lac. On se fût cru à l’entrepont d’un yacht voguant insensiblement vers la côte rocheuse et velue que dessinait la rive opposée. Il n’y avait comme mobilier qu’un guéridon pliant où le repas était servi, le canapé bas où s’asseyaient les deux amants et un piano demi-queue que le prince y avait fait installer dès le lendemain de son arrivée.
Tous deux mangeaient du bout des dents, « comme les poules et les poulets au temps de l’amour », pensait Marta en les servant. Elle ne put se tenir de murmurer :
— Son Altesse devrait au moins entamer une autre côtelette.
— Fiche-moi la paix avec ton Altesse, lui répliqua le prince. Je t’ai dit qu’ici je m’appelle M. Lazare.
— Bon… Bon… Mais quand je suis seule avec Madame et le prince, je peux bien dire Son Altesse. Et puis, si Son Altesse s’imagine qu’on y croit, au M. Lazare !
— Pourquoi dis-tu ça ? fit Lody. Tu as entendu parler les domestiques de l’hôtel ?
— Non, non, répliqua Marta, enlevant le couvert et fermant pour ainsi dire tout accès de son masque têtu. Mais un prince n’a jamais l’air de M. Lazare.
Elle s’en allait, hochant sa tête ronde. Le prince, qui avait écouté distraitement son dialogue avec Lody, la rappela :
— Préviens le portier qu’à trois heures il viendra pour moi quelqu’un me demander… M. Osterrek.
— Ah ! C’est vrai, fit Lody, étourdiment.
— Comment le sais-tu ?
— Tu me l’as dit hier soir.
Jamais elle n’était prise de court, car elle mentait hardiment, contre l’évidence. Le prince n’insista pas et poursuivit s’adressant à Marta :
— Dès que le comte Osterrek sera ici, qu’on le fasse monter sans aucun retard.
Lody pensait : « Et moi, qu’est-ce que je ferai pendant que cette canaille d’Osterrek sera ici ? Car le prince me renverra. Ah ! je prendrai un bain très chaud, et après je dormirai encore. »
Marta, boudeuse, s’éclipsa. Alors, le prince quitta le divan et alla s’asseoir devant le piano. La Montarena adorait ces moments, presque à l’égal des caresses, quand pour elle seule, croyait-elle, mais en réalité pour lui-même, Paul, laissant d’abord courir presque au hasard ses doigts sur le clavier, — soit qu’il retrouvât un air entendu la veille, soit qu’il évoquât un motif classique ou moderne, — peu à peu se laissait aller à penser en musique. Il n’y avait pas de terme qui pût rendre plus exactement le flux ininterrompu d’harmonie qui glissait de sa pensée vers les touches. Don mystérieux qui portait en lui sa rançon et sa limite : dès que le prince essayait d’écrire ce qu’il rêvait, la source tarissait subitement, ou plutôt ce qu’elle écoulait n’était qu’un filet pâle et sans goût. Il avait essayé de faire noter ses inventions, mais, sur cet ultra-nerveux, la présence d’un secrétaire suffisait à tarir l’inspiration. En jouant, il imaginait les notes s’accrochant sur la portée, et cela glaçait aussitôt son capricieux génie. Ce qu’il lui fallait, c’était la solitude avec le piano sonore et docile, mieux encore la présence d’une femme qu’il eût possédée, qui aimât la musique et qui la comprît. Or, l’ignorante Lody, qui savait à peine lire un air, était merveilleusement sensible à la musique. Maintenant, assise tout au bord du divan, les coudes sur ses genoux et le menton sur ses paumes, toute sa figure et tout son être étaient tendus vers le piano vibrant et vers l’animateur qui le faisait à son gré susurrer, mugir, s’attendrir, rire et pleurer. Insensiblement, pendant qu’elle prêtait l’oreille, Lody, d’abord immobile, commençait à souligner la mélodie par d’imperceptibles mouvements de son corps. Peu à peu ses mouvements s’amplifièrent, accusèrent un rythme et les nuances de la sonorité. Enfin, elle n’y put tenir : elle se détacha doucement du dossier, si étroitement enlacée et comme électrisée par la musique, que ce fut aussi à peine perceptible. Elle dansait assise, puis demi-assise, ses pieds nus sortis des babouches. Enfin, comme la musique s’incorporait à elle, le prince la couvant des yeux, elle élargit son jeu et ses pas, bondit entre le divan et le piano dans la pièce exprès démeublée. Ce fut une collaboration entre la danseuse et le musicien, et ces deux êtres nerveux et sensibles à l’Art y goûtaient un plaisir presque égal à celui de confondre leurs souffles dans un baiser. Paul avait découvert et vérifié par l’expérience qu’à un certain degré d’excitation musicale il suggérait à la Montarena les gestes et les attitudes qu’il voulait, aussi infailliblement qu’un hypnotiseur à un médium. Il voulut : et sans qu’il imposât son vouloir autrement que par son rythme, la Montarena défit la courte veste du pyjama, l’envoya tournoyante s’abattre sur le divan et continua de danser, dérobant et montrant tour à tour son buste et la zébrure sanglante de ses reins. Il voulut : et dans un brusque accroupissement plein de grâce, elle laissa tomber sur le tapis rouge le large pantalon jaune et s’échappa de sa gaine légère, dans une nudité païenne. Tour à tour, la pudeur de la nymphe surprise, la quiétude de la naïade solitaire, la provocation de la bacchante se succédèrent dans le cercle étroit de la pièce, qu’éclairait un jour de féerie. Puis, encore sur l’injonction du piano, elle saisit une large écharpe rouge roulée entre deux coussins du divan, la déroula, s’en enveloppa, subitement grandie, allongée par cette spirale pourpre qui ne laissait passer que la pointe de ses pieds aux ongles rouges et sa menue tête blanche et noire dont les paupières baissées éteignaient les yeux. Elle fut une petite divinité égyptienne, chaste et mystérieuse, qui recevait l’encens mélodieux distillé pour elle par son amant.
Soudain, la musique s’arrêta, le charme se rompit. L’écharpe à demi flottante découvrit la gorge pâle. Marta qui, pendant la danse, avait en hâte fait la chambre, était sur le seuil et disait :
— Le Monsieur est en bas.
Le prince quitta vivement le piano.
— Qu’il monte tout de suite… et qu’on apporte deux Martini. Toi, petite, laisse-nous.
Lody ne bougea pas, elle boudait. Avec une condescendance qu’elle eût sentie pleine de dangers, si elle avait mieux connu son amant, il s’approcha d’elle, la souleva dans ses bras et tout en lui murmurant :
— Tu es délicieuse et tu as dansé à merveille. Tu seras demain la plus célèbre danseuse du monde ; les managers d’Amérique se disputeront tes jambes à coups de millions.
Il la porta jusqu’à sa chambre à elle, où il la déposa sur le lit. L’exagération des compliments l’avait déjà déridée, et elle rendit les baisers avec une fougue silencieuse, tandis qu’il lui disait :
— Dors… Tu l’as bien gagné… Je t’aime !…
— Monseigneur, je vous présente mes humbles devoirs.
Mince, blond, un peu chauve, la face bilieuse, très anglais d’aspect et de tenue, sans âge, Osterrek attendait debout dans la chambre.
— Assieds-toi, vieux, et remets tes « monseigneur » dans ta sacoche. Je n’ai pas rompu tous les ponts derrière moi pour entendre ici l’écho des balivernes de la Cour.
— Comme il plaira à Votre…
— Non, pas d’Altesse non plus. A Paris, autrefois, tu m’appelais Paul et je t’appelais Henri. Rajeunissons-nous de dix-sept ans : imagine que nous sommes encore au Café du Dôme. Raspail et Montparnasse. Conte-moi en détail ce qui s’est passé depuis mon départ. J’ai vécu ici comme un collégien avec sa maîtresse ; à peine si j’ai ouvert les journaux et encore pas ceux du pays.
— Comme tu voudras, fit Osterrek en s’asseyant sans façon.
— Une cigarette ?
— Volontiers.
Les deux Martini étaient posés sur le guéridon volant, près du lit. Paul effleura le sien.
— Donne-moi des nouvelles de la ménagerie.
Osterrek, impassible, laissa à la fumée de sa cigarette le temps de sortir lentement par le nez.
— La ménagerie est consternée, dit-il.
— De mon départ ?
— De ton départ… et surtout des circonstances de ton départ.
Le prince fit semblant de rire plutôt qu’il ne rit.
— Ce n’est pas moi qui ai commencé.
— Le départ de la comtesse avait fait de l’émotion, mais ce n’était pas la même chose.
— On me donnait déjà les torts.
— Est-ce que tu ne les avais pas ?
— Naturellement, je les avais, socialement parlant. Tout de même, entre nous, Henri, une institutrice, de bonne famille, mais enfin de famille sans éclat ; et par-dessus le marché ruinée… qu’on fait comtesse… à qui on reconnaît une dot de 100.000 dollars… qui devient la femme d’un prince héritier alors qu’elle est folle de lui et que, probablement, elle se donnerait pour rien, sans condition…
— Ceci est moins sûr, interrompit Osterrek.
— Tu en doutes, idiot ? Tu l’as vue avec moi, pourtant, avant le mariage.
— Elle était capturée, c’est vrai.
— Je te dis que je n’avais qu’à vouloir. C’est pour cela, d’ailleurs, que j’ai exigé d’elle un sacrifice beaucoup plus grand : corps et âme, elle s’est immolée en même temps… Où en étais-je ? Tu me fais divaguer… D’ailleurs, je perds la mémoire de plus en plus. C’est énervant.
— Tu me parlais de son bonheur à t’épouser.
— Oui… C’est cela… Et elle va se plaindre aujourd’hui parce que je n’ai pas vécu bourgeoisement avec elle ?
Osterrek acquiesça :
— Oui… Elle devait comprendre.
— Elle devait bénir chaque matin le ciel de sa fortune insensée et m’obéir non pas seulement dans le tran-tran de la vie, où je la laissais libre, mais dans ce que tout homme demande à la femme qu’il aime.
— Elle a dit que tu lui en demandais trop.
— Nonsense ! Elle ne s’est plainte de rien pendant près de trois ans, tu le sais. Jamais je n’ai eu une maîtresse plus docile, et c’est par là qu’elle m’a tenu, la sotte. Tout ce que l’amant le plus exigeant, le plus…
— Le plus singulier, suggéra Osterrek très sérieusement.
— Si tu veux… le plus singulier… le mot me plaît… peut exiger d’une maîtresse… la professionnelle la plus souple, la plus soumise, après cinq cocktails comme celui-ci, qui est rude, n’a pas plus de docilité, ni plus de curiosité. On aurait dit que le premier péché commis, celui qu’elle appelait son crime — son divorce et son remariage — avait fait sauter tous les scrupules et que rien ne comptait plus. Et pour cette pauvre petite chose insignifiante, pour cette Montarena, qui a fait la joie des marins à Cagliari et des cabots à Palerme avant d’avoir atteint ses quinze ans…
— Elle n’a pas voulu la supporter chez elle.
— Mais non… Un caprice de femme inexplicable. Elle la supportait très bien, très bien, tu m’entends, puisque… Non, je me suis juré de ne jamais rien raconter sur elle.
Il vida son verre d’un trait, médita. Osterrek fumait en silence. Paul reprit :
— Mais tu ne dis rien. Raconte ! Et raconte brièvement. Les histoires de cette pétaudière de Cour m’attristent, m’énervent, et après on parlera d’autre chose. Et puis, tu sais, old chap, je suis content de revoir ta figure de bandit britannique, et je te remercie d’être venu me renseigner. Allons, parle. Je te donne cent mots pour tout raconter, la Cour et la comtesse.
Osterrek se recueillit quelques secondes.
— Voilà, dit-il. D’abord la comtesse. Elle s’est retirée dans son pays, dans un couvent.
— Un couvent ?
— Oui, presque à la frontière française, le couvent de la Sainte Quarantaine, une espèce de béguinage supérieur, et elle y fait une retraite.
— Pour devenir religieuse ?
— On ne sait pas. Il n’est pas aussi facile de connaître ce qui se passe dans un couvent que dans une Cour royale ou dans un palace-hôtel. Une porte s’est fermée sur elle le 10 du mois dernier et depuis, rien. Elle ne reçoit aucune lettre, ou du moins ne répond pas.
— Tu as essayé ?
— Oui. Une lettre est restée sans réponse ; une autre, recommandée, m’a été retournée intacte, avec une suscription qui n’était pas de la main de ta femme.
Le prince plongea un instant dans une de ces méditations profondes qui lui changeaient le visage, arrachant son masque voluptueux et rendant à ses traits leur noblesse native. Osterrek le laissa méditer. Il revint à lui, regarda les verres vides, hésita comme s’il voulait ordonner à son camarade de les faire remplir, puis, plus curieux de savoir que de boire, dit :
— Continue… La Cour ?
— Grand branle-bas au lendemain de ton départ. Je te l’ai écrit.
— Oui, la réunion du Conseil des ministres et du Conseil privé. Il n’en est rien sorti, naturellement ?
— Rien… sinon la décision de te mettre en filature.
— Je suis filé ?
— Un couple de flics a perdu ta trace dans la capitale le soir de ta fuite, mais il y a eu évidemment des indiscrétions autour de toi.
— Lody ?
— Sans doute.
— Un autre couple de policiers, l’inspecteur Syot et son secrétaire sont ici.
— Dans l’hôtel ?
— Non, au Bellevue, dans la ville.
Paul fuma un instant sans rien dire, puis déclara :
— Je m’en fous.
— Je n’en doute pas, mais tu m’as dit de te rendre compte. Revenons dans ta capitale. Après les conseils dont rien n’est sorti, réunion de la famille avec ton oncle Otto.
— Qui est avarié !…
— Et ta grand’tante, la princesse Marie…
— Qui est folle.
Osterrek acquiesça.
— Le plus grand secret sur cette délibération a été juré ; aussi, le soir même, tout le monde savait, même en ville, que tu avais écrit une lettre de renonciation à la succession du Roi, qu’on la tiendrait secrète et qu’on t’enverrait un émissaire pour te faire revenir sur cette imprudente décision. La princesse Marie serait, d’autre part, déléguée auprès de ta femme pour la faire sortir du couvent et la rapprocher de toi.
— Ces gens-là sont toqués, ma parole, grommela le prince.
— Je n’ai pas besoin de te dire que ton neveu Charles-Henri a soutenu que ces démarches étaient superflues et que tu ne céderais pas.
— Parbleu ! Ça fait son affaire. C’est même la seule chose qui me dégoûte dans le parti que j’ai pris.
— Seul, le Roi a dit des paroles conciliantes sur ton compte. Il paraissait sincèrement affecté.
— Pauvre papa ! C’est le meilleur de la bande, et cela me chagrine de lui causer des embêtements. Et ma mère ?
— De glace.
— Une mère de glace, ironisa le prince.
— Oh ! Paul, fit Osterrek d’un ton de reproche… Ta façon d’être avec les femmes la bouleverse. « Mes entrailles le renient », a-t-elle dit à la princesse Marie, qui va répétant cela comme un mot historique.
— Bon ! coupa brusquement le prince. Assez parlé de tout ce monde-là, que je vomis. Tu peux rester ici ?
— Tant que Votre Altesse le commandera, fit Osterrek, oubliant à cette minute de loyalisme le protocole de camaraderie.
Et, cette fois, le prince ne protesta pas.
— Alors, vieux, ne me quitte pas, fit-il. Installe-toi le plus près de moi possible. Tu as donné ton nom à l’hôtel ?
— Pourquoi pas ? Les flics de Bellevue savent que je suis ici. Le secrétaire m’attendait depuis hier à tous les trains. Mais nous sommes en terre étrangère. Et la frontière de la monarchie voisine est à vingt minutes du lac, si nous sommes expulsés.
— Expulsés ?
— Il paraît que ce n’est pas impossible.
— Qu’est-ce qu’ils y gagneraient ?
— Rien. Nous embêter.
Paul haussa les épaules. Il alla à la fenêtre regarder le lac. Il revint, le regard rasséréné, vers Osterrek, et c’était de nouveau le sourire panique qui plissait ses lèvres et ses veux. Osterrek, complice de son royal ami depuis les jours et les nuits de Paris, reconnut cet air et pressentit des confidences sur la Montarena. Le prince se rapprocha de lui et lui dit à voix contenue :
— Puisque tu veux bien me rester, je vais te demander un service. Oui… te confier une mission.
— Je suis à tes ordres.
— Écoute. Il y a, ici dans l’hôtel… une femme que je n’ai aperçue qu’une ou deux fois. Mariée, je crois… Des gens bien, mais pas de la société. Commerçants riches, fonctionnaires…
— De quel pays ?
— De celui-ci, je crois : je ne sais rien d’eux, pas même le nom, mais tu reconnaîtras la femme à ce qu’elle ressemble à Sabine Léris. Tu te rappelles ? Notre prix de beauté de 1924. Un peu moins jeune, et plus fine. Les mêmes cheveux châtains, la même peau rose… et un corps ! Léris n’était pas mal faite, mais celle-ci ! Je l’ai vue au bain… C’est la nuit de Michel-Ange, rajeunie de vingt ans, tu comprends ? Le col dégagé, une gorge à la fois ferme et lourde. Signe particulier : elle se baigne avec un maillot bleu.
— Elle n’en a qu’un ?
— Idiot ! Elle s’est baignée hier matin avec un maillot bleu.
Un moment, le silence laissa chacun des deux amis à ses réflexions.
— Bien, déclara Osterrek, je vais m’informer. Si je peux la joindre, qu’est-ce que je dois lui dire ?… Oui… Je comprends, c’est entendu… Mais je n’arriverai à rien, ou du moins ce sera interminable, si je ne peux pas lui dire qui est Votre Altesse.
— Dis-lui ce que tu voudras. D’ailleurs, elle le sait probablement déjà.
Les yeux du prince eurent cet étrange regard de faune qui mettait les femmes en émoi. Osterrek répliqua :
— Dans ces conditions, je m’en charge.
D’une voix dont il ne put dissimuler la fêlure, Paul murmura :
— Tâche que je la rencontre aujourd’hui. Comme argent, bien entendu, ce qu’il faudra.
Osterrek parla à mi-voix comme pour lui seul :
— Aujourd’hui… c’est trop court. Mais demain, veux-tu ? Il faudra que j’éloigne le mari, s’il n’est pas homme à s’arranger de l’affaire : je dois donc d’abord faire sa connaissance. Je tâcherai de l’emmener hors de l’hôtel. En arrivant tout à l’heure, j’ai repéré à cet étage un appartement avec un petit salon, tout au bout du corridor, numéro 14. Je vais le prendre pour moi, et je te donnerai la clef. Quelle heure te conviendrait ?
Pâle de désir, le prince dit :
— L’heure du thé serait la meilleure. Si demain est un jour comme celui-ci, tout l’hôtel sera dehors, terrasse ou plage.
— Oui… demain, vers cinq heures, murmura Osterrek, qui depuis un moment regardait avec attention le rideau interposé entre la chambre où il était et celle de Lody.
— Qu’est-ce qui te préoccupe ? demanda le prince.
— Qui habite là ?
— Lody.
— Elle ne se méfie de rien ?
— Non. Elle est jalouse, naturellement.
— Votre Altesse ne croit pas qu’elle nous ait écoutés ?
— C’est possible. Mais nous avons parlé français, et elle ne sait dire en français que le mot de Waterloo. Celui-là, par exemple, elle le dit bien.
— Tant mieux. Car elle est dangereuse. Oui, oui… ajouta-t-il en réponse à un geste d’indifférence ébauché par le prince. Je sais… Votre Altesse en a affronté bien d’autres !