La retraite ardente : $b roman
XIII
Quoi qu’en dît le prince à ses moments de méchante humeur, il s’accoutumait à son ange, et déjà il n’aurait pas consenti à s’en passer. Il lui arrivait, après une heure de causerie avec Osterrek, qui pourtant excellait à le distraire, de lui dire :
— Henri, je t’ai assez vu. Envoie-moi la petite et va te promener.
La « petite » arrivait, gardant, malgré l’accoutrement d’infirmière laïque, son air discret, son allure effacée de béguine. Et la conversation commençait. A dire vrai, le prince avait beaucoup moins envie de causer que de taquiner son ange. Nulle femme, fût-elle désirée, fût-elle aimée, n’avait jamais échappé à son goût de ce qu’Osterrek appelait « la banderiller ». A cette envie perverse se mêlait le besoin d’une société féminine, qui survivait au désastre de la chair et à la mort du désir. Tout cela entremêlé, et, comment dire ? velouté par l’obstination de plaire, de conquérir, de soumettre la victime à un esclavage passionné.
Or, cette fois, et pour la première fois, Paul « banderillait » un sujet dont nulle piqûre ne semblait effleurer, non pas la sensibilité, mais l’amour-propre. Il pouvait faire perler des larmes aux cils de Madeleine : il ne pouvait ni l’irriter, ni même provoquer sa bouderie. Pareillement, aucune habileté de questionnaire ne lui faisait dire ce qu’elle croyait devoir taire. Elle s’en excusait, elle en semblait mortifiée ; mais on sentait que la torture n’aurait point fait passer le rempart de ses lèvres à des mots, à des secrets qu’elle voulait retenir.
Il la sentait alors désolée, mais inflexible, et ne savait s’il l’exécrait ou s’il commençait à l’admirer.
Les premières joutes entre l’enfant désarmée et le tortionnaire professionnel eurent naturellement Stéphanie pour sujet.
— Qu’est-ce qu’elle te disait de moi ?
— Que vous aviez été très bon pour elle et qu’elle avait vécu très heureuse dans votre compagnie.
— Alors, pourquoi m’a-t-elle quitté ?
— Elle pensait qu’elle n’avait plus le droit de rester auprès de vous.
— Elle t’a expliqué pourquoi ?
— Je l’ai compris.
— Elle t’a dit que j’étais un grand criminel ?
— Elle m’a dit qu’il fallait beaucoup prier pour vous.
— Et vous avez prié toutes les deux ?
— Oui.
— Ensemble…
— Oui.
Sur cette réponse, Madeleine perçut bien que les yeux du malade se troublèrent et qu’un instant il préféra rêver que parler. Mais elle ne chercha pas à en comprendre la cause. Toujours, elle restait, au cours de l’entretien, volontairement passive.
— Qu’est-ce que vous demandiez pour moi, lorsque vous priiez ensemble ? reprit le malade.
— La miséricorde d’en-haut.
— Pour que je n’aille pas en enfer ?
Madeleine parut ne pas percevoir l’ironie.
— Pour que vous soyez pardonné et sauvé.
Les veux gris-poussière dardaient un regard si libre, si direct que le ferment railleur se stérilisait dans l’âme de Paul. Une puissante inquiétude, qu’il essayait en vain de réprimer, faisait cligner ses paupières. Et c’était avec une curiosité un peu angoissée qu’il continuait d’interroger :
— Mais comment vous imaginez-vous… toi, par exemple, comment t’imagines-tu ce que tu appelles : me sauver ?
— Comme pour nous tous. Comme pour toutes les créatures. Bien des pécheurs, avant vous, se sont convertis.
— J’entends bien. Mais, me convertir, qu’est-ce que cela signifie ? Dans ma religion ou dans la tienne ?
La jeune fille méditait un moment, puis répondait :
— Il n’y a pas deux vérités.
Paul s’irritait :
— Voyons ! ne dis pas de niaiseries… Tu crois qu’il y a un bon Dieu catholique et un bon Dieu orthodoxe ? Que tous ceux qui adorent le second sont damnés, et que ceux qui obéissent au premier vont en Paradis ?… C’est absurde !
— Je sais que je suis dans la vérité.
— Tu m’énerves… Fiche le camp !
Elle se levait aussitôt, et, sans un geste d’impatience, se dirigeait vers la porte. Alors le prince ressentait pour elle, si différente de toutes les femmes qu’il avait connues, un singulier mouvement de tendresse. Avant qu’elle eût passé le seuil, il la rappelait.
— Madeleine !
Et quand elle était revenue debout à son chevet :
— Rassieds-toi. Ne parlons plus de toutes ces sottises. Je ne veux pas te faire de peine. Raconte-moi comment tu t’es échappée de la ferme et comment tu es entrée au couvent. C’est une jolie histoire, et le docteur l’a interrompue l’autre jour.
Elle obéissait. En l’écoutant, le prince regardait sécher au bord de ces yeux, non sans une trouble volupté, des larmes qui avaient commencé de jaillir.
« Bizarre petit être ! songeait-il. Ni sotte, d’ailleurs, ni compliquée. Mais, à force de simplicité et de naturel, impénétrable… Pourtant, la voilà ! elle s’est échappée de son couvent pour moi ; elle dépense toute sa force à me soigner. Si elle n’avait pas l’air incapable d’aimer un homme, je penserais qu’elle m’aime. »
Sur ce point encore, — la raison de sa présence auprès de lui, — il la piquait de questions. Mais il sentait parfois, alors, qu’il s’égratignait à la pointe de ses banderilles :
— Tu es venue ici, et je t’en remercie, pour suppléer l’absence de Stéphanie. Est-ce une décision que tu as prise toute seule, sans consulter personne ?
— Oui, toute seule.
— Ç’a été… une impulsion ? Une sorte de suggestion intérieure ?
— J’ai senti que c’était bien… que je devais…
— Tu crois que c’est une inspiration divine ?
— Il n’y a que Dieu pour savoir.
— Tu ne me dis pas tout.
— Je vous dis ce que je peux dire.
— Si tu te confiais mieux à moi, je t’aimerais bien davantage.
— Je suis venue pour vous servir, sans condition.
Que répondre à de pareilles répliques ? Paul était d’essence trop subtile pour ne pas goûter cet air de tendre mystère que la jeune fille faisait flotter autour de lui.
Parfois aussi, la fugitive avait à se défendre contre Osterrek et le prince coalisés. Elle ne sentait pas Osterrek hostile ; elle avait raison. Le comte la trouvait intéressante et sympathique ; de plus, comme il aimait sincèrement son maître, il savait gré à Madeleine de le bien soigner, d’exercer sur lui une influence d’apaisement. Enfin, grâce à cette présence fidèle, il avait pu quitter, la nuit, le divan du petit salon et dormir dans son lit ; il pourrait même, au besoin, s’absenter durant quelques jours et vaquer, dans son pays, à quelques affaires urgentes demeurées en suspens.
Mais il était trop bien dressé à l’école de son royal camarade pour ne pas lui servir de second dans ses passes d’armes avec la béguine. La double attaque, d’ailleurs, n’embarrassait pas autrement celle-ci.
— M’est-il permis de vous demander, questionnait Osterrek avec la plus fine politesse, si l’on vous a écrit, du couvent, depuis votre départ ?
— On ne m’a pas écrit, Monsieur.
— Et toi, intervenait Paul, tu n’as pas écrit non plus ?
— Non.
— Rien à Stéphanie ?
— Non.
— Ni à l’aumônier ?
— Non.
— Pourquoi cela ?
— Je n’ai pas senti qu’il fallût écrire.
— Mademoiselle, reprenait Osterrek, j’ai l’impression que tout votre couvent doit s’imaginer que vous avez fait une fugue amoureuse.
— Oh ! pour cela, Monsieur, répliquait la jeune fille, non sans gaîté, je crois que vous vous trompez. Et puis, qu’importe ce qu’on imagine ? Cela ne change rien à la vérité des choses.
— Vous ne croyez pas qu’ils soient mécontents, là-bas, furieux contre vous et qu’ils parlent de vous sans bienveillance ?
— Je ne sais pas, Monsieur.
Le prince frappait de la main sur sa couverture.
— Est-elle énervante, hein, Henri, avec son flegme ?
Et, s’adressant à Madeleine :
— Au fond, tu es une petite orgueilleuse. Tu es convaincue d’avance que ce que tu fais est ce qu’on peut faire de mieux.
— Non, Monseigneur. Je ne suis certaine que d’une chose : d’avoir fait ce qui me semblait le mieux.
— Mais c’est de l’orgueil, cela !
— Est-ce que vous avez lu, Monseigneur, les épîtres de saint Paul ?
— Tu as lu ça, Henri ?
— Pas très récemment, Monseigneur. Mais Mademoiselle va nous renseigner.
— Pourquoi me demandes-tu ça, petite ?
— Parce que, dix fois au moins dans ses épîtres, saint Paul recommande de s’enorgueillir en Dieu.
Alors le prince riait franchement.
— Qu’est-ce que tu en dis, Henri ? Est-elle réussie dans son genre, notre missionnaire ? Écoute, Madeleine. Les nonnes de la Sainte-Quarantaine sont-elles toutes fabriquées sur ton modèle ?
— Il n’y a pas deux personnes tout à fait pareilles dans le monde, Monseigneur.
— Leibniz l’a dit avant toi : « Si deux êtres étaient identiques de tout point, ils occuperaient la même place dans le monde et ne feraient qu’un. » Mais c’est bien répondu tout de même… Va te reposer, mon enfant, nous t’avons assez tourmentée. Tu es charmante.
Et tandis qu’elle se retirait, il disait au comte :
— Mon vieux copain, avec son air de rien, cette gosse nous « obtient » à chaque coup.
— Elle est rudement forte, répliquait Osterrek. Mais, pour Dieu, ne la décourageons pas ! On ne la remplacerait pas facilement.
En dehors du prince, d’Osterrek, du valet de chambre et de la femme de chambre, Madeleine ne parlait qu’avec le docteur Burcart. Ce Suisse barbu avait vite apprécié la valeur de la nouvelle infirmière et, chaque jour après la visite, dans un français laborieux à consonances germaniques, il lui donnait ses instructions. Madeleine abrégeait le colloque autant que possible, car elle devinait l’attente angoissée du malade, et sa suspicion en éveil sur des propos qu’il n’entendait pas. Si courts fussent-ils, Madeleine y apprit l’état vrai du prince et en connut le danger.
Burcart les résumait ainsi :
— Voyez-vous, Mademoiselle, la blessure que nous soignons ne comporterait rien de périlleux pour un homme de quarante-trois ans dont la constitution serait en état normal. Le long decubitus l’affaiblirait un peu ; mais, une fois levé, quelques jours de convalescence le remettraient d’aplomb. Malheureusement, le prince, à quarante-trois ans, est un vieillard. Mais oui, un vieillard : bien des sexagénaires sont plus solides que lui. Congénitalement délicat, il a, depuis l’adolescence, abusé de tous ses organes. L’alcool, le jeu… les nuits sans sommeil… l’opium, la drogue blanche, les femmes : tout cela en même temps et sans répit ! Alors, le réseau artériel est en ruines, la congestion menace le système respiratoire. A mesure que la blessure elle-même se guérit, le péril de congestion s’accroît… Vous savez : cette congestion qui guette les gens âgés et les débiles, lorsqu’ils sont trop longtemps dans un lit ? On appelle cela : la congestion hypostatique, ou congestion passive. En pareil cas, lorsqu’on a le cœur du prince, l’embolie est à craindre. J’ai prévenu le comte Osterrek pour qu’il tienne la famille royale au courant : mais, depuis le scandale de la Montarena, il paraît qu’à la Cour on affecte de ne plus connaître l’héritier… Enfin, dès que ce sera possible, nous lèverons notre malade. Pourvu que ce ne soit pas trop tard !
Voilà ce qu’entendit l’infirmière, presque au lendemain du jour où elle inaugura ses fonctions. Ce serait bien mal connaître cette âme sublimée que de la supposer au désespoir, ou seulement désemparée par un tel diagnostic. Pour Madeleine, la mort n’est pas seulement l’achèvement de la vie : elle en est le but. La vie ne sert qu’à la préparer. La mort n’est pas une plongée dans le sommeil : tout au contraire, elle est l’aube, le grand réveil.
Tandis que Madeleine veille son malade assoupi, le malade auquel elle s’est entièrement consacrée, tout son être est tendu vers le désir de le sauver, mais non pas dans le sens où le docteur Burcart entend ce mot. Elle lui donne la même acception qu’au jour où, sans le connaître encore, elle a dit à Stéphanie : « Il faut le sauver… » Que ce soit dans la guérison ou dans la mort, peu importe. Il faut le sauver.
Cela n’empêche pas l’infirmière d’assister le malade, par tous les soins qui peuvent le guérir ; de lui épargner tendrement la souffrance ; d’être ingénieuse et dévouée comme une mère pour l’enfant de ses entrailles. Le malade ne peut que s’y méprendre et conclure qu’il lui a inspiré une sorte de passion chaste. Comment comprendrait-il le secret muré derrière un front impassible ?
Pour le moment, malgré ce malentendu pathétique, tout conspire à le rapprocher d’elle, peu à peu. D’abord, l’allégresse de revivre : le docteur Burcart a décidé d’enlever l’appareil dans cinq ou six jours ; peut-être prématurément, mais l’auscultation du cœur a révélé l’urgence. Paul qui ne connaît point cette raison redoutable, voit dans l’enlèvement de l’appareil, dans l’espoir d’être mis debout, le signe de la guérison. Il attend la date promise avec impatience. Être délivré de ce corset incommode, quitter le lit, marcher, changer de lieu, il lui semble qu’aussitôt le flot de la vie recommencera à baigner tout son être. A cette date il remet superstitieusement la renaissance de toute sa vigueur.
On a observé que, dans les crises intenses, surtout dans la fièvre, la pensée du malade fuit instinctivement les plus pressantes préoccupations de sa vie normale, ce qui est sa besogne mentale et son souci familier : on dirait qu’il en a peur. Ainsi la pensée du prince, au lendemain de la blessure qui le terrassait, a repoussé l’image des femmes, qui était son obsession coutumière et voulue. Dans la prostration de tous ses sens, la femme lui semblait l’ennemie ; elle lui faisait horreur : elle lui inspirait une sorte de répugnance. A peine un bref mouvement de curiosité quand Madeleine a surgi dans sa vie : puis tout de suite après l’indifférence, voire l’impatience taquine…
Maintenant que la certitude de la guérison lui apparaît, tout change. Il s’étonne de la frigidité qui l’engourdit. Il n’y veut pas croire. Il ramène de force sa pensée sur les plus brûlantes aventures de sa vie ; il feuillette mentalement ce qu’Osterrek et lui appellent « son album d’amour »… A peine, de temps à autre, une étincelle jaillit des cendres remuées, trop vite éteinte elle-même pour allumer le feu du désir. Il s’efforce encore. Il imagine qu’il franchit les murs de la Quarantaine, qu’il pénètre dans le couvent, qu’il atteint la cellule de Stéphanie. Il la surprend dans son sommeil de pénitente, la conquiert sur elle-même et sur son divin fiancé ; dans les soupirs et les sanglots, elle crie son apostasie, son retour éperdu à l’amant, à la volupté… Fade imagination dont le romanesque banal l’écœure aussitôt et qu’il repousse ironiquement. Osera-t-il une dernière épreuve ? Depuis le coup de stylet, il a chassé de sa mémoire la scène que trois personnes connaissent seuls : Osterrek, la Montarena et lui-même. Il sait pourtant que, si son cerveau et son corps reprenaient leur équilibre d’avant, l’image évoquée de cette blanche femelle, en double folie, luxure et meurtre… ah ! certes… naguère, nulle piqûre aphrodisiaque n’eût mieux électrisé son désir. Eh bien ! essayons ! Craintivement encore, il souffle sur la fumée dont il a volontairement obscurci cette minute atroce. Voilà… La nuit approchait de sa fin. Il s’est réveillé. Il a vu la femelle blanche assise sur le lit, le guettant. Ses sens ont été frappés de deux choses : la blancheur comme surnaturelle, et la senteur exaspérée, la senteur fauve de ce corps tout blanc. Il s’est reculé d’un bond. Elle s’est penchée vers lui ; il a remarqué ses yeux de folle, ses yeux convulsés qui semblaient trembler dans l’orbite…
Alors…
Mais la force de se souvenir plus avant se dérobe soudain à la volonté du malade. La peau de son front filtre de la sueur. Ses doigts se crispent… Avec horreur il freine sa pensée. Il ne sait plus s’il veille ou s’il dort. Il est inerte. Il a peur.
Deux mains fraîches ont saisi doucement ses mains et les retiennent… Rien n’échappe à la veille attentive de Madeleine. Elle a surpris la crise ; courbée maintenant vers le chevet, elle verse, par l’effet tant de fois expérimenté de son seul contact, la paix dans ce pauvre organisme en désordre. Paul rouvre les yeux ; il la regarde. Cette forme féminine qui lui est désormais familière, il s’avoue qu’elle lui est précieuse. Pourquoi, puisqu’elle ne lui fait que du bien, ressent-il contre elle une irritation puérile ? De quoi lui en veut-il ? Il le distingue à présent, à la lueur trouble de la courte flambée qu’il a tout à l’heure allumée en lui-même. Il en veut à Madeleine de ce qu’elle ne réveille pas son désir. « Pourtant elle n’est pas laide. Sa figure est fine et lumineuse… Cette masse de cheveux ! Et cette bouche, d’une santé champêtre ! Quel sang pur colore, mais à peine, les joues !… Et ces yeux inflexibles, qui vous pénètrent et qu’on ne pénètre point !… » Pauvre innocente dévouée ! Tandis qu’elle prie en tenant les mains de cet indompté, comment se douterait-elle qu’il s’exerce, qu’il se force à la violenter par la pensée, qu’il lui arrache sa blanche parure d’infirmière, qu’il contourne d’une prunelle experte les replis de sa jeune stature, qu’il la parcourt et la sonde ! Exercice qui lui fut naguère habituel et qu’il appelait, dans ses entretiens avec Osterrek : prospecter. Mais, cette fois, la prospection se heurte, comment dire ?… à une sorte de glacis interposé entre ce corps virginal et le blanc lainage qui, chastement, le dérobe au regard. C’est comme s’il déshabillait par la pensée un mannequin de cire : l’apparence d’une femme, point une femme. Irrité, il dégage ses mains des mains de l’infirmière et détourne la tête… « Comment désirer une femme dépourvue de sens ? » se dit-il à lui-même. Et juste en l’instant où il se le dit, il sent poindre non pas dans son organisme impotent, mais dans son cerveau lucide, une angoisse qu’il reconnaît, qui est douloureuse et qui pourtant le ravit, car c’est une récupération de son tempérament d’avant la blessure : l’angoisse de n’être pas désiré par une femme. Est-il possible que celle-ci, vivant depuis tant de jours dans son intimité, reste insensible. « Un malade emplâtré comme je le suis n’est pas un homme… Mais bientôt je serai debout… »
Désormais, cette piqûre est en lui, et le virus qu’elle inocule chemine. La présence continue de l’ange ne ressuscite point le désir, mais elle fait renaître l’anxiété. Que la force se ranime, le désir renaîtra ; il en est sûr.
Tout homme d’amour est vulnérable au cœur, tout homme pour qui l’amour est à la fois le but de la vie et le moteur de l’action. Vulnérable, non par la passion romantique, par le désespoir de René ou d’Antony. Le vautour qui le fouille s’appelle l’angoisse… Angoisse que l’objet convoité n’échappe, que la minute propice ne passe, qu’elle ne se retrouve plus ou qu’un autre la dérobe. Pareille angoisse, un homme d’amour tel que Paul ne la ressent pas pour une Montarena : celle-ci n’est rien de plus dans la vie qu’un divertissement masochien. Au contraire, une Stéphanie la provoque : immolera-t-elle ses scrupules spirituels à l’amour ? N’est-ce pas trop lui demander et ne va-t-elle pas se dérober pour jamais ?… Plus encore une Madeleine, pour qui la chair n’est rien, qui est tout âme et dont on risque, en brusquant la chair, de mettre en fuite, sans retour, l’âme indignée. Pour Madeleine, le prince le sait bien, subir l’étreinte d’un homme, même d’un homme qu’elle aime (et elle m’aime, se dit-il), serait un martyre, une plongée dans l’enfer. Il faut, peu à peu, lui faire désirer ce martyre et haleter vers cet enfer, comme vers un ciel. Voilà qui vaut un effort ; mais cet effort, par sa difficulté même, par le prix attaché à sa réussite, par l’incertitude du succès, provoque l’angoisse.
Fustigé par l’angoisse, soutenu par la santé factice que lui vaut la promesse d’être libéré de son corset de plâtre et de se lever bientôt, le libertin joue à fond la partie contre la sainte. Il met en œuvre toute sa connaissance du mystérieux composé féminin, tout ce que ses manières et son esprit ont d’enveloppant, de dissolvant, d’irrésistible pour la femme. Celle-ci est différente des autres. On ne saurait agir sur elle en flattant sa coquetterie : elle n’a pas de coquetterie. Elle n’a pas de vanité non plus, et Paul se rend compte (non sans colère) qu’un prince est pour elle un homme pareil aux autres. Elle n’a pas davantage de sens, ou du moins ses sens — Paul lui a fait raconter son passé — ont reçu dès l’enfance ce que les médecins appellent le « choc » et sont pour le moment amortis, inertes. Est-elle donc invulnérable ? L’homme d’amour ne le croit pas. A la cuirasse de l’ange, il a surpris deux défauts. D’abord, elle l’aime. Il n’en doute pas, et il est bon juge. Elle l’aime comme elle peut aimer, sans bouleversement moral, sans ferveur charnelle, sans désir. Mais elle est aimantée vers lui, vers lui seul. Elle a tout quitté pour lui, sans le connaître, et maintenant, isolée comme la voilà de tout ce qui soutenait sa vie, il est son univers. Elle l’aime, et Paul, merveilleusement perspicace dès qu’il s’agit d’une femme à conquérir, devine que cet étrange amour sera satisfait, qu’il aura atteint son objet si, comme elle le lui dit sans détours, elle parvient à le « sauver ». Combien paraît étroite et mesquine au prince cette conception du salut ! « S’il existe un Maître souverain, changer de prêtre, changer de confession, est-ce donc changer les rapports entre l’homme et ce Maître ? » Mais il se garde bien, à présent, de lui confier son incroyance. Au contraire, il la questionne, il l’encourage à faire acte de prosélytisme, tout en la prévenant (car il redoute les dons divinatoires de l’ange) qu’il s’agit seulement encore d’une curiosité sympathique.
— Suppose, lui dit-il, que tu es toujours postulante à la Quarantaine. Suppose que j’arrive, comme Stéphanie, pour y faire une retraite. Comment t’y prendrais-tu pour me convertir ?
Elle se prête avec une souriante complaisance à ce jeu mystique. Ses yeux gris-poussière, arrêtés sur le visage du prince, distinguent aisément que, pour lui, c’est un simple jeu. Elle n’en soupçonne pas le but secret, parce que son humilité ne peut concevoir que Paul la considère comme une femme « pour lui », et, s’il le lui disait, elle croirait qu’il se moque. Elle parle cependant, sûre que les mots prononcés ne sont pas tous emportés par le vent. Paroles de conversion, vous êtes pareilles à ces graines volantes qu’un ormeau, l’automne venu, éparpille dans l’air par centaines de mille. Qu’une seule se fixe et germe dans la terre, un arbre naîtra.
Lui résiste, comme une terre sèche et dure, orgueilleuse de sa stérilité. Mais l’ironie qu’il oppose au plaidoyer de l’ange ne l’empêche pas d’en ressentir l’attrait. Il admire sa prodigieuse mémoire. Des passages entiers des grands livres ascétiques coulent de ses lèvres si aisément qu’on ne sait, parfois, si elle donne sa pensée ou cite la pensée d’autrui.
— Sais-tu bien, dit-il au comte, que non seulement cette petite n’est pas bête, mais que sa vie n’est pas une vie bête ? C’est tout un monde, bien plus vaste et plus varié que notre monde à nous, qui s’agite dans cette tête de béguine.
Osterrek répond :
— Bah ! dans la plupart des maisons de santé, on abrite de braves bourgeois timbrés, qui s’imaginent être Napoléon ou Bismarck. Est-ce une grande vie que leur vie ?
Plus sensible, plus artiste que son compagnon, et (bien qu’il refuse de se l’avouer) tracassé parfois, dans sa détresse, par l’idée de la mort, le prince n’est pas impénétrable aux effluves spirituels qui émanent de l’ange. Il admire cette âme sûre de sa voie, et que nulle force ne saurait en détourner. Il lui advient de penser : « Elle a de la chance ! »
De certaines questions qu’il lui pose, toute ironie est parfois absente.
— Intelligente comme tu l’es, tu n’as jamais conçu le moindre doute sur la réalité de toutes ces choses auxquelles tu crois ?
— Non.
— Pourtant il y a de grands saints qui ont eu des doutes.
— Dieu m’a épargné cette tentation.
— Alors tu n’as aucun mérite. Tu crois comme je ne crois pas, par instinct.
— Oui. Mais moi je suis heureuse de croire, et vous, vous n’êtes pas heureux de ne pas croire.
— Je ne suis ni heureux ni malheureux. Je ne crois pas, voilà tout. Je n’y peux rien.
— Vous pouvez prier pour que la foi vous vienne.
— Mais c’est absurde ! Je ne peux pas prier quelqu’un en qui je ne crois pas.
— Vous pouvez toujours prier… Si vous tombiez au fond d’un précipice, dans un endroit désert, vous crieriez tout de même : « Au secours ! »
— Parce qu’il pourrait y avoir quelqu’un à portée de ma voix, par extraordinaire.
— Êtes-vous certain qu’il n’y ait personne ?
Le trouble spirituel que provoquent en lui de tels entretiens n’est jamais de longue durée. Mais l’angoisse amoureuse s’avive d’autant. Madeleine lui semble à présent défendue par une sorte de cercle enchanté. D’une femme, n’aurait-elle que les apparences ? « Elle a beaucoup embelli depuis qu’elle me sert, pense-t-il. Son visage s’est débarbouillé du jaune claustral. Cette tête d’ange est supportée, j’en suis sûr, par un corps plus proche de la nymphe que de l’ange… Le contact de ses mains sur mes mains m’est agréable ; seulement, il me calme au lieu de m’émouvoir. Et, quand elle se penche sur moi et que j’essaye de la respirer, mes narines ne recueillent rien de cet arome féminin qu’exhale une Lody ou même une Stéphanie. Elle sent ce que sent une tige verte qu’on brise, au printemps. N’importe ! Je la veux et je l’aurai. »
L’angoisse était si cinglante, par moments, qu’il pouvait la prendre pour du désir. Ses mains s’attardaient autour des poignets de l’ange insensible qui n’opposait pas de résistance. Sur un ton de plaisanterie qui dissimulait à peine son émoi intime, il osa lui dire :
— Il me semble avoir lu quelque part, je ne sais quand, qu’une certaine bienheureuse offrit à Dieu sa propre damnation pour le salut des autres damnés.
— Je l’ai entendu dire moi-même, répondit Madeleine, mais j’ignore si c’est exact. Le certain, c’est que saint Paul a dit : « Que je sois anathème pour vous sauver ! »
— Alors, Madeleine (et il souriait pour atténuer l’audace du propos), si je te disais : « Je me fais catholique, et bon catholique : mais toi, d’abord, tu te livres à ma discrétion ? »
Il fut étonné qu’elle ne sursautât ni ne protestât. Au contraire, elle réfléchit un long moment, puis :
— Seriez-vous prêt à le jurer sur votre propre tête ?
Ce fut dit si gravement, d’un accent si pathétique, qu’il frissonna. Il ne répliqua rien et se tourna sur l’oreiller pour échapper au regard de l’ange.