La retraite ardente : $b roman
XIV
Vint enfin le matin impatiemment attendu où l’appareil fut enlevé. Le docteur Burcart avait amené un confrère pour l’aider : Madeleine ne servit qu’au ménage de l’opération. Elle que l’hospice de la Quarantaine avait pourtant habituée à la nudité masculine et qui, depuis qu’elle soignait Paul, l’avait assisté comme une mère assiste son enfant, détourna instinctivement son regard de ce buste douloureux quand les médecins le dévoilèrent. Tout s’acheva d’ailleurs à souhait. La plaie était cicatrisée. A condition de ne pas brusquer les mouvements, le malade, pourvu d’un simple bandage, ne risquait rien à quitter le lit et à s’installer dans un fauteuil une heure ou deux par jour. Bientôt même, assurait Burcart, le fauteuil pourrait être transporté au dehors, par exemple sur la terrasse de l’hôtel.
Ainsi fut-il fait par les soins d’Osterrek et de Madeleine. Madeleine ne quitta plus son malade un seul instant. Elle s’attristait de le voir plus sombre, plus nerveux qu’avant… Certes le changement de régime suffisait à expliquer la fatigue. Mais une raison échappait à Madeleine, une raison qu’elle ne pouvait deviner. Le prince était déçu. Son impatience fébrile avait arbitrairement décidé par avance que le lever marquerait pour lui la résurrection, corps et esprit. Or il gisait dans le fauteuil comme dans le lit, un peu plus abattu seulement. Il redevint avec Madeleine irritable et injuste. L’angoisse sensuelle le tenaillait, tandis qu’il constatait avec fureur sa propre frigidité.
Ainsi passèrent quatre journées assez difficiles : au cours de la troisième, le prince avait eu un commencement de congestion peu grave et vite enrayée. Le cœur marqua des intermittences. Cependant les nuits furent meilleures qu’au temps où l’appareil le ligotait, et, par contre-coup, Madeleine put goûter un peu de repos nocturne.
Voici comment, pour elle, s’ordonnaient les choses après le léger souper du soir. Si le malade ne la réclamait pas auprès de lui, elle s’attardait volontiers dans sa propre chambre, en méditation, en lecture ou en prière. Elle n’avait jamais eu besoin de beaucoup de repos, ni dans sa vie de paysanne, ni dans sa vie de moniale. Vers minuit, elle arrêtait la lecture, oraison ou chapelet et, profitant de ce que son malade était toujours, vers cette heure-là, plongé dans son meilleur sommeil, elle s’octroyait le seul confort qu’elle appréciât dans l’installation de sa chambre d’hôtel : le bain quotidien. Elle le prenait d’ailleurs avec la pudeur d’une religieuse, réduisant au minimum la nudité et le temps de la nudité. Le bain pris, elle s’habillait pour la nuit : une longue chemise, un jupon assez chaud et son costume blanc d’infirmière, qui ne différait de celui du jour que par plus d’ampleur, par l’absence de ceinture et de poignets boutonnés. Elle nouait ses cheveux en un chignon serré, les enfermait sous une résille, puis, sur la pointe des pieds, gagnait la grande chambre et le divan. A cette heure-là, une seule chose eût éveillé le prince : l’allumage brusque d’une vive lumière. Aussi était-ce presque à tâtons, à la lueur d’une veilleuse disposée pour la nuit, que la jeune fille s’étendait sur le divan, ramenant un couvre-pied sur ses jambes. Presque aussitôt sa pensée s’égarait dans le réseau des prières qu’elle continuait de balbutier, et bientôt elle s’endormait. Mais quelque chose veillait en elle : au moindre mouvement du prince, elle ouvrait les yeux et se dressait sur son séant.
La nuit qui joint le dernier jour d’octobre au premier de novembre, il advint ceci qui jusqu’alors n’était jamais arrivé : le prince dut appeler par deux fois Madeleine avant qu’elle secouât sa torpeur. Il faut dire que ce double appel retentit précisément à l’heure où, comptant sur le sommeil initial de son malade, elle se laissait elle-même glisser à fond dans le noir abîme. Un peu après que pour la seconde fois les syllabes de son nom eurent frappé son oreille, elle s’éveilla en sursaut, le cœur tumultueux. Elle était si troublée qu’au lieu du « Monseigneur » qui tout naturellement avait surmonté et dénoncé la convention du « Monsieur Lazare », elle balbutia :
— Monsieur ?
Le prince répondit :
— Viens, Madeleine. Mais n’allume pas l’électricité, cela m’irrite les yeux. La veilleuse suffit. Viens.
Il disait cela d’une voix angoissée qui bouleversa la gardienne. En un clin d’œil elle fut debout et elle courut au chevet. Comme le lit était assez loin de la veilleuse, elle distingua mal le visage du malade. Mais elle vit qu’il s’agitait.
— Vous souffrez ? dit-elle, penchée vers l’oreiller et lui palpant doucement le front d’une main, tandis que l’autre tâtait le pouls. Dites ?… Vous souffrez ?
Il parut s’apaiser un peu et murmura.
— Je ne sais pas… Je suis nerveux. Je suis mal à l’aise. J’ai dû avoir un cauchemar et je me suis réveillé tout d’un coup… Assieds-toi près de moi.
Elle obéit et lui enferma les doigts dans ses paumes jointes, comme quand il avait la fièvre. Les mains prisonnières étaient assez fraîches et ne tremblaient pas. Alors, avec son habituelle acuité de perception, elle commença de soupçonner cette crise d’être factice. Elle n’aurait pas eu d’hésitation si elle avait pu voir les yeux du prince ; mais, dans cette pénombre, le détail de leur regard était l’un pour l’autre indiscernable. Et la pénombre, voulue par lui, devint aussi suspecte à Madeleine.
D’une voix qui n’était pas très assurée, elle lui demanda :
— Cela va mieux ?
— Oui… Mais ne me quitte pas.
— Non, bien sûr.
Les mains qu’elle tenait n’avaient point la chaude moiteur des fiévreux ; pour la première fois leur toucher souple et ferme lui parut, pour ses doigts à elle, doux et presque insupportable à force de douceur. Ces doigts remuaient imperceptiblement. Madeleine en recevait l’impression d’une caresse. L’immobilité, la fixité de la tête, du corps entier du blessé, avaient aussi quelque chose d’anormal. Madeleine sentait qu’il retenait son souffle pour ne point haleter. Et ce contact par les mains, cette demi-nuit, ce souffle contracté, tout cela lui paraissait vaguement menaçant.
Elle eût voulu retirer ses mains, elle ne pouvait pas, non plus qu’elle ne pouvait parler, ni presque lier ensemble deux idées. Une minute s’écoula… Peu à peu, rassurée sur la santé du malade, elle commença de goûter un étrange bonheur : c’était autre chose, mais c’était tout de même comparable, — non pas aux joies extatiques qui l’avaient effleurée deux fois dans sa vie de cloître, — mais à ces chutes dans le non-vouloir, dans le non-penser, qu’elle avait délicieusement subies après des heures d’oraison… Ne se rappeler rien. Ne rien souhaiter. Se sentir baignée, pénétrée d’une vitalité supérieure qui supplée les facultés amorties, absentes. Ne savoir plus si l’on a des sens, n’être plus sûre d’être soi, et fléchir sous l’accablement d’absorber tout en soi…
Combien de temps dura cette transe ? Aussi longtemps que l’enlacement de leurs mains demeura immobile, ou du moins ne comporta que de légers tressaillements… Pour Madeleine, le charme se rompit aussitôt que les mains de l’autre, dégagées avec lenteur, se firent enveloppantes, au lieu de prisonnières. Quelle tendresse encore, dans cet enveloppement ! Mais déjà ce n’était plus la quiétude mystique, et « il surgissait quelque chose d’amer »… Tout à l’heure, Madeleine goûtait une joie, et de tout son être en appelait la continuation ; maintenant c’était encore de la joie, mais elle n’y acquiesçait plus ; elle la subissait, et si elle ne s’en délivrait pas dans l’instant même, c’est qu’elle se trouvait enchaînée comme on l’est parfois dans un songe. Félicité redoutable. Voici que ces chaînes vivantes et mouvantes quittèrent ses mains, serpentèrent autour de ses poignets, et, par l’entre-bâillement des manches, remontèrent, d’une lenteur énervante, jusqu’au creux de la saignée ; là, elles s’attardèrent, et il sembla à Madeleine que tout son être ne vivait plus que dans ces deux conques délicates où les doigts tyranniques s’imprimaient sans les meurtrir. Les doigts et aussi la paume glissante des mains continuèrent leur ascension ; puis la main gauche étreignit fermement l’épaule gauche, la main droite quitta le bras droit, s’approcha cauteleusement du buste. La honte de Madeleine fut telle qu’elle commença de perdre le sentiment. Elle demeura pétrifiée. Et déjà la main droite du prince, sous la tiède saillie qu’elle commençait d’investir, sentait palpiter un cœur…
Alors cette main audacieuse crut tenir la victoire : brusquement remontée, elle osa, sur la pointe du sein profané, un frôlement tendre et précis. Ce fut le geste d’exorcisme. L’imprudent ne soupçonnait pas la tension nerveuse de ce corps virginal… Madeleine perdit tout contrôle d’elle-même et soudain se débattit pour échapper, coûte que coûte, oubliant où elle était et contre qui elle se débattait. Les manches de sa robe reliaient au buste du blessé les mouvements désordonnés par quoi elle tentait de se libérer. Il essaya de la contenir ; il essaya de s’échapper lui-même. Mais il n’avait aucune force ; son corps en suspens portait à faux sur son flanc gauche. Un sursaut plus brusque de Madeleine lui causa une vive douleur. Il retomba sur le lit avec un gémissement. Aussitôt Madeleine, épouvantée, cessa de se débattre, et, comme par enchantement, ils se trouvèrent dégagés.
Elle tourna le commutateur proche du chevet… Elle vit qu’il gisait sans mouvement. C’était elle qui avait fait cela ! Recouvrant sa pleine lucidité, elle se pencha, elle rabattit le drap et la couverture, défit les boutons de la chemise et des manches. Le blessé, toujours inerte, la laissait faire, et elle avait trop d’angoisse pour se demander si cette inertie était réelle ou feinte. Le torse pâle apparut à nu, émacié par la maladie. Mais cette minceur même le rajeunissait, en faisait un torse d’éphèbe. Il avait la peau translucide et nacrée des hommes roux, sans la moindre toison au creux du thorax ; seules les aisselles étaient rousses. Sur l’avant-bras, le duvet fauve n’était qu’une lueur. Madeleine constata que le choc avait fait sauter la bretelle gauche du pansement, qui, défait, avait roulé sur le drap. Elle souleva ce buste glabre. Elle n’était plus qu’une infirmière, maîtresse de sa tête et de ses gestes. Elle approcha de la lumière le pansement détaché, pour voir s’il avait coulé du sang. Non : sous le carré d’ouate, le fin tissu gardait sa blancheur intacte. Déjà à demi rassurée, elle déposa le pansement sur la table voisine pour examiner la cicatrice.
Mais elle fut alors immobilisée et comme hallucinée par ce qu’elle voyait. Ce corps nacré d’homme roux, d’apparence exsangue, voilé jusqu’à la taille par la blancheur des linges, le torse maigre émergeant de cette blancheur et entaillé au niveau du cœur par une blessure aux lèvres à peine jointes ; ces bras minces, l’un allongé, contre le flanc, l’autre pendant ; ce beau visage pitoyable dont les yeux, sous les paupières abaissées, semblaient seuls vivre encore… Voyons !… rêvait-elle ? était-elle le jouet d’une vision divine ou d’un prestige du tentateur ? Comment, jusque-là, n’avait-elle pas remarqué cette ressemblance extraordinaire, telle qu’on eût pu croire que l’homme réel qu’elle regardait avait prêté son image au peintre pour le tableau de la chapelle froide ?
Comme devant le tableau de la chapelle froide, elle s’imagina qu’une voix lui chuchotait : « Il faut le sauver… » Tout se mit à tournoyer autour d’elle ; elle tomba plutôt qu’elle ne s’agenouilla au pied du lit, la tête contre le bord, éperdue. Elle essaya de prier : les mots de la prière n’habitaient plus sa mémoire. Désespérée, elle laissa des pleurs mouiller ce lit où gisait son Maître. Elle n’avait plus de force pour le secourir : n’était-il pas, lui aussi, inerte pour jamais, telle son image de là-bas ?
Alors elle sentit qu’une main lui caressait les cheveux. Une voix dit son nom. Elle osa relever la tête. Ineffable joie ! le malade avait rouvert ses yeux ; il la regardait sans colère.
Elle balbutia :
— Pardon !
Il dit seulement :
— J’ai froid.
Elle remit le pansement avec une preste dextérité, renoua les attaches de la chemise, releva le drap et la couverture. Il la laissait faire sans rien dire, mais ses yeux, qu’elle n’osait plus regarder, ne la quittaient pas. Quand elle eut fini, elle s’agenouilla de nouveau à son chevet, et, les lèvres sur sa main, elle répéta :
— Pardon !
Il lui frôla le cou et les cheveux.
— Je ne t’en veux pas, fit-il. Tout est arrivé par ma faute, et c’est toi qui dois me pardonner.
— Vous ne souffrez plus ? implora-t-elle.
— Non. Je vais me rendormir, je le sens ; je suis très las. Toi, va te reposer aussi…
Et comme s’il devinait une anxiété dans le silence et l’immobilité de sa gardienne :
— Va te reposer et ne crains rien… La sotte chose que j’ai faite tout à l’heure, je te donne ma parole que je ne la recommencerai pas. Et, tu sais ? Je ne vaux pas cher ; mais ma parole vaut mieux que moi. Va dormir.
Pleine de confiance, elle obéit. Elle-même fléchissait sous une extrême lassitude. Quelques minutes après, le sommeil les avait repris tous les deux. Mais il ne les séparait point.