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La retraite ardente : $b roman

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XVIII

La nuit…

La nuit, lâche ennemie des faibles : elle abuse contre eux de sa force obscure, insaisissable. Les enfants, les sans-asile, les malades s’épouvantent à sentir qu’ils sont sa proie désarmée : les malades surtout, que leur impotence lui livre enchaînés. Alors le monde, autour de leur lit chétif, s’espace, se vide, les abandonne à leur souffrance et à leur angoisse. Alors ils pensent : « Nous sommes un déchet, un rebut ; on nous tolère ; on ne nous achève point ; mais, le matin venu, le monde ne s’apercevra même pas si nous ne nous réveillons pas avec lui. »

L’ombre de la nuit passagère rejoint ainsi, pour consommer leur détresse, la grande ténèbre éternelle.

Heureux, parmi ces désolés, ceux que des mains pleines de santé retiennent au bord du ravin d’épouvante. Ils se raccrochent à cette chose vivante, capable de résister à l’ennemi. Par la vue, par le contact, par l’avide aspiration des paroles et du bruit, des pas qui rompent le silence hostile, ils s’incorporent à un organisme sain et fort, ils s’abritent contre la nuit… Les mains de Madeleine, ses yeux de lumineuse poussière, son visage rayonnant de jeunesse et de vigueur paysanne, l’articulation lente et sûre des mots qu’elle prononce : quel bienfait vaudrait celui-là pour le débris humain dont elle veille l’insomnie… Il l’a appelée au secours dès que l’autre femme l’a laissé seul après l’avoir frappé au cœur. Sa détresse égoïste n’a pas eu un mot de repentir ou de pitié pour le mal que l’humble gardienne a enduré, qu’il sait qu’elle a enduré. Il a dit brièvement, sèchement :

— Aide-moi à me coucher. Et que personne n’entre, personne… tu entends ?

Mais, dans la calme tiédeur du lit, sa colère s’est peu à peu détendue. Il s’est laissé bercer, caresser par l’enfant maternelle, comme un enfant plus débile. Devant elle, si humble, si discrète, pourquoi se contraindre ? Il a laissé couler des larmes qui l’oppressaient et dont le cours l’a soulagé. Il s’est plaint puérilement du mal qu’il a souffert. Il a confessé la peur atroce qui l’étreint depuis que des mots irréparables ont été prononcés : la peur de mourir. Oui, ce même prince Paul qui, dans les combats du front oriental, s’est fait gourmander et punir par ses chefs pour sa témérité maladive, la peur de mourir le mue en un chiffon humain. Il s’agrippe aux poignets de Madeleine.

— Dis-moi la vérité. Pas de dérobades ni de défaites. Est-ce que je suis perdu ? Je veux savoir !

Ah ! le solide appui, l’efficace réconfort — ce regard, inflexible sous l’attaque de son regard et la réponse de cette bouche qui ne peut pas mentir :

— Jamais le médecin ne m’a dit pareille chose. Vous avez été en danger, alors que vous ne pouviez pas vous lever. Mais quelle maladie ne comporte pas de danger ? Une des novices de la Quarantaine est morte à vingt ans sous nos yeux pour une piqûre de mouche.

Il pense :

« Comme c’est vrai, ce qu’elle dit ! On ne sait rien à l’avance… J’ai été déjà plus malade que je ne suis, et j’ai guéri. »

— Si tu me soignes bien, fait-il, je ne mourrai pas. J’ai confiance.

— Je vous soignerai de toutes mes forces.

Les mains de l’ange, à force d’être serrées et retenues, sont presque douloureuses. Et il ne lui permet pas non plus de se taire ; il veut l’entendre parler, car cette voix l’empêche de penser par lui-même. S’il était capable, dans sa détresse, de comparer ce qu’elle dit avec ce qu’a dit Stéphanie, comme il admirerait le don inné, chez la paysanne inspirée, de l’apostolat consolateur ! Pourtant, elle ose lui parler de cela même qui l’épouvante, de la Visiteuse suprême dont il croyait tout à l’heure entendre le pas derrière le seuil. Mais dans les propos de Madeleine, il ne s’agit plus d’un danger qui le menace, lui, le malade. Elle raconte avec simplicité comment elle-même envisage le terme de sa propre vie ; combien il est aisé, quand le cœur est paisible et net, de vivre amicalement avec une telle pensée. « Je serais bien malheureuse, dit-elle, si je devais échapper au sort commun, et voir éternellement les jours et les nuits se succéder… » Il écoute avidement. Il lui semble que le péril n’est plus pour lui seul ; que c’est comme au front d’Orient : une menace confuse, aussi probable pour n’importe qui que pour soi. On ne sait où l’obus éclatera ; on se fie à sa chance. Et la Visiteuse effrayante finit par se muer en une compagne douce et pitoyable qui nous suit tout le long de la vie et se rapproche enfin de vous pour soutenir et recueillir les derniers pas.

Madeleine sentait mollir peu à peu l’étreinte angoissée de ses mains et leur fièvre fléchir. Les paupières du malade commencèrent de battre, puis s’abaissèrent. Cependant Madeleine ne cessa point de parler, connaissant le pouvoir de sa voix… Mais, peu à peu, au lieu de l’exhorter, elle murmura simplement des prières. Non pas uniquement des prières apprises, mais ses prières « à elle », ces conversations implorantes qu’on ne lui avait jamais enseignées, et qu’elle n’interrompait guère, à travers les travaux de sa vie… « Ma chère patronne, je vous supplie de réconcilier ce pécheur, et je m’offre à être sa rançon. Le Sauveur s’est bien chargé des péchés du monde : une pauvre petite chose comme moi ne peut-elle pas être sacrifiée au salut d’une âme ? Ma chère sainte patronne, je vous en prie, je vous en prie… »

Il reposait à présent. Elle mit silencieusement le lit bien en ordre ; puis elle traça du pouce droit, sur le front du malade, les deux traits perpendiculaires de la croix. Ensuite, elle éteignit la lumière des ampoules, et, à la lueur de la veilleuse, gagna sa couche, où elle s’étendit, parée à toute alerte.

Le lendemain, au cours de la matinée, il attira contre lui la tête de la jeune fille et l’étreignit tendrement, sans l’ombre de perversité.

— Hier, lui dit-il, tu m’as fait beaucoup de bien, et moi, je t’avais fait du mal. Pardonne-moi. Je ne vaux rien… et puis, je suis malade et persécuté. Je n’ai plus que toi au monde. Je ne veux plus voir que toi. Ne laisse entrer personne !

Elle eut assez de peine à le convaincre qu’il ne devait pas fermer sa porte au comte Osterrek.

— Celui-là vous aime à sa manière, mais il vous aime fidèlement.

Maintenant elle le gouvernait. Il consentit à le recevoir quelques instants, après la visite du médecin : son humeur était adoucie parce que Burcart, le trouvant en meilleur état, lui avait permis de se lever.

Le prince s’amusa de l’air embarrassé de son camarade. Il s’obstina à lui parler de tout, sauf de Stéphanie, comme s’il tenait pour inexistante la rencontre de la veille. Et le comte lui demandant ses ordres pour la journée :

— Mon vieux, lui dit-il, je veux qu’on me laisse vivre aujourd’hui une vie végétative ; je ne veux parler à personne ; je ne veux voir personne que l’ange. Si tu as une communication à me faire, demande l’ange.

La figure bilieuse du comte se crispait, et son maître vit dans le coin de ses paupières fripées quelque chose d’humide qui reflétait la lumière.

— Ne te chagrine pas, vieux camarade, lui dit-il. Je te connais, et je sais que toi, au moins, tu n’essayeras pas de me faire du mal exprès.

Il lui serra la main fortement. Le comte sortit sans pouvoir prononcer un mot.

Ces choses se passaient aux environs de midi. Un brouillard lucide, mais pourtant impénétrable au regard, s’exhalait du lac et tendait une gaze claire derrière les vitres. Tout d’un coup cette gaze se déchira et, par la déchirure jaillit, à la manière des projections de théâtre, un faisceau de clarté jaune et chaude. Puis le voile entier se partagea en lambeaux, s’émietta, se volatilisa, et le paysage du lac redevint éblouissant. Aussitôt le prince voulut se lever. Son valet de chambre et Madeleine hâtèrent sa toilette. Il avait faim.

— Qu’on serve le lunch dans le petit salon, dit-il. Toi, Madeleine, tu déjeuneras avec moi. Ah ! pas d’objection, n’est-ce pas ? Tu déjeuneras avec moi.

Elle y eut moins d’embarras qu’on ne l’aurait supposé : rien ne la troublait, des événements de la vie matérielle, parce qu’elle ne leur demandait ni joie ni profit. La gaîté du prince, pendant ce repas tête à tête, la surprit et la ravit. Gaîté un peu nerveuse, réaction contre la mortelle angoisse de la veille : on eût dit qu’il prenait sa revanche sur Stéphanie et voulait se prouver à lui-même qu’il renaissait, qu’il vivait. Il ordonna à Madeleine de goûter au champagne sec qui était sa boisson ordinaire et que le médecin lui permettait à doses modérées ; il s’amusa de la grimace qu’elle fit, buveuse d’eau et de bière légère depuis l’enfance ; sept ou huit fois dans sa vie (la dernière au Café franco-suisse) elle avait goûté à du vin rouge… Mais comment eût-elle résisté au bonheur de voir son malade rasséréné, et dépouillant pour elle tout ce qu’elle redoutait de lui : la perversité et l’ironie ? Il était sincère quand il lui dit :

— Je ne vaux rien, et malgré deux rudes coups que j’ai reçus ici, je n’ai pas changé. On ne change pas !… Si je redeviens solide et libre, j’ai bien peur de recommencer ma mauvaise vie. Mais j’ai changé pour toi, et aucune femme n’aura connu l’homme que je suis avec toi. Je suis désarmé contre toi, comprends-tu ? parce que j’ai besoin de toi, telle que tu es, petite sainte, et que j’ai une peur superstitieuse de te défaire… Tu ne peux pas comprendre !

En effet, elle ne comprenait pas : mais les mots qu’elle écoutait la berçaient, et elle laissait dire. S’il l’attirait contre lui et lui baisait les yeux et les joues, elle ne résistait pas : elle sentait que d’un mot elle pouvait l’arrêter. Ces caresses lui étaient douces comme celles d’un frère chéri ; elle n’en était point troublée. Un contact, une pression de main, un baiser ne risquaient pas de l’émouvoir : c’était du fond de son âme, de ce mystérieux inconscient où sa féminité demeurait tapie, intacte et pressante, que pouvait monter la révélation de l’amour.

Quand cette dînette, où le prince s’enchanta lui-même à une façon d’aimer qu’il n’avait plus pratiquée depuis ses sorties de collégien chez le général Delenca, s’oubliant exprès et cherchant le bonheur de l’autre, il exigea que l’ange s’étendît sur le divan du petit salon et se reposât.

— Mais je ne suis point lasse !…

— C’est un ordre. Tu as beau être en acier, on ne résiste pas indéfiniment à la vie que je te fais mener. Étends-toi ici.

Lui-même traîna près du divan un gros coussin formant tabouret et s’y assit ; puis il posa sa tête sur la poitrine de la jeune fille. Elle s’y prêta sans hésitation ni méfiance. Le malade plongea d’ailleurs tout de suite dans le plus profond repos, corrigeant l’insomnie initiale de la nuit précédente. Elle, bien qu’elle ne redoutât rien de lui, ne put s’assoupir, même un instant. Elle était trop heureuse : il lui semblait que sa jeune santé enveloppait le dormeur, dans cette maternelle étreinte, et le pénétrait. Le cou du prince, qu’elle entourait de son bras, s’appuyait à son sein gauche ; elle percevait à la fois le rythme de leurs deux vies. D’abord l’artère du malade battit en désordre, tantôt active à l’excès, tantôt presque défaillante, tandis qu’au flanc de la paysanne les pulsations se succédaient à intervalles courts, mais égaux. Puis, comme par l’effet d’une mystérieuse endosmose, les deux rythmes s’harmonisèrent. Vint un moment où l’oreille de Madeleine n’entendit plus qu’un seul choc géminé. Elle en fut puérilement joyeuse. Le trésor de maternité que recèle l’âme de toute vierge sage, elle l’épancha sur ce viveur dont la débilité douloureuse refaisait un enfant. Furtive et ardente, elle posa ses lèvres sur sa tempe et les y laissa appuyées, guettant, pour qu’il ne surprît pas le secret de ce baiser, le plus léger mouvement de celui qui reposait sur son cœur.

Aussitôt réveillé, le prince exigea qu’on le descendît sur la terrasse. Il voulait y poursuivre les dernières clartés du jour. A mesure que déclinait le soleil, son alacrité maladive s’exténuait : le souvenir de l’atroce soirée de la veille le harcelait, et il s’effarait devant l’angoisse nocturne. Vainement sa compagne essaya de le distraire : il lui souriait, il lui parlait avec tendresse : mais elle le sentait inquiet. Il prolongea sa station sur la terrasse jusqu’à l’heure où le brouillard montant du lac commença de l’oppresser. Revenu dans sa chambre, il resta longtemps silencieux. Madeleine avait pris un ouvrage et travaillait, silencieuse aussi, tout près de lui. Quand elle levait les yeux sur lui, il souriait encore ; parfois il paraissait sur le point de lui parler. Finalement, il continuait de se taire. Son lit, où il avait senti, la veille, perler sur son visage la sueur mortelle, lui faisait peur ; il refusa de se recoucher selon l’habitude, pour prendre son repas du soir. Il dîna comme il avait déjeuné, tête à tête avec l’ange, dans le petit salon. Là, il s’égaya un peu : cette séduction du geste, de la voix et des mots à laquelle si peu de femmes avaient su résister, il la déploya pour l’humble fille qui était toute conquise, prête à lui sacrifier sa vie, et plus que sa vie. Mais il ne disait toujours pas ce qui le hantait, et Madeleine n’arrivait pas à le deviner. Il se décida pourtant :

— La nuit dernière, dit-il, si je n’avais pas eu tes mains et ta voix, je crois que j’aurais étouffé de désespoir. Mais sais-tu le plus grand bien que tu m’aies fait ?

— Non…

— Eh bien… C’est tantôt… quand tu as mis tes lèvres sur mon front.

Elle devint pourpre.

— Oh ! vous ne dormiez pas ! c’est mal.

Mais comme elle disait cela, elle sentit poindre en elle un trouble singulier, où il y avait de l’inquiétude et du bien-être.

D’une voix qui tremblait et se trouait comme celle d’un adolescent épris, il chuchota, près d’elle :

— Alors ?… Tout le ravage que la souffrance a creusé dans mon pauvre visage ne t’éloigne pas de moi ?

Elle répondit :

— Bien avant de vous connaître, j’ai aimé votre visage.

Il ne comprit pas : il ne pouvait pas comprendre. Que de paroles prononcées par cette enfant lui demeuraient inexplicables et dont le sens mystérieux lui imposait cependant ! Il l’attira contre lui et, de ses lèvres fermées, effleura sa bouche close ; un grand frémissement le convulsa. Elle, au contraire, soudain anxieuse, sentit s’évanouir l’émoi de tout à l’heure.

— Allons, dit-il, appelle pour qu’on me déshabille et qu’on me couche. Tu ne me quitteras pas ? Tu resteras près de moi comme hier ?

Elle eut un rire qui l’enchanta, en disant :

— Vous le savez bien !

Depuis que la blessure était cicatrisée, c’était le valet de chambre qui le dévêtait, aidait à sa toilette et lui passait son pyjama de nuit. Il fit rappeler Madeleine quand il fut couché. Elle eut la surprise de le trouver calme ; elle ne se doutait pas qu’elle avait cicatrisé d’un mot, tout à l’heure, une blessure plus douloureuse que celle du stylet : la blessure faite au prince par Stéphanie quand, au contact de son visage, elle avait laissé percer sa répugnance… A présent, le prince se complaisait à penser : « Un jeune être sain et sincère comme cette enfant a du plaisir à me regarder, à mettre ses lèvres sur ma tempe. » Il fut tendre et simple avec elle ; il s’inquiéta de sa fatigue, et comme, tout en lui tenant les mains, il la voyait fléchir sous le sommeil, il lui dit :

— Je me sens bien et je suis sûr de m’endormir. J’exige que tu ailles te reposer dans ta chambre et dans ton lit. Je ne veux pas abîmer mon ange.

Elle résista, mais il tint bon. Elle le signa de son pouce sur le front, puis, brisée et comme grisée de fatigue, elle gagna docilement sa chambre et son lit.

Elle dormit enfin ; elle dormit longtemps. D’abord d’une torpeur où se dissolvait l’extrême lassitude de son corps, puis d’un sommeil moins opaque, où transparurent les souvenirs de cette émouvante journée. Elle revécut le plus doux de tous, quand la tête de son maître, de son enfant, reposait sur elle. De nouveau, elle osait lui presser le front de ses lèvres, et son bonheur grandissait à mesure que leurs deux cœurs s’approchaient de battre d’accord… Quel sommeil pourrait résister à tant de joie ! Le voile peu à peu s’amincit. Est-ce qu’elle dort ? Elle a peine à ressaisir la réalité des choses. Non, elle ne dort plus. Elle est toujours étendue dans son lit, et pourtant sa bouche est sur le front du maître, et le rythme de leurs deux vies palpite à l’unisson. Il dit tout bas :

— Si tu m’ordonnes de partir, je partirai.

Elle le serre plus tendrement encore ; il est immobile ; il ne parle plus… Voici qu’il s’assoupit de nouveau, et qu’elle-même, une douce torpeur la reprend…

Comment son innocence pourrait-elle pressentir et craindre la puissance magnétique du sommeil à deux et le déchaînement des forces de l’amour, alors que la conscience ne les contrôle plus ?


Une des plus étranges désharmonies de l’homme, n’est-elle pas que, détenant une parcelle du pouvoir de création et de continuité, — hors de quoi il ne marque sur les choses qu’une empreinte frêle et caduque, — l’exercice de ce pouvoir formidable soit pour lui un objet de dévergondage, de vergogne ou d’ironie ? Son exaltation d’un instant, on dirait qu’il la désavoue : il rougit d’avoir été dieu. Mais, qu’il y consente ou non, la communion absolue d’un autre être et de lui, si fortement proclamée dans les écritures, est irrévocable : ils seront deux dans une seule chair. Communion que les participants peuvent renier ou rompre. S’ils l’accueillent au contraire (et c’est le propre de l’amour), elle va bien au delà de la chair, et « ils sont deux dans un seul esprit ».


Le jour était haut quand le prince Paul rouvrit les yeux. La chambre de sa gardienne l’environnait. Son premier regard l’aperçut vêtue de son costume d’infirmière, agenouillée au chevet : on ne voyait que le haut de son voile blanc d’où les cheveux blonds débordaient, et un peu de son front. Ses mains se croisaient étroitement sur sa figure. L’âme du Don Juan meurtri et délaissé s’imprégnait désormais d’un peu de l’âme de l’ange. Il laissa monter en lui le flot de tendresse et de pitié. Il dit le nom de l’ange, très bas. Elle libéra aussitôt son visage de ses mains et leva vers lui des yeux humides, mais sans tristesse. Quelques instants, ils ne purent se parler. Ce fut elle qui, devinant son anxiété et soucieuse qu’il ne souffrît point, lui entoura la tête de ses bras et reposa ses lèvres sur sa tempe. Au bout de quelques instants, il osa dire :

— Est-ce que tu me pardonnes ?

Elle ne put répondre, mais elle le serra plus étroitement.

Après un silence, il dit encore :

— Je voudrais vivre…

Les lèvres quittèrent son front et juste contre son oreille, murmurèrent :

— Vous êtes tout près de croire que rien ne peut plus nous séparer.

— C’est vrai.

Une tendresse, où les sens n’avaient aucune part, les tenait unis dans un inconcevable apaisement. Ils pensèrent en même temps qu’une chose s’était accomplie, dans l’ordre des desseins immuables, qui ne pouvait pas ne pas s’accomplir.

Alors, le prince, se soulevant à demi, dit à voix basse :

— Rien de mon passé ne compte auprès de ce que tu m’as donné… Mais toi ? Mais toi !…

Elle ne rougit pas, elle ne détourna pas les yeux !

— J’ai connu un bonheur qui n’est pas de la terre… Voilà mon remords.

De grosses larmes jaillirent de ses yeux, et elle s’abattit en sanglotant sur le cœur de son ami. Alors le désir éperdu de la consoler lui suggéra ces paroles :

— Tu sais ce que tu m’as demandé, un jour, de te jurer sur ma propre tête ?… et je n’ai pas répondu ?

Elle fit signe que oui.

— Eh bien !… dispose de moi selon ton cœur.

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