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La retraite ardente : $b roman

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XVI

Avec sa finesse de Latin levantin, aidé cette fois par une exacte connaissance de son ami, Osterrek avait vu juste : le prince et Madeleine n’étaient point amants. Ils ne l’étaient pas, quand, inquiet pour lui-même de voir s’élargir la place de l’intruse, Osterrek, d’accord avec la famille royale, avait, sous prétexte d’affaires à régler dans son pays, demandé au prince convalescent quelques jours de liberté et risqué la démarche au couvent de la Quarantaine. Ils ne l’étaient pas davantage au moment où, satisfait de sa réussite, le comte traversait l’Europe occidentale avec Stéphanie pour regagner la petite ville suisse au nom italien.

Le prince et son humble servante n’étaient point amants. Mais peu à peu, surtout depuis la nuit douloureuse, ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre jusqu’à former l’un pour l’autre, — parmi le vaste monde d’où une providence ironique semblait les avoir exclus tous les deux pour les mieux réunir, — un étroit univers. Dans ce couple fortuit, l’homme exténué, inquiet, ne vivait que pour lui-même ; la femme ne vivait que pour l’homme. Pareille union n’était point ce qu’on appelle communément de l’amour, mais elle contenait un des plus tenaces éléments de l’amour : l’habitude. Elle contenait aussi, en puissance, la réalisation physique de l’amour : l’abnégation féminine sans limite et le désir masculin freiné seulement par une débilité passagère.

Osterrek avait perçu la formation de ce mystérieux amalgame et jugé que ce n’était pas encore un alliage. Mais lui seul, dans l’hôtel ou dans la petite ville, fut perspicace à ce degré. Pour les habitants, l’aventure du prince et de l’infirmière, qui n’étonnait personne, ne faisait aucun doute. On en parlait avec gaieté, sans antipathie. A la domesticité de l’hôtel, la consigne était de protester contre tout bruit diffamatoire ; le prince était toujours gravement atteint, disait-on, et l’infirmière au-dessus du soupçon. En fait, Madeleine s’y voyait traitée avec une exagération de respect servile, apanage des favorites, et dont on se venge par un mépris caché. Des âmes un peu basses pouvaient-elles admettre qu’un viveur célèbre et une jeune fille indépendante habitassent jour et nuit le même appartement, aussi libres qu’un couple en voyage de noces, et pussent pratiquer sans plus une tendre fraternité ? Il y avait bien la décadence physique du prince… Mais, d’abord, était-elle absolue ? Et puis, même en l’admettant… Ici s’offraient de sadiques hypothèses traitées sur le ton dont on parle des maîtres à l’office… Tout cela, le prince s’en doutait ; mais son dédain de grand seigneur s’en serait plutôt diverti. Quant à Madeleine, rien n’existait pour elle que son dessein initial, et depuis longtemps elle s’était affranchie de l’opinion, des propos, des actes du monde.

Pourtant, dans la petite cité lacustre, un autre homme qu’Osterrek savait que le prince et l’infirmière n’étaient point amants. C’était le curé de l’église blanche et noire, où Madeleine, chaque matin, assistait à la messe, et, dans les rares instants libres que lui consentait l’exigence de Paul, revenait parfois prier l’après-midi. Le lendemain de la nuit douloureuse, elle avait osé se glisser parmi trois ou quatre vieilles qui attendaient leur tour au confessionnal. Elle y avait pénétré la dernière, et à cette grille de bois qui séparait sa bouche d’une oreille invisible, inconnue, elle avait parlé. Singulière pénitente qui ne venait pas implorer le pardon, mais poursuivait son œuvre de sauvetage avec l’obstination de l’instinct ! Par cette chance qui souvent échoit aux instinctifs, l’oreille qui l’écouta était celle d’un jeune prêtre tessinois, vif d’esprit, pur de mœurs, mais non sans ambition. Il n’eut garde de briser la trame mystérieuse dont l’humble ouvrière racontait l’élaboration. Il l’approuva, tout en lui donnant des conseils de prudence, dans un français incorrect, mais qu’il pliait pourtant à la finesse nuancée de son esprit. Il ne demanda pas à cette enfant, visiblement sans péché, si elle souhaitait l’absolution. Madeleine ne la postula pas. Et ce silence réciproque scella leur secrète intelligence.

— Si je puis vous servir, dit-il, avant qu’elle s’éloignât de la grille… Vous savez mon nom : Abbate Giuseppe Nervi.

Quelques instants après, Madeleine le vit sortir du confessionnal. C’était un tout petit homme, d’une corpulence enfantine, et dont la soutane noire se faufilait comme une ombre entre les chaises.


Et les jours coulèrent, beaux jours d’un automne presque immuable, qui semblait cueillir aux arbres, une à une, leurs feuilles jaunies, tel un jardinier méticuleux compose un bouquet avec la précaution de ne pas dégarnir les massifs. La nuit douloureuse avait eu sa répercussion naturelle sur la santé du blessé… Lui-même expliqua au docteur Burcart qu’un geste malencontreux avait provoqué un choc du buste sur le lit, et qu’une menace d’hémorragie s’en était suivie. On dut remettre un appareil, plus léger toutefois, et qui laissait aux mouvements plus de liberté… Mais cela prolongea l’attitude couchée que Burcart, redoutant la congestion, souhaitait raccourcir à tout prix.

Durant ces journées et ces nuits de presque constante immobilité, Madeleine ne prit guère de repos. Elle mincit, elle s’affina. Ce qu’elle appelait elle-même, naguère, sa « figure de chat » s’écarta peu à peu de la ressemblance aux traits des paysannes. Elle eut la volonté de plaire, car, elle le sentait bien, son action sur le malade en dépendait. Par cette volonté, pensait-elle sincèrement (sans y démêler cette complicité de la nature qui avive au temps de l’amour la parure ailée des papillons), elle se plia à plus de soins de son corps. Elle ne mit aucun fard, elle ne teignit point ses ongles en rouge ; Paul ne le souhaitait pas, bien trop dilettante en volupté pour banaliser par des artifices vulgaires un si rare type de femme. Mais il fit acheter un flacon d’eau de toilette, un autre d’essence ambrée : elle les trouva un jour sur sa table à coiffer et, pour ne pas l’irriter, en usa de façon tout juste perceptible… Elle composa selon ses goûts et ses avis les lourds anneaux de ses cheveux. Il voulut qu’elle portât à son poignet le bracelet de Stéphanie. Elle le porta. Ses mains, naturellement petites et bien taillées, connurent un entretien minutieux : n’avaient-elles pas la mission privilégiée d’apaiser les mains fiévreuses de son maître ? Elle constatait que ces complaisances n’étaient point inefficaces. Malgré sa nervosité, le maître savait lui marquer son contentement. Bien rarement, désormais, elle avait à subir les crises d’ironie qui lui faisaient monter aux yeux des pleurs de désolation. Elle sentait enfin (et c’était là sa récompense) qu’elle pouvait lui donner un peu de bonheur.

Mais, elle-même ? Était-elle heureuse ?

Non.

Les théologiens ne s’accordent pas sur le régime des âmes plongées dans les limbes, mais ce n’est assurément ni la félicité du ciel, ni la volupté terrestre. Madeleine vivait dans des limbes. Les sources du bonheur céleste ne se diffusaient plus dans sa vie. De la joie humaine, tout ce qui n’est point l’amour — vanité, argent, confort — la touchait aussi peu que le plus pauvre des pauvres de Dieu. Et de l’amour (qu’elle sentait monter à la fois vers elle et en elle) elle n’aurait pas pu tolérer l’approche si elle avait seulement pensé : « C’est l’amour ». Heureusement elle était sincère en ne le pensant pas : elle ne trichait pas avec son cœur. Son humilité infinie ne pouvait concevoir ni qu’elle aimât son maître, dans le sens humain, ni surtout qu’il l’aimât. Même le geste de la nuit douloureuse, elle n’y voyait qu’un acte de moquerie méprisante, et c’était un souvenir qu’elle chassait, de peur d’en pleurer.

Ainsi, exclue à la fois du ciel et de la terre, ses conditions de vie ressemblaient vraiment à ce qu’on peut imaginer de la vie des limbes chrétiens, assez semblables, d’ailleurs, à la vie des ombres antiques. Il y avait du rêve et de l’automatisme dans ces jours et ces nuits de garde… Comment était-elle là ? Pourquoi ? Où tendait cet étrange agencement de choses ? Quelle fin proche ou lointaine lui était réservée ? Quand elle somnolait un moment, terrassée de fatigue, puis se réveillait, la veille ne lui semblait guère moins irréelle que le songe.

Le départ d’Osterrek ouvrit une période meilleure pour la petite exilée. Non qu’Osterrek fût désobligeant avec elle, il avait trop de souci de préserver l’avenir, quel qu’il fût ; d’ailleurs Madeleine ne lui déplaisait point. « Si elle n’avait pas la manie de convertir Paul et de le sanctifier, pensait-il, mieux lui vaudrait cette maîtresse-là que tant d’autres… » Osterrek absent, la solitude absolue scella le couple du maître et de l’esclave. Osterrek ne s’était pas dissimulé qu’une telle solitude n’était pas sans danger. Mais sa tentative suprême valait d’en courir le risque. « Si cela doit se passer, pensait-il, ce n’est pas ma présence qui l’empêchera. Et, à tout prendre, j’aime mieux que cela se passe sans moi !… »


Seule avec Paul, n’ayant plus à faire qu’avec le chirurgien barbu et les gens de service, Madeleine respira mieux. Elle fut plus gaie, et il lui parut que le maître lui-même supportait mieux sa claustration et sa demi-immobilité. A la vérité, lui comme elle goûtèrent un plaisir singulier à leur isolement, délivrés de l’ironie d’Osterrek qui désolait Madeleine et corrompait le prince. D’autre part, le rétablissement s’accentua.

— C’est à n’y rien comprendre, confiait Burcart à Madeleine. Notre malade a tout ce qu’il faut pour « faire » de la congestion par decubitus : un poumon à cicatrices, des artères plus vieilles que lui de vingt ans, un cœur que les drogues ont démoli : et il tient ! On dirait qu’il est en train de guérir. Et cependant…

Il regardait attentivement la jeune fille en disant cela… Son apparence de bonhomie simple et bourgeoise ne donnait pas à penser qu’il pénétrât le mystère d’un organisme aussi rare, aussi dépendant de l’esprit que celui de son royal client. Sur un tel malade, nulle piqûre de strychnine ou de cacodylate n’agit à l’égal du désir, pour ramasser toutes les forces éparses et les grouper en un faisceau vers un suprême accomplissement.


Résurrection lente, par étapes, mais résurrection. Dans l’égoïsme même de sa joie, le prince Paul puisa les éléments d’un sentiment altruiste qu’il n’avait plus éprouvé depuis cette aurore amoureuse où l’homme (dût-il par la suite devenir un voluptueux sadique) aime avec plus d’ingénuité sincère que la plus pure jeune fille, car l’adolescent implore et la vierge se défend.

— J’aime ta présence, lui disait-il ; j’en ai besoin, et je n’ai besoin de rien de plus. La vie que j’ai menée depuis plus de vingt ans me répugne. Ne me quitte jamais !

Elle écoutait les yeux élargis, avec une expression à la fois incrédule et ravie qui parait tout son visage d’une sorte de beauté. « Non… ce n’est pas possible, pensait-elle. Mais comment l’empêcher de dire ces choses, puisque cela semble lui faire du bien de les dire ? »

Il lui disait encore :

— A seize ans, quand j’étais à Paris pensionnaire au lycée Condorcet, je me suis épris de la fille du général Delenca, notre attaché militaire, qui était mon correspondant. Elle avait quinze ans et elle m’aimait aussi. Nous passions librement, les jours de sortie, bien des heures ensemble. Jamais je n’ai osé l’embrasser. Mais un jour j’ai gardé pendant un long moment ses mains dans les miennes, comme j’ai les tiennes à présent. Et c’est resté le plus profond souvenir d’amour de toute ma vie, jusqu’à aujourd’hui.

Madeleine ne voulut pas comprendre ; elle retira doucement ses mains et elle osa dire :

— Pourtant… la comtesse Stéphanie ?

Et comme il ébauchant un geste d’indifférence, elle protesta :

— Ne dites pas que vous ne l’avez pas aimée ! Vous l’aimez encore. Croyez-vous que je ne m’en rende pas compte, chaque fois que nous en parlons ensemble ?…

Il éclata de rire, content d’entrevoir dans ce cœur ingénu une lueur furtive de jalousie féminine. Puis reprenant son sérieux et mesurant ses mots :

— Je ne puis faire aucun reproche à Stéphanie, qui peut, certes, m’en faire beaucoup. Mais je l’ai aimée comme toutes les autres femmes qui ont occupé des morceaux de ma vie, c’est-à-dire pour posséder leur volonté et la fondre dans la mienne.

— Pourtant, si elle revenait ?

Le choc de cette question inattendue, répercuté sur le visage du prince, n’échappa point à sa gardienne.

— Si elle revenait, je lui dirais qu’elle a laissé volontairement une place, qu’elle ne saurait la reprendre… Et puis, qu’importe ?… Rends-moi tes mains.


Entre eux, sans aucune privauté d’amour, s’immisçait peu à peu cette tendresse passablement physique que se permettent certains frères et sœurs, ou quelques mères avec leur fils. Alors, il advient parfois qu’un des participants n’y porte pas la même pureté que l’autre : mais il n’ose passer du souhait à l’acte, et la chasteté du couple demeure préservée. C’était le cas de Paul, contenu en outre par sa faiblesse. Quant à Madeleine, elle vouait éperdument à Paul cette affection fraternelle ou maternelle, plutôt maternelle, que toute femme déverse sur l’homme souffrant et attrayant qu’elle est seule à soigner… Comment leurs pressions de mains, l’enlacement de leurs doigts, même le frôlement de leurs joues eussent-ils alarmé cette enfant, qui n’en ressentait aucun trouble sensuel, mais seulement une joie comparable à ses dilections mystiques d’autrefois ! Froideur incroyable ? Non pas. L’amour physique persistait à signifier pour elle, ou la dégoûtante mémoire de la ferme Forchamps, ou le sursaut détestable de la nuit douloureuse. Si le prince avait trahi sa parole et recommencé l’attaque, il est probable qu’elle ne se fût pas défendue ; mais c’eût été le supplice consenti, l’immolation. Elle constatait avec joie que Paul n’y paraissait plus songer. Grâce à cet apaisement, elle dormait sans angoisse. Et, avant de fermer les yeux, lorsque chaque soir elle examinait sa conscience, elle pouvait dire à sa sainte patronne, qui ne lui répondait plus : « Je crois bien que je n’ai rien fait de mal… »

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