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La retraite ardente : $b roman

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IV

Une stupeur paralysa Stéphanie en sortant de son entretien avec le Père Orban… Oui, stupeur : rien de net dans la pensée ; dans le vouloir, rien de ferme. Passé le seuil, la porte refermée derrière elle, elle se sentit hors du champ d’influence dont elle avait subi l’action, tout le temps de l’audience : comme le patient soumis à des rayons ultra-violets, lorsque le médecin fait stopper l’appareil. Refoulé par le refus, le besoin de se confier, d’avouer, si violent lors de leurs dernières répliques, l’oppressait et l’irritait.

« Décidément, on ne veut pas de moi… Et ce prêtre qui me dit d’aller en paix ! Formules creuses que tout cela ! »

A l’angle du corridor qu’elle suivait comme une somnambule, sans trop savoir si vraiment elle regagnait sa chambre, une ombre se projeta : Stéphanie devina Madeleine. La jeune fille parut, un peu essoufflée :

— J’ai couru… La Sœur Incarnation m’avait mandée, et elle m’a retenue. Mais je ne vous quitte plus.

Stéphanie ne répondit rien. Madeleine ayant mis, de son geste familier, deux doigts sur l’avant-bras, elle obéit machinalement et suivit. Toutes les deux se trouvèrent bientôt dans la chapelle des « passages », complètement déserte à cette heure-là, mais cette fois à genoux au premier rang, sur l’agenouilloir de la grande stalle, où nulle séparation ne marquait les places. Le tableau de la Descente de Croix occupait ainsi tout le champ visuel : la verrière ronde qui perçait le mur de gauche l’éclairait fortement, avec un reflet plus éclatant sur la face du Sauveur et son buste à l’entaille sanglante. Les deux femmes étaient si près l’une de l’autre que Stéphanie sentit les lourds plis laineux et noirs de la jupe de Madeleine frôler sa propre jupe, si légère : ce fut une impression de chaleur vivante, qui, de sa jambe ployée, se répandit dans tout son corps. Influx de vie et pourtant rien de charnel ; rien de certains contacts suspects cherchés et goûtés naguère ; quelque chose de dominateur aussi, et pareillement d’entraînant, d’activant, mais qui, loin d’accélérer et de faire vibrer les sens, sublimait la sensibilité, diminuait l’animalité du composé humain… En cet instant, il y eut en elle une réaction du moi instinctif comme en ont les patients qu’on éthérise : ils disputent, dans un spasme impuissant, leur conscience à l’anéantissement. Une communication de sensibilité s’établit entre les deux corps agenouillés. Communication subtile et vague, mais plus efficace que par les mots… Stéphanie dut regarder ce que regardait Madeleine, dont le visage n’avait plus exactement l’air d’extase de l’avant-veille, mais une admirable expression implorante. Ainsi la pécheresse et la vierge, mêlant dans un pur contact la chaleur matérielle de leurs corps, sentirent leur pensée, leur désir, tout l’immatériel de leurs deux êtres, se rejoindre, portés par leurs regards sur la plaie béante qui agonisait devant elles. Cela encore ne s’accomplit point sans résistance de la part de Stéphanie ; elle eut des velléités de se soustraire ; des éclairs de lucidité lui laissèrent percevoir des lambeaux de réflexions hostiles : « Rien d’étonnant… Je suis une proie trop facile… Lui aussi, quand il voulait, rien qu’en appuyant sa main sur mon front… » Mais bientôt elle ne pensa plus, elle ne voulut plus rien. Priait-elle ? Non : la voix silencieuse qui articule en nous, pour nous seuls, les mots de nos pensées s’était comme atrophiée. Stéphanie ne sollicitait rien. Elle n’avait pas de souhait. Mais elle ne souffrait plus. Elle était emportée (ascension éperdue ou descente vertigineuse), si vite que cela dépassait les catégories de la perception des sens. Nulle appréhension. Elle ne demandait pas que cela finît. Son regard seul vivait en elle, pour s’unir à celui de Madeleine sur la blessure toujours vivante au flanc du Crucifié.

Elle ne récupéra la pleine conscience des choses que lorsqu’elle se retrouva dans sa chambre, avec Madeleine toujours. Le repas de midi était préparé dans un plateau sur la table.

— Oh ! Madeleine, fit-elle, je ne suis pas capable d’avaler un morceau de pain.

Sans résister et sans même répondre, la postulante emporta le plateau.

— Je reviens dans une minute, dit-elle.

Elle la retrouva assise à la même place, immobile. Elle s’assit en face d’elle.

— Nous avons prié près d’une heure, fit-elle. Maintenant nous comprendrons ce qu’il faut faire.

— Je n’ai pas prié, objecta Stéphanie.

— Vous le croyez. Vous vous rendrez compte tout à l’heure que vous avez prié…

« Je me sens un peu hébétée, voilà tout, pensa la comtesse… Et c’est une sensation qui ne m’est pas nouvelle non plus. S’échapper de soi-même, ne plus penser, ne plus vouloir… cela ne manque pas de charme. Mais cela se paye, après ! »

Avait-elle dit cela tout haut, sans s’en rendre compte ? Dans l’état où elle était, ce n’était pas impossible. Le certain, c’est que la réponse de Madeleine s’adapta exactement, une fois de plus :

— Non ! vous n’avez rien à craindre. La prière, comme nous l’avons faite, ne vous brise pas, au contraire. Vous verrez !

Mais Stéphanie, en reprenant possession d’elle-même, se sentait nerveuse et hostile.

— Pour le moment, fit-elle, je n’ai qu’une envie : dormir.

Madeleine ne répondit pas : un flux de tristesse se répandit sur son visage, et ses paupières se gonflèrent de larmes. Mais déjà Stéphanie s’était jetée contre elle et la serrait contre son cœur en balbutiant :

— Pardon !… je ne vaux rien. Je mériterais qu’on me prive de toi et qu’on me jette hors d’ici… Ne me repousse pas. Ne m’abandonne pas… Aide-moi, défends-moi !…

Cet élan, ni le tutoiement ne troublèrent point la jeune fille. Au contraire, comme il advient souvent en présence de la crise d’émotion d’autrui, elle réagit, cessa de pleurer. Un moment, elle laissa Stéphanie s’appuyer contre elle, puis elle se désenlaça doucement.

— Asseyons-nous, dit-elle.

Et, quand elles furent assises, Stéphanie encore toute vibrante, et Madeleine opposant à ce désarroi un calme plein de naturel :

— Est-ce que le Père Orban vous entendra bientôt en confession ?

— Après-demain… Je dois me préparer d’ici là.

— Alors ?… Je crois qu’il vaut mieux commencer le plus tôt possible.

L’exaltation nerveuse de Stéphanie se ranima :

— Commencer ?… Commencer quoi ? On ne vous a donc rien dit ? Vous ne savez donc pas ce que je suis ?

— On m’a dit votre nom… Je ne l’ai pas retenu…

— C’est cela… Vous ne connaissez même pas mon nom. Et vous ne savez pas…

Et lui prenant les mains, qu’elle serra à les meurtrir, et recommençant le tutoiement qui venait de lui-même à ses lèvres de grande dame :

— Tu ne sais pas que je ne me suis pas confessée depuis plus de deux années ?… que si je m’étais confessée, aucun prêtre n’aurait pu m’absoudre, et que j’ignore si le Père Orban le pourra lui-même ? Je suis hors de l’Église, entends-tu ? Hors de la communion des fidèles. Je suis mariée à un homme, et voilà deux années que je vis avec un autre.

— Jésus, dit la jeune fille, n’a pas dédaigné la Samaritaine, et pourtant il lui a dit : « Tu as eu cinq hommes, et celui que tu as en ce moment n’est pas ton mari… »

Il y avait tant de sérénité dans la réponse de Madeleine que Stéphanie comprit alors ce qu’avait dit d’elle le Père Orban :

« Elle traverse la boue sans tacher sa robe et le feu sans se brûler. »

— Moi, murmura-t-elle, comme pour elle-même, j’ai trop souillé ma robe… Vois-tu, reprit-elle, s’adressant à Madeleine, j’ai honte d’être ici. Ma présence auprès de toi me fait honte.

Son exaltation s’activait, elle parlait, parlait, comme affranchie du contrôle de toute convenance, et de sa propre volonté :

— Ce n’est pas ma faute, peut-être ! Je n’étais pas née pour aboutir à cette pourriture. Je ne demandais qu’à être une femme mariée honnête, à avoir des enfants, à vivre… platement, comme une petite bourgeoise, dans ma province.

Elle sanglotait à présent, retournée à une sorte de puérilité soignante. Madeleine l’observait, sans l’interrompre, avec des yeux attentifs qui ne marquaient aucun étonnement.

— Non… Ce n’est pas ma faute, reprit la pécheresse avec des hoquets de sanglots, des gestes convulsifs de tous ses membres et une insouciance affreuse de son désordre et de son humiliation. J’avais horreur de toutes les bassesses. Surtout de celles qui font des hommes et des femmes pire que les animaux immondes… Moins sainte que toi, Madeleine, mais pure à ta manière… Oui ! le Père Orban m’a dit sur toi… je sais, je sais. Pure par nature, par dégoût… Sans tentation… sans mérite… Et si un certain homme, un seul, n’avait pas été mis sur mon chemin… je suis sûre que je serais encore pareille à toi.

Elle s’arrêta, égarée dans sa propre pensée. Elle s’essuya les yeux, se moucha, leva vers Madeleine une face ravagée, pathétique, dont toute beauté désirable avait disparu et sur laquelle — apparition tragique — à travers les beaux traits conservés jusque-là par les soins et par l’amour, se projeta soudain l’ombre de la vieillesse. Elle pleurait, sans relâche. Ce fut Madeleine qui interrogea :

— Cet homme… c’est celui qui vous a enlevée à votre mari ?

— Il est mon mari devant la loi de son pays… J’ai divorcé.

— Ah !

Elle ne dit rien de plus. Elle semblait se recueillir et méditer… La retraitante que l’explosion des pleurs avait un peu calmée, et qui ne sanglotait plus, approcha sa chaise de celle de la novice, s’assit tout contre elle, cherchant instinctivement, dans sa détresse, cette chaleur humaine qui l’avait engourdie tout à l’heure, devant l’autel. Madeleine ne se déroba point : elle restait pensive.

— Mais pourquoi, demanda-t-elle, avez-vous suivi cet homme, puisque les créatures vous étaient indifférentes… comme à moi ?

— Je l’ai aimé.

Pour la première fois depuis les trois jours qu’elle vivait à son côté, Stéphanie perçut une palpitation sur le calme visage de la jeune fille. Ce ne fut qu’un instant, comme ces éclairs d’été, à l’extrême horizon, dont on ne sait, l’instant d’après, s’ils ne furent pas une contraction intérieure de nos yeux.

— Tu n’as pas l’air de me comprendre, reprit Stéphanie, qu’animait un irrésistible besoin de parler enfin de son passé et du Maître de ce passé. Je l’aimais. Cela dit tout.

Avec cette minutieuse lenteur de parole, où se marquait l’effort de la réflexion, Madeleine répondit :

— Aimer, c’est vouloir le bien pour ce qu’on aime.

— De toutes mes forces, j’ai voulu le rendre heureux.

— Mais vous… puisqu’il vous a rendue malheureuse, il ne vous aimait pas ?

— Si, il m’aimait… Ah ! vois-tu, Madeleine (aucune des deux ne s’aperçut, à cette heure climatique, qu’elles échangeaient leur rôle), ce sont des choses que tu ne peux pas comprendre. Heureusement pour toi… Je te dis que je sais… le Père Orban m’a dit ton enfance, tes épreuves. Tu as vu, tu as entendu ces brutes humaines pour qui l’amour est de l’ordre de la gloutonnerie ou de la boisson… De cela, je me serais sauvée comme tu t’es sauvée, empoisonnée de dégoût. Mais (elle lui prit une main dans les siennes) il existe des êtres en qui cet instinct brutal se transforme, se dépouille de sa grossièreté, de sa laideur… et… comment dire ? se distille comme un parfum… oui… tout à fait comme un parfum… en déposant, de la matière, tout ce qui est inerte, lourd et vulgaire, mais sans pourtant devenir immatériel et en concentrant, au contraire, comme un parfum, tout ce qui est essentiel dans la matière. Me comprends-tu ?

— Oui, fit Madeleine.

— Tu vois ? tu me comprends ! Tu me comprends, parce que ce sont ses mots à lui dont je viens de me servir, ceux qu’il me disait tout près de l’oreille, et qui s’emparaient de mon esprit, qui l’imprégnaient… Voilà comment j’ai pu, moi, pure de conscience et saine de corps, devenir sa chose, le jouet de sa fantaisie…

Et, sans s’en rendre compte, elle prenait vis-à-vis de la jeune fille le ton et l’attitude de la monitrice :

— Nous avons lu ensemble, hier, cette citation d’une mystique qui disait en parlant du Maître Souverain : « Il faut être sous sa main comme une girouette agitée des vents et comme un guenillon dans la gueule d’un chien… »

— Oui, fit Madeleine. Et cette mystique dit encore : « Le guenillon se laisse saucer dans la boue ; le chien s’en bat les joues, il le mâche, il le laisse et le reprend, sans que le chiffon fasse aucune résistance… »

— Voilà… Je n’ai fait aucune résistance, même lorsque j’ai été traînée dans la boue.

En cet instant les deux femmes se regardèrent, et, pour la première fois elles eurent, en même temps, l’impression qu’elles se rencontraient sur le même plan, venues de régions lointaines. Une curiosité intense, un intérêt passionné faisaient briller les regards de Madeleine. Elle insista sur son interrogation de tout à l’heure.

— Puisqu’il vous aimait, pourquoi voulait-il vous faire du mal ?

— Du mal ?… Non, il ne voulait pas m’en faire comme qui frappe, vole ou violente. Il m’a même fait du bien, du bien humain… il m’a fait princesse… il m’a assuré une fortune… Et quand il torturait ma conscience… quand il dégradait mon corps, ce n’était pas pour me faire du mal…

— Pourquoi, alors ?

— Pour assouvir son besoin de me réduire en esclavage moral… Pour… comment exprimer cela ?… pour se repaître de ma volonté.

— Comme le démon !

— Non !… Non !… le démon veut nuire, et Paul ne le voulait pas. Il voulait ployer ma nature à la sienne, et plus je lui sacrifiais de mes goûts, de ma pudeur, de ma foi, plus sa jouissance était grande et plus il m’aimait. Et le pire, c’est que son effroyable pouvoir sur moi réussissait à me faire goûter, dans mes défaites mêmes, dans mon abaissement… dans ma boue… un odieux bonheur.

Un silence…

— Cet homme est un grand pécheur, dit enfin Madeleine. Il exigeait d’une créature, contre le souverain Maître, ce que le souverain Maître a seul le droit d’exiger. Puisse-t-il n’en avoir pas eu pleine conscience !…

— Pourquoi ?

— Parce qu’il aurait commis le péché contre l’esprit, qui ne peut être pardonné.

— Sûrement non, dit vivement Stéphanie, troublée par le ton quasi prophétique de Madeleine… Il n’y a rien en lui de satanique, quoi qu’en pense le Père Orban. Et quand il piétinait ma foi, ce n’était pas sur Dieu qu’il cherchait une victoire, mais bien sur moi.

— Alors, fit Madeleine en se levant, il faut le sauver.

Ses yeux offrirent alors le caractère même de l’inspiration, dans le sens propre, dans le sens compris par tout le monde : le reflet éclatant d’un feu invisible, extérieur à l’être.

— Que veux-tu dire ? questionna Stéphanie troublée.

La jeune fille immobile répliqua :

— Il faut que nous le sauvions.

Ce « nous » heurta quelque chose de si délicat, de si prompt à souffrir dans l’âme de Stéphanie qu’elle poussa un cri d’alarme :

— Non ! Non !… pas toi !

— Il faut que nous le sauvions, répéta Madeleine.

La comtesse l’attira vers elle :

— Non !… non !… oublie ce que j’ai dit… Pourquoi l’ai-je dit, mon Dieu ! Ce sont mes misères à moi… et j’en suis rescapée. Mais toi… si parfaite… si sainte… Entre toi et cet homme… mais il ne faut même pas qu’il y ait la correspondance d’une pensée, d’une prière. Tu ne sais pas ce qu’il est, tu ne peux pas le savoir. Même ta pureté… même ta perfection, il en aurait raison… Rien ne peut lui résister, crois-moi. Ah ! pardonne-moi de t’avoir parlé ! Et jure-moi que tu ne penseras jamais à lui, que tu ne m’en parleras jamais. Autrement je ne serais plus sûre ni de toi, ni de moi… Madeleine, Madeleine, j’ai peur, ne me laisse pas m’éloigner de toi ! Garde-moi de lui !

Elle s’attachait convulsivement à sa compagne.

Madeleine murmura encore avec une obstination calme :

— Il faut le sauver.

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