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La retraite ardente : $b roman

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XVII

— Tu as machiné tout ça avec la clique de ma mère et avec les Jésuites de Stéphanie. Faut-il que la maladie m’ait ramolli pour n’avoir pas flairé !… Allons, ne proteste pas ! Je te connais… et je sais de quoi tu es capable. Mais je croyais être le seul que tu ne trahirais pas ! Tiens, tu m’écœures. Fous le camp !

Osterrek debout, son teint de bile viré au gris de la cendre, s’éloigna du lit où le prince s’était mis sur son séant, gagna la porte. Il en touchait la poignée quand le prince le rappela :

— Non, reste !… Assieds-toi là !

Et à Madeleine, qui faisait mine de se retirer, il dit, à peine moins rudement :

— Est-ce que je t’ai permis de t’en aller, à toi ? Fais-moi le plaisir de ne pas bouger d’ici.

Il se recoucha sur le dos, et un peu de paix régna dans la pièce. C’était l’heure silencieuse de l’hôtel, entre le lunch et le thé. Madeleine et le comte, assis chacun d’un côté du lit, attendirent sans parler, sans remuer.

— Où l’as-tu mise ? questionna le prince, tourné vers Osterrek.

— La comtesse a cru préférable de loger au Bellevue, sous le nom de Mme de Baurens.

— Comme c’est ingénieux ! Un nom qui a traîné dans tous les journaux d’Europe et d’ailleurs, au moment de notre mariage ! Enfin n’importe ! Qu’est-ce qu’elle me veut ?

— Elle a obtenu de sa direction spirituelle la licence, qui lui avait été d’abord refusée, de se rendre auprès (il buta contre la formule : de Votre Altesse, et finit par dire)… auprès de vous. Mais elle ne s’impose pas à vous. Elle m’a seulement chargé de vous dire « qu’elle souhaite voir Son Altesse et qu’elle est à sa disposition… »

— Dieu ! que tu t’exprimes bien ! ironisa le prince. On croirait entendre son confesseur, sa « direction spirituelle », comme tu dis.

Et, se tournant vers Madeleine :

— Tu n’étais pas au courant, toi ? Non, tu es trop vraie, trop nature. Sais-tu, petite ? Nous avons eu bien tort de ne pas nous échapper d’ici, ensemble, pendant que personne ne nous espionnait.

Madeleine, visiblement mal à l’aise, ne répondit même pas d’un mot, ni d’un geste. Son instinct avait perçu dans le ton de cette dernière réplique un fléchissement de la colère du prince.

— Je ne vois pas très bien, reprit le malade, ce que nous avons à nous dire, la comtesse et moi ?

Osterrek — lui, par le long usage qu’il avait de son maître — n’avait pas été moins perspicace que Madeleine. Et il comprit aussi que la question du prince voulait, suggérait une certaine réponse.

— Votre Altesse, dit-il en assurant sa voix, ne doit craindre aucune importunité. Bien entendu, si elle exprime le vœu que la comtesse Stéphanie demeure ici plus ou moins longtemps, la comtesse y consentira… Mais je sais pertinemment que son désir est de retourner le plus vite possible au couvent.

Paul, tout en écoutant, observait de nouveau Madeleine et guettait, au bord de ses yeux, les larmes retenues par un violent effort. Pour la contraindre à l’aveu tacite de son trouble et constater qu’elle ne pouvait même pas parler, il lui demanda :

— Qu’est-ce que tu penses de tout ça, toi ?

Madeleine resta, en effet, silencieuse. Puis elle se leva et, d’un pas vif, regagna sa chambre, laissant les deux hommes tête à tête. Le prince ne la rappela pas. Et quand ils furent seuls :

— Après tout, dit-il à son compagnon, mieux vaut en finir avec cette entrevue. Je présageais bien qu’elle serait inévitable, un jour ou l’autre, pour arrêter le statut du nouvel état des choses.

Le comte s’inclina. Paul le regardait avec une visible indulgence :

— Bandit, va ! Qu’est-ce qu’on te paie pour combiner des affaires pareilles ?

La blême figure du comte se colora d’un flot moins pourpre que jaune, comme la peau d’une orange sanguine.

— Si c’est là ce que croit Votre Altesse, qu’elle me permette de me retirer. J’ai pu me tromper, mais j’ai agi dans l’intérêt de Votre Altesse, et… (sa voix s’étrangla) par… par affection.

Le prince s’amusa à laisser passer quelques secondes. Puis :

— Le plus drôle, c’est qu’il dit probablement la vérité !… Allons, idiot, ne fais pas cette tête de cadavre épileptique et donne-moi ta main.

Le comte, très ému, posa un moment son front sur la main qui serrait la sienne.

— Parle-moi un peu de la comtesse, reprit Paul. A son âge, le couvent est dangereux ; c’est trop tard ou trop tôt. Elle n’a pas dû embellir.

— Elle est… autre. Mais très belle, toujours.

— Et… la vocation mystique ? Ça tient ?

— Ça tient. La question est de savoir si ça durera après qu’elle vous aura revu.

— Jalouse ?

— Serait-elle venue si elle ne l’était pas ?

— La rencontre serait amusante. Malheureusement, elles ne se disputeront plus qu’une loque.

— Je trouve, au contraire, Votre Altesse en bien meilleur état que je ne l’avais laissée.

— Mon Altesse est fichue tout de même, tu peux m’en croire.

Il éclata de rire.

— Te rappelles-tu le maréchal Braunitch, le Serbe, qui me disait fièrement, gravement : « A soixante-deux ans, Monseigneur, j’obtiens encore la maréchale une fois chaque mois… » Heureux Braunitch ! Je n’ai pas quarante-cinq ans, et la maréchale aurait moins d’agrément avec moi… Mais soyons sérieux : quand verrai-je Stéphanie ?

— Demain, s’il plaît à Votre…

— C’est cela. Demain, un peu tard. Vers six heures… Nous n’avons qu’à gagner, elle et moi, à nous revoir aux abat-jour. Maintenant, laisse-moi, vieux. J’ai envie de dormir une demi-heure… Tu es naturellement au Bellevue, avec la comtesse ? Bon. Mets-moi à ses pieds. Et respecte-la, traître !


Quand la porte se fut refermée, il sortit du lit, et en pyjama, comme il était, gagna la baie drapée d’un rideau qui séparait les deux chambres. Il marchait à très petits pas, tout de suite haletant. Il trouva Madeleine assise dans un fauteuil : elle pleurait sans bruit, les mains enveloppant sa figure. Les pleurs des femmes éprises de lui, non pas les pleurs de caprice, qui le divertissaient, mais les pleurs d’amour, avaient toujours suscité en lui un émoi profond, où quelque chose de tendre et d’un peu douloureux se mêlait à quelque chose de méchant et d’un peu voluptueux… Cette fois la tendresse passa la sensualité, peut-être par un rappel d’égoïsme, la peur soudaine ; « Si je la perdais !… » Il s’approcha, se pencha sur elle, décroisa ses mains humides et la força doucement à lever son front. Le voile d’infirmière glissa jusqu’au tapis. Paul baisa silencieusement le mol écheveau des cheveux blonds. L’odeur de leur sève, respirée à la racine, lui valut soudain un bref tressaillement de désir. Railleur de soi-même, il pensa : « Allons !… la maréchale pourrait encore espérer ! » Mais, comme si l’électricité sensuelle s’irradiait d’un corps à l’autre, Madeleine, inquiète, dégagea sa tête et son buste. Il vit les yeux gris bleu qui le regardaient en face, tout baignés de larmes. Elle parut vraiment ainsi une émouvante image de la Magdaléenne. Plus troublé qu’il ne voulait le paraître, il ne trouva que ces mots :

— Pourquoi pleures-tu ?

Et Madeleine répondit, ouvrant naïvement son cœur :

— Il va falloir que je parte. Alors j’ai beaucoup de chagrin.

En de certaines rencontres, plus les mots ont de simplicité, plus ils frappent fort et juste. C’est le coup droit de l’épée. Le prince Paul reçut le choc, et ce qui lui restait d’originelle bonté remonta de son cœur. Il prit l’enfant dans ses bras, avec la gaucherie d’un demi-impotent, et, sans nulle caresse, autant pour ne pas l’effaroucher que pour ne pas se faire mal à lui-même, il la berça contre lui :

— Veux-tu bien te taire ! Tu ne partiras pas, je te le jure ; j’ai bien trop besoin de toi !

Il respirait sur ses yeux, sur ses joues, l’évaporation salée de sa douleur. Il en but la moiteur sur ses lèvres jointes, sans qu’elle résistât, mais sans qu’elle frémît. Elle se pelotonnait contre lui, charmée par l’accent sincère des syllabes qu’il prononçait.

Sincère, il l’était. Quoi de plus sincère que le désir ? Mais, rassuré maintenant et sentant que l’enfant se calmait, qu’elle ne souffrait plus, il observait en lui-même non sans plaisir un phénomène connu de tous les voluptueux : son désir se fondait dans d’autres désirs, et contre cette tendre figure apaisée luttait l’image de Stéphanie, telle qu’il l’avait possédée naguère, esclave docile et fiévreuse.


Le pacte de politesse qui règle les relations des grandes existences mondaines peut être dénoncé parfois dans une crise d’intérêt ou d’amour. Le plus souvent, il joue spontanément son rôle de frein, facilite l’abord, interpose ses formules neutres, comme des tampons amortisseurs, entre les passions qui se heurtent, et préserve la discussion de ces vulgarités : le geste et le bruit.

On eût dit, à regarder le couple mondain qui conversait dans le petit salon où naguère avait dansé la Montarena, le rendez-vous d’un célibataire et d’une amie de passage, ou encore la visite d’une parente à un parent momentanément confiné dans son appartement par l’ordre du médecin.

La comtesse était assise sur l’étroit divan ; le prince lui faisait face sur une chaise. Il avait, pour la première fois depuis sa blessure, échangé ses vêtements d’intérieur contre un complet aussi britannique que le col demi-souple et la cravate de foulard, nonobstant la légère affectation de « genre artiste » à laquelle il ne renonçait point. Quant à Stéphanie, sa finesse était trop aiguë et sa connaissance de Paul trop intime pour n’avoir pas déguisé sous la plus sobre, mais la plus savante parure sa démarche apostolique. Tout en noir, comme au couvent, — et dans le fond de son être, aussi claustrale et spiritualisée que jamais, — elle redevenait par la magie d’une volonté surtendue celle de qui l’élégance, plus encore que la beauté, avait désarmé tant d’ennemis lorsqu’elle avait épousé le prince.

Tandis qu’ils échangeaient des propos d’une indifférence, d’une banalité qu’on eût dites concertées, tant ils s’entr’adaptaient aisément, chacun d’eux observait l’autre.

L’altération physique du prince frappait Stéphanie. Osterrek, pourtant, lui avait ménagé le matin même une entrevue avec le docteur Burcart, qui avait dit :

— Chaque heure de lit accroît le risque de congestion passive, et Son Altesse peut à peine quitter le lit deux heures par jour. Alors, sauf le cas d’un miracle !…

Elle n’en était pas moins émue. Elle le trouvait méconnaissable, inquiétant surtout par son aspect d’usure et de fragilité.

N’eût-elle pas apporté à cette rencontre des sens définitivement amortis, le goût instinctif qui l’avait de tout temps portée vers la santé et la force aurait chassé loin d’elle tout péril de tentation. Elle pensait, au contraire, avec cette rancune contre la chair, habituelle aux voluptueuses converties : « Dire que je fus criminelle pour cela !… » Et elle se plongeait avidement dans le dégoût de l’amour physique, tandis que, pour ce mourant, le feu de sa charité s’avivait, comme s’il se fût nourri de la matière renoncée. « Voici enfin, se disait-elle avec un saint orgueil, l’heure où je l’aime parfaitement ! »

Et lui ?

Lui ne pratiquait ni ne souhaitait aucun renoncement. Ignorant son état réel, il se jugeait en plein essor de convalescence. Tout à l’heure, quand il était proche de Madeleine et qu’on était venu lui dire : « Madame la comtesse attend Son Altesse au salon », il avait brusquement suspendu son effort de consoler la jeune fille, et il avait couru, plein de curiosité entreprenante, au tête-à-tête avec Stéphanie.


Ainsi, dans le même banal appartement d’hôtel, deux épisodes de la triple aventure se jouaient en même temps, — leurs scènes séparées uniquement par la chambre vide du prince.

Dans le salon où les glaces avaient reflété naguère l’image de la danseuse nue, il y avait deux amants un moment dissociés, puis ramenés aux prises, chacun en arrêt sur sa proie, corps ou âme… Et dans la chambre de Madeleine, sur le fauteuil où le prince l’avait laissée, les yeux fixes et secs, la tête douloureuse, les mains ardentes traînant sur les genoux, il y avait un petit être au grand cœur, naguère en possession de la paix céleste, l’ayant quittée pour la folle entreprise de sauver un inconnu, un être à qui cette tâche allait être arrachée, et qui se sentait au moment d’être précipité dans le vide.

Elle pensait :

« Il faut que je parte d’ici… avant qu’ils ne reviennent, car ils vont revenir tous les deux, et cela, non ! Je ne peux pas… J’irai trouver l’abbé Nervi, le supplier de m’envoyer où il voudra, converse… servante. Sûrement il m’aidera. Allons !… Il faut se dépêcher ; dans quelques instants ils vont revenir ensemble. Et je reste là, comme si j’étais percluse ! Mais qu’est-ce que j’attends ? qu’est-ce que j’attends ? Oui… J’attends la fin de leur conversation, ce qu’ils vont décider… »

Sans le savoir, elle attendait autre chose : l’aboutissement d’une crise intérieure qui avait commencé lorsqu’elle avait appris l’arrivée de Stéphanie, et qui, depuis, fermentait en elle, évoluant vers son paroxysme depuis qu’elle les savait ensemble, à vingt pas d’elle, isolés, enfermés…

Vers ce tête-à-tête invisible se tend une imagination dont la force et la vivacité furent développées par la culture ascétique. En cet instant, elle ne peut pas penser à autre chose qu’à Stéphanie et à Paul, qui furent amants, dont elle a connu, par les aveux de Stéphanie, la vie d’amants. Ces deux amants dont elle déteste le péché, elle les admire l’un et l’autre ; ils lui ont appris l’un et l’autre que l’amour n’est pas nécessairement abject, qu’il change de figure selon les êtres qu’il unit. Vague réhabilitation dont elle n’a pas eu conscience jusqu’à présent. Aujourd’hui son imagination transforme en un tableau animé l’objet de sa méditation, fait vivre devant ses yeux la rencontre. Qu’ils puissent tenir compte d’elle, chétive et dédaignée, elle sent bien que non ! Bien sûr, ils ne pensent qu’à eux-mêmes ; leur péché les ressaisit et ils redeviennent amants. Elle croit les voir, elle gémit de douleur. Quelque chose d’instinctif, en elle, proteste, crie : « Moi !… moi !… » Avec le poison de la jalousie féminine, le poison du désir glisse dans ses veines pour la première fois, et elle apprend l’amour par la douleur.


Or, si elle avait regardé de ses yeux corporels, au lieu de l’imaginer, ce qui se passait dans le salon clos, voici ce qu’elle aurait vu.

Les deux interlocuteurs avaient franchi la première étape. Il n’était plus question entre eux du confort de l’hôtel, de l’attrait de la station, de la longueur du voyage entre le couvent et cette station, ni même des apparences de santé ou de fatigue que montraient leurs visages. Tout cela s’était volatilisé sans laisser à la conversation le moindre aliment. Encore moins (quoi qu’imaginât l’innocence embrasée de Madeleine) pouvait-il s’agir entre eux d’une brusque reprise de caresses. Paul avait perçu, dès l’abord, une Stéphanie glacée. D’ailleurs, il ne renonçait à rien, l’ayant jugée désirable, tout en notant la lourde trace, sur sa beauté, des mois échus en son absence… Certain vers de Baudelaire (la pêche meurtrie) sillonna sa mémoire. Mais, jugeant prématurée une offensive, il se divertissait à n’aider en rien l’adversaire. Il affectait de trouver cette visite tellement naturelle que nulle explication n’était nécessaire. « Ce n’est pas moi qui l’ai appelée, donc c’est elle qui est « demanderesse » ; qu’elle se débrouille… Elle est fort belle, toujours. » Il la détaillait impudemment, seul des deux à l’aise dans le silence contraint qui s’appesantissait sur eux. Il fallut bien que Stéphanie parlât. Fâcheusement pour elle, l’accueil cérémonieux de Paul l’avait énervée ; elle reconnaissait son procédé pour prendre l’avantage dans un débat, rien que par l’ironique impassibilité. Elle aborda de biais l’objet essentiel :

— Osterrek vous l’a dit, n’est-ce pas ? J’ai voulu accourir auprès de vous dès que j’ai connu votre accident. Je n’ai pas pu.

— Est-ce qu’on vous avait enfermée ? questionna le prince avec le plus grand sérieux.

— Vous savez ce qui m’a retenue, répliqua Stéphanie sans accuser le coup. Vous me reconnaissez certainement le droit, dans le désarroi de ma vie, d’avoir demandé à ma religion un abri… et une direction.

Paul s’inclina sans rien dire.

— Cette fois, je suis autorisée, reprit-elle, et vous pouvez disposer de moi.

Comme Paul écoutait toujours, elle dut continuer.

— Mon dévouement pour vous n’a pas fléchi, Paul… Et je crois… je suis sûre que ma présence ici aura un bon effet sur votre santé d’abord, et puis… sur l’opinion… Elle vous touche peu, je le sais, mais le moment est peut-être venu de… ne pas la négliger.

— Je ne comprends pas ? interrompit le Prince que ces derniers mots seuls avaient égratigné. Me trouvez-vous déjà arrivé à la minute où il faut préparer un beau départ ?

— Non, bien sûr, fit Stéphanie désarçonnée. Je songe à la famille royale, à votre pays qui vous aime.

En prononçant ces paroles, elle se gourmandait intérieurement : « Qu’est-ce que j’ai à être si maladroite ? Je ne sais plus ce que je dis. »

Le Prince la tira d’embarras en parlant à son tour, parfaitement libre d’esprit, sauf l’angoisse sensuelle qui pointait en lui : « Voudra-t-elle ? » Le reste ne lui importait guère. Son égoïsme n’avait aucun besoin de Stéphanie prolongeant sa présence, puisque Madeleine était là.

— Ma chère amie, dit-il en lui prenant une main dans les siennes (la main captive demeura inerte), nous n’en sommes pas à jouer l’un contre l’autre au plus habile. Parlons franchement : vous n’arrivez pas de si loin pour me proposer d’être mon infirmière.

— Vous en avez une, fit Stéphanie qui retira sa main.

Il se méprit, lui si délié, à ce geste. « Tiens ! pensa-t-il, elle est jalouse. » C’était exact, mais d’une jalousie toute spirituelle qu’il ne pouvait soupçonner.

— Je pense, dit-il assez pauvrement, que vous ne faites pas de comparaison ?

Elle haussa les épaules, consciente désormais de mener le jeu. « Il n’a pas changé », pensa-t-elle. La sensation d’être désirée par ce malade lui fut physiquement pénible. Mais elle dissimula. « D’ailleurs, pensa-t-elle, Osterrek m’a assuré que je n’ai rien à craindre. »

Sentant une résistance dont la cause lui échappait, Paul fut prêt soudain à payer n’importe quel prix pour contenter son envie. L’instant lui parut propice à la mise en scène qu’il avait méditée à l’avance.

Il se leva, alla presser le bouton d’une sonnerie.

— Je demande une tasse de thé ?…

— Volontiers.


Madeleine, entendant battre des portes et des pas circuler dans la chambre, souleva le rideau tendu entre cette chambre et la sienne, où elle avait fait la nuit. Elle vit, dans le crépuscule de la pièce vide, passer un maître d’hôtel portant un plateau. La porte du petit salon fut ouverte. Il était très éclairé ; Madeleine distingua Stéphanie assise sur le canapé ; puis, le plateau déposé sur le guéridon et le maître d’hôtel s’effaçant, elle aperçut le prince qui s’approchait et prenait place à côté d’elle sur le divan. Ensuite la porte se referma, tirée par le maître d’hôtel, qui repartit les mains vides. Madeleine poussa un gémissement qui avorta dans sa gorge… Elle se traîna jusqu’au fauteuil. Ses yeux évoquaient dans la nuit le torse nu du prince, avec sa coupure sanglante, plus nettement que ses yeux ne l’avaient jamais vue.

La comtesse, cependant, faisait avec aisance le ménage du goûter. Paul la regardait et ses narines de chien de chasse la respiraient d’aussi près qu’il pouvait. Elle s’en aperçut et en fut incommodée. Ils effleurèrent leurs tasses, s’observant à la dérobée. A cette minute, Stéphanie comprit qu’elle pouvait faire de lui ce qu’elle voulait, demander le mariage catholique, demander qu’il la fît reine et la couvrît d’apanages ; il suffisait d’un abandon. Elle pensa cette oraison jaculatoire : « Mon Dieu ! ôtez-lui le désir… car, s’il y cède, moi je ne céderai pas. Et alors tout est perdu. » Les artifices de sa coquetterie passée ressuscitèrent dans ses gestes, et aussi dans ses regards et ses paroles. Ainsi s’établit entre eux, pendant un temps assez long, une convention dont aucun n’était dupe. Toutefois Paul ne suivait plus le jeu de sa partenaire. « Elle sait bien qu’elle me tient et elle lâche prise ?… » Il n’était déjà plus capable de se contenir, car, par un effet assez ordinaire, la maîtresse ancienne, ranimant par sa présence la mémoire des sens, le bouleversait plus qu’une nouvelle aventure. Comme le bras de la comtesse atteignant un citron passait sous ses lèvres, il baisa au vol la place naguère encerclée par le bracelet des heures. Le recul du poignet fut si brusque que le citron roula jusqu’au tapis. Elle voulut sourire :

— Voyez ! J’ai perdu l’habitude…

Mais lui ne sourit pas. Il réfléchissait. Il craignait d’avoir compris ; et sa figure trahissait une angoisse autrement profonde que celle d’une galanterie rabrouée. Stéphanie perçut le péril et se gourmanda intérieurement. Ce fut elle qui lui prit les mains, qu’elle sentit incendiées par la fièvre.

— Paul !…

— Eh bien ?

— Vous avez vu juste. Je ne suis pas venue ici seulement pour soigner votre corps.

« Voilà qui est plaisant, pensa-t-il (car il ironisait volontiers avec lui-même). Celle-là aussi veut me convertir ?… »

Mais la raillerie qui transperçait dans ses yeux ne rebuta pas la missionnaire.

— Paul, reprit-elle d’un ton fervent, j’ai été votre compagne dévouée, et je vous ai quitté avec désespoir. Je ne suis plus dans le monde ; je ne suis plus de cette terre. Vous ne pouvez pas m’en vouloir de chercher à vous posséder au delà de la vie !

Sa déception, qui était amère, le rendit cruel. Il déclama à demi-voix :

— « C’est peu d’aller au ciel, je veux y conduire. » Polyeucte, acte IV… Je ne sais plus le numéro de la scène…

Il la détesta un instant, et balança s’il n’allait pas sonner et la faire reconduire. Mais elle tentait de plus en plus son appétit sensuel, et chaque obstacle, chaque déconvenue poussaient la tentation vers son paroxysme. Il vécut alors une de ces minutes où un homme de son tempérament est prêt à livrer tout pour qu’une femme dise : Oui !

— Je crois vous comprendre, reprit-il d’un ton volontairement adouci. Et… tenez !… je vous épargne des précisions qui vous gênent. Vous désirez d’abord, je suppose, que votre premier mariage soit rompu à Rome et que le nôtre soit ratifié selon votre culte ?

— Non ! Non !…

Elle n’avait pas pu se taire, tant la convulsait l’idée de reprendre la vie conjugale.

— Alors, répliqua Paul dépité, je ne vous comprends plus.

Elle essaya de corriger son imprudence. Penchée sur Paul et lui tenant la main, elle balbutia :

— Notre mariage ne vous a causé que des déboires, dont je m’accuse et dont je vous demande pardon. Ne ravivons pas la curiosité du monde et les soucis de votre famille.

Elle balbutiait péniblement ces paroles confuses, dont elle déplorait au même instant la misère, quand une sorte d’illumination intérieure la traversa : elle crut comprendre quel sacrifice momentané exigeait d’elle le salut de ce mourant.

— Paul, je suis prête à demeurer auprès de vous, afin de vous conduire à ce rachat de vous-même auquel j’ai voué ma vie.

« Ah ! pensa le prince… Elle y vient ! »

Frémissant d’un émoi dont elle ne sut pas mesurer la violence, tant la vie claustrale l’avait glacée, il approcha sa bouche de son oreille et murmura dans un halètement :

— Et ce sera entre nous… comme avant ?

Il commençait de l’enlacer avec ardeur, mais sans brutalité. A ce contact, elle reconnut enfin le heurt de ce désir viril dont elle se croyait préservée. Elle parvint à se maîtriser… elle espérait encore. Mais, comme il cherchait ses lèvres et que la fièvre de cette haleine l’obsédait, elle se délivra. Debout, hagarde, ses gestes et ses paroles devinrent la proie de l’instinct. Une seule idée dans sa tête : écarter l’homme, se sauver de lui. Elle ne freina même pas sa parole.

— Comme avant !… Cette boue ! cet enfer !… Grâce à Dieu, j’en suis sortie ! Il ne permettra pas que j’y retombe !

La rudesse du choc laissa un instant le prince abattu sur le divan comme un mannequin inerte. Puis, de nouveau, il la détesta, d’autant plus qu’il se méprit sur la cause de sa défaite. Quand il put cracher son amertume en paroles entrecoupées :

— Voilà votre amour ! dit-il… J’avais oublié votre goût pour les partenaires solides… Si je n’étais pas le malade que je suis !…

— Paul, implora Stéphanie, ne me meurtrissez pas ! J’ai subi des déchéances… Elles furent encore de l’amour pour vous.

— Allons ! fit Paul qui récupérait son allure hautaine. Tout ce que nous dirons ne sert plus à rien, et mieux vaut nous en tenir là.

Alors Stéphanie, dans la terreur d’abandonner sa tâche, de laisser en perdition cette âme si proche de la mort, montra combien elle était loin encore, malgré son entraînement mystique, de l’art subtil d’un Orban ou d’une Madeleine à manœuvrer les âmes.

— Paul, dit-elle, les passions misérables qui vous agitent ne sont plus de saison. Ignorez-vous la vérité ? Dieu peut faire le miracle de vous rendre la santé : mais ce sera un miracle. Je vous en conjure, concevez la gravité de l’heure.

Elle se tut ; leurs yeux, pendant quelques secondes de silence, ne se quittèrent plus. Elle vit les joues du prince se colorer brusquement ; puis la pâleur les envahit de nouveau, plus morbide, plus terreuse. Elle alla vers lui, prête à le secourir :

— Paul…

Il eut la force de se mettre debout, tout seul. Il se recula d’elle, comme s’il ne voulait plus l’effleurer.

— Écoutez-moi, lui dit-il… Vous venez de me faire plus de mal que la misérable bête d’amour qui m’a frappé au côté. Votre compassion me fait horreur… Laissez-moi ! Laissez-moi !

Elle eut encore un mouvement pour protester.

— Je vous dis de me laisser, répéta-t-il.

Il avait sonné, et le valet de chambre était sur le seuil.

— Reconduisez madame la Comtesse.

Elle dut obéir. Derrière le rideau soulevé, Madeleine la vit traverser la chambre, dont ce domestique ouvrit la porte extérieure avec une hâte respectueuse, et disparaître.

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