La retraite ardente : $b roman
XI
— Ah ! te voilà enfin, fit le prince Paul quand Osterrek rentra dans sa chambre. Tu sais que je n’ai rien compris à ce que tu m’as dit tout à l’heure : je dormais à moitié… Une Anglaise vient me voir de Bruges avec une béguine de la part de ma femme ?
Il était étendu sur le dos, dans le même lit où naguère il avait enlacé la Montarena. Un appareil de plâtre le contraignait à demeurer presque absolument immobile.
— Ce n’est pas tout à fait cela, répliqua Osterrek en souriant. L’Anglaise a présenté la béguine à Widman, le gérant de l’hôtel ; le gérant a mis la béguine dans le petit salon de l’étage (juste celui où je vous ai fait rencontrer la baigneuse bleue), et c’est là que je viens de causer avec elle. Elle n’a rien voulu me dire de plus qu’au gérant : elle ne veut s’expliquer qu’avec vous. Alors, comme testimonial, elle m’a remis ceci, que la comtesse, dit-elle, lui a donné pour les pauvres.
Le prince, en apercevant le bracelet, eut un mouvement pour le prendre, si brusque que la douleur le fit crier. Il le saisit dans la main droite. Ses yeux devinrent immobiles et son visage se colora. A travers les mailles emperlées, son imagination sensuelle vit frémir le bras veiné de Stéphanie. Mais la faiblesse qui résultait de sa blessure et de l’alitement amortissait en lui toute ardeur. Il reposa l’objet sur le drap, d’un geste las.
— Et alors ? questionna-t-il.
— Alors… bien qu’elle assure n’avoir pas été envoyée par la comtesse, j’ai idée qu’elle l’est en fait, et qu’elle a quelque chose à vous dire de sa part.
— Elle me dira au moins où est maintenant Stéphanie… Veux-tu mon avis ? Stéphanie a appris ma blessure par les journaux ; elle veut en profiter pour réparer son escapade. Seulement, comme elle a un orgueil d’enfer, à aucun prix elle ne ferait des avances. Alors elle a machiné cette histoire avec des nonnes et des curés.
— C’est aussi mon sentiment, dit le comte.
— Comment est-elle physiquement, la béguine ?
— Ni bien ni mal. Jeune.
Ce dernier mot alluma un bref éclair très vite éteint dans les yeux du blessé.
— Elle n’est pas sale ? Elle ne sent pas le rance ?
— Elle est très propre sur elle… En somme, elle est plutôt appétissante.
Le prince réfléchit une seconde.
— Amène-la ici.
— Dans la chambre ?
— Naturellement. Dépêche-toi.
Quand Madeleine se fut assise sur la chaise avancée par Osterrek au chevet du lit, le prince et lui s’aperçurent qu’elle ne pouvait ni faire un geste, ni prononcer une parole. Ils ne s’en étonnèrent pas. Intimidée ? Quoi de plus naturel ? Le comte, s’asseyant à son tour un peu en retrait, mais de façon à observer tous ses mouvements, lui dit :
— Remettez-vous, ma Sœur. Son Altesse veut bien vous entendre.
Or, Madeleine n’était aucunement intimidée. C’était bien pire. A peine passé le seuil de la chambre, elle avait éprouvé une sensation jamais ressentie : celle d’être seule. Elle voyait bien deux hommes auprès d’elle, et qui semblaient l’accueillir avec complaisance : mais une présence mystérieuse qui toujours, depuis l’enfance consciente, demeurait en elle, tout en étant distincte d’elle, une intelligence, une volonté qui doublaient les siennes et leur communiquaient une incroyable sécurité, une certitude merveilleuse, tout cela avait disparu. Ni sa propre volonté ni sa propre intelligence n’étaient défaillantes ; elles se trouvaient simplement isolées en face du monde, réduites à leurs propres ressources. Comme un apprenti chauffeur qui, pour la première fois, tient seul le volant, alors qu’auparavant un maître expérimenté, siégeant à son côté, lui dictait les gestes et, au besoin, les lui imposait… Aventure que presque toutes les âmes religieuses ont subie, au moins une fois dans leur existence : sur leurs épaules chaudes encore de l’enlacement divin, s’abat le suaire glacé de la solitude.
Sous les regards curieux, un peu ironiques du malade et de son compagnon, Madeleine sentait tournoyer ses idées dans sa tête « Qu’est-ce que je fais ici ?… Est-ce que j’ai rêvé ?… Chère sainte patronne, dites-moi… » Mais l’appel familier ne s’élançait plus au ciel comme une fusée mystique : il mourait, inerte et insonore, sur ses lèvres… Une détresse infinie la pénétra, et ce fut seulement sa pudeur qui l’empêcha de fondre en larmes devant ces deux hommes.
Le prince, qui avait appuyé sur elle ce regard de diagnostic qui n’épargnait aucune femme, se tourna autant qu’il put vers elle (il se mouvait quelque peu à droite) et lui dit :
— Voyons, mon enfant, il ne faut pas avoir peur. Je vous donne une marque de confiance… en vous recevant… sans vous connaître… dans l’état où je suis. Vous venez d’auprès de la comtesse d’Armatt ?
— Oui, monseigneur.
— Appelez-moi monsieur. Je suis ici sous le nom de Monsieur Lazare. Où avez-vous laissé la comtesse ?
Elle ne répondit pas. Elle n’avait pas encore osé le regarder, elle si hardie tout à l’heure ; elle ne savait même pas s’il était vieux ou jeune. Elle voyait, à travers le voile qui embuait son cristallin, une forme blanchâtre confondue avec les oreillers et les draps, et ses yeux refusaient de se fixer sur le visage.
— Allons, dit Osterrek avec douceur. Répondez à Son Altesse… Sinon ce n’était pas la peine de le déranger.
Elle montra du regard Osterrek au prince. Le prince comprit.
— Vous pouvez parler devant le comte comme devant moi.
Tous les appels qu’elle adressait à ses protections accoutumées restant sans écho, elle ramassa ses propres forces et finit par articuler très bas :
— La comtesse est au couvent de la Sainte-Quarantaine.
— Elle y est encore ? Dans ce couvent qui a été occupé par les Boches en août 14 ? fit le prince.
Elle fit signe que oui. Il éclata de rire, et Madeleine était si désemparée qu’elle ne s’en choqua même pas.
— Drôle de choix, fit Paul. Après tout, c’est presque chez elle. Et c’est elle qui t’a envoyée ici ?
Comme à Stéphanie, le tutoiement lui venait, sans qu’il y prît garde.
— Non, monsieur, Mme Stéphanie ne m’a pas envoyée… Comme elle ne pouvait pas venir, je suis venue à sa place.
— Elle voulait donc venir ? fit le prince, dont les yeux s’animèrent, comme tout à l’heure, en voyant le bracelet.
— Oh ! oui !…
— Et qu’est-ce qui l’en a empêchée ?… Parle, voyons ! au lieu de baisser la tête. Tu ne veux pas ?… Qu’est-ce qui t’arrête ?… C’est parce que le comte Osterrek est là ?
La coiffe blanche s’inclina un peu vers le tapis.
— Henri, va donc un instant dans le petit salon… Excuse-moi… Elle ne parlera pas devant toi… Va !… Tu vois bien que je ne risque rien.
Le comte se leva d’assez mauvaise humeur, disparut dans la pièce voisine, dont il laissa cependant la porte tout contre.
— Maintenant, tu vas parler, je pense, dit Paul.
Elle l’énervait un peu, mais, en s’adressant à elle, il avait dans la voix cette tendresse impertinente qu’il accordait à tout être féminin jeune et neuf.
— Oui… monseigneur… monsieur… La comtesse n’est pas venue parce que son directeur le lui a défendu.
— Quel directeur ?
— Le Père Spirituel du couvent… l’aumônier.
Elle se sentait toujours aussi seule, aussi dévastée ; mais un peu de courage lui revenait depuis qu’elle osait regarder le visage du blessé, le pâle visage aux sombres yeux, aux nobles traits, aux cheveux et à la barbe d’un brun cuivré. Le timbre hardi et tendre de cette voix lui causait un étrange bien-être. Autant le comte Osterrek la glaçait, autant le prince lui donnait confiance. Et, malgré le profond malaise où la dévastation de son être intérieur la mettait, malgré l’embarras de répondre, sans mentir et sans trahir, aux questions qui lui étaient posées, elle ne se sentait pas malheureuse et elle ne regrettait pas d’être là. Aucune oraison jaculatoire ne traversait plus son cerveau. Elle écoutait et elle répondait : voilà tout.
Le prince avait médité un instant sur la dernière réponse qui lui avait été faite.
— Alors, dit-il, la comtesse est devenue pieuse ?
— Elle continue pieusement sa retraite.
— Oui, dit le prince, pour lui-même. Les prêtres l’ont ressaisie. Elle est faite pour redevenir leur proie.
Madeleine ne fut pas offusquée par ces paroles d’incroyance. Au contraire, elle sentit sa propre volonté se raidir, et non plus au ciel insensible, mais à elle-même, elle dit :
« Je le sauverai tout de même. »
— Mais, reprit le prince (en se rapprochant tant qu’il put de la visiteuse), puisqu’elle ne voulait pas venir et puisqu’elle ne t’envoyait pas, pourquoi es-tu venue, toi ?
Leurs yeux croisèrent des regards si profonds qu’ils furent désormais en communion de confiance.
— Parce qu’elle ne pouvait pas venir, dit-elle.
Cette réplique ne signifiait pas grand’chose, mais, dans certains dialogues, la conversation réelle est dans les silences. Le silence qui suivit fut, pour tous deux, plein de mystérieuses significations.
— Et toi ? dit Paul. On t’a permis de venir ?
— Je n’ai pas demandé…
— Tu étais donc libre ?
— Je ne suis que postulante.
— Qu’est-ce que c’est que cela, postulante ?
— Je n’ai pas prononcé de vœux.
— Ah ! je comprends. Mais alors, qu’est-ce que tu faisais dans le couvent ?
— Quand j’y suis entrée, il y a trois ans, j’ai d’abord aidé les deux sœurs converses. Ensuite, on m’a employée comme infirmière à l’hospice du couvent. Et, depuis, six mois, mon service consistait surtout à tenir compagnie aux dames retraitantes, comme la comtesse Stéphanie.
— Et tu comptes faire cela toute ta vie ?
— Je ne sais pas, ce sera selon la volonté de Dieu.
— Naturellement… Mais enfin, prononceras-tu tes vœux ?
— Si Dieu me donne la vocation.
— Tu ne la sens pas encore ?
Elle ne répondit rien. Le prince n’insista pas. Il réfléchissait, regardant avec attention cette fine et curieuse petite figure encadrée dans le bonnet blanc au liséré noir, qui défendait hermétiquement le secret de la chevelure.
— Tout cela ne m’explique pas, reprit-il, pourquoi tu t’es échappée de ton couvent sans demander la permission, pourquoi tu es venue ici où personne ne t’envoyait, et où tu ne connaissais personne, pas même moi.
Madeleine baissa la tête. Le prince comprit qu’elle allait pleurer, et l’envie le piqua de faire jaillir ces larmes.
— Tu n’as tout de même pas fait ce grand voyage pour m’apporter le bracelet de ma femme, qu’elle n’a probablement aucune envie de savoir entre mes mains, et pour me dire qu’elle fait une retraite ?
De grosses gouttes limpides roulaient maintenant des yeux de la jeune fille sur ses joues pâles ; elle put balbutier :
— Elle voulait venir vous soigner… On le lui a défendu… Alors, je suis venue.
Le prince, de sa main droite, prit une main de Madeleine et la posa sur le lit, sans la lâcher. La petite main souple ne résista pas, et le prince la sentit chaude et palpitante dans la sienne comme un pigeon captif.
— Ne pleure pas, dit-il. Je te remercie. Allons ! ne pleure pas, et montre-moi tes yeux.
Elle obéit, releva son visage rayé de pleurs et ses grands yeux gris dont le prince eut peine à soutenir le regard… Il avait du cœur des femmes une trop parfaite expérience pour ne pas entrevoir ce qui s’était passé : Stéphanie débordant encore de passion amoureuse, incendiant par son contact cette âme d’innocente, l’absorbant, se l’identifiant… Que de fois il avait constaté l’attraction que sa légende d’amour exerçait même à distance sur des inconnues !… Cette nouvelle expérience le divertit et, malgré la longue prostration sensuelle où la perte de sang, la souffrance et la fièvre l’avaient plongé, remua, bien faiblement encore, les cendres où dormait son désir. Ainsi Stéphanie, dans son ardente retraite, brûlait encore pour lui. Si elle n’était pas à son chevet, c’était qu’on l’avait tenue prisonnière. Et cette enfant à coiffe de béguine lui apportait, avec leur double vœu de le guérir, l’holocauste de son cœur innocent. Les deux images se mêlèrent un instant dans sa pensée, que traversa en même temps un geste nu de la Montarena. Il sourit à Madeleine.
— Je te remercie, répéta-t-il… Tu ne pleures plus ?… C’est bien… Il ne faut pas gâter tes yeux.
La petite main captive essaya un instant de se dégager, puis tout de suite se soumit.
— Alors, reprit le prince, cela te ferait plaisir de rester près de moi ?… de me soigner ?
— Oui, monseigneur.
Il appela :
— Henri !
Le comte reparut et s’approcha du lit. Une ride d’ironie plissa son visage bilieux quand il vit la main de la béguine serrée dans le poing de son royal ami. Le prince la lâcha aussitôt et dit :
— Voilà… Cette jeune fille est, en somme, une infirmière qui était auprès de ma femme, et, comme ma femme ne pouvait venir, elle s’offre à la remplacer.
— Votre Altesse a déjà miss Croydon.
— Miss Croydon m’embête. Elle est sèche, elle est sinistre… Et elle ronfle la nuit, qu’elle soit dans son fauteuil de garde ou dans son lit.
— C’est vrai, dit le comte. Elle me réveille, lorsque je couche dans le petit salon.
— Règle-lui son compte aujourd’hui même. Sois généreux !… Mademoiselle… comment t’appelles-tu ?
— Madeleine.
— Mademoiselle Madeleine la remplacera. Je te charge, Henri, de lui procurer un costume d’infirmière… Cette coiffe est hideuse. Tu n’y tiens pas, petite ?
Madeleine fit signe que non.
— Ote-la, que nous voyions tes cheveux.
Elle obéit sans hésiter ; les cheveux déferlèrent sur ses épaules et sur sa poitrine en vagues cendrées. Le prince échangea un regard avec Osterrek. Mais il n’eut garde d’effaroucher la jeune fille et s’abstint de toute remarque sur la beauté de cette parure vivante qu’elle rajustait à la hâte.
— Vous porterez ici la coiffure et le costume habituels des infirmières, lui dit-il. Cela ressemble beaucoup à celui des religieuses. Maintenant, je suis un peu las, j’ai besoin de silence et de repos. Voulez-vous suivre le comte Osterrek ? Il s’occupera de tout. Au revoir, mon enfant.
Il s’étendit sur le dos et ferma les yeux. Sa figure parut exténuée. Le comte dit à Madeleine :
— Venez avec moi, mademoiselle.
Tous deux quittèrent la chambre. Madeleine, ayant renoué ses cheveux blonds, avait glissé sa coiffe dans son petit sac de moleskine.