La retraite ardente : $b roman
IX
Même dans les trains qui flânent aux stations et ne se hâtent point de l’une à l’autre, on fait tout de même des lieues et des lieues, entre l’aube et le coucher du soleil. D’ailleurs, vers deux heures après-midi, Madeleine a quitté le train campagnard, qui terminait sa course placide dans une vaste gare bruyante. Elle a attendu, après s’être dûment informée, sur un quai de la gare, où bientôt s’est précipité en trombe de fumée, de vapeur, de grincements de freins et de sifflets, un autre train, celui-ci formidable, plein de voyageurs, où la petite nonne noire à coiffe blanche a eu bien du mal à trouver une place… Et à peine elle était assise que les portières claquaient, repoussées, verrous rabattus, et que le train raidissait de nouveau sa musculature à travers un paysage qui tournoyait, comme pris de folie, et semblait, accroché aux mouvantes portées du télégraphe, monter et descendre, telle une image au bout d’un fil.
Et boire, et manger, parmi tout ce tintamarre et cette ruée éperdue ?
Voilà des complications qui n’embarrassent guère une petite converse ! Il y a justement, à côté de Madeleine, un monsieur d’une quarantaine d’années, convenablement mis, cheveux et moustache noirs, cravate jaune et grosse perle fausse, agrafe du stylo à la poche de sa veste, un monsieur qui n’a l’air ni d’un paysan, ni d’un ouvrier, ni d’un domestique, un monsieur très convenable, très prévenant. Il a prié Madeleine de prendre le coin qu’il occupait ; il ne la dérange pas lorsqu’elle égrène son chapelet, mais il lui dit poliment quelques mots quand elle remet les grains de buis dans sa poche. Et comme on allait atteindre une certaine ville qu’il lui a nommée, il l’a prévenue qu’on avait le temps de descendre, de boire un verre de bière et d’acheter d’excellents petits pains fourrés de jambon. Madeleine est descendue, elle a acheté et grignoté le pain au jambon. Mais au lieu de boire un verre de bière, elle s’est abreuvée le long du quai au jet même d’une fontaine sur laquelle on avait écrit lisiblement, au-dessus de l’attache d’une chaînette portant une petite tasse d’étain : Eau potable.
Peu à peu, la nuit s’est abattue sur la région montueuse où le train engouffre sa tempête de feu, de fumée, de fracas ; au passage de cette trombe les tunnels ont l’air de s’écrouler. Jamais de sa vie Madeleine n’a connu pareille vitesse, et le cœur lui battrait certainement si elle n’était pas assurée qu’il ne peut rien lui arriver avant que certaines choses, qu’elle doit faire, soient accomplies. Comme le soldat du centurion, elle obéit à un appel : mais le divin centurion par qui elle est appelée n’appelle point où l’on ne saurait arriver. Madeleine est maintenant à l’aise dans son encoignure. Le monsieur au stylo a momentanément quitté la place qu’il occupait auprès d’elle et cause, dans le couloir du wagon, avec deux femmes jeunes qui ont l’apparence de bonnes endimanchées. Madeleine glisse son chapelet dans sa poche, croise ses mains sur le creux de sa robe, ferme les yeux.
— Chère sainte patronne, je me confie à vous, j’ai sommeil. Protégez mon sommeil et réveillez-moi quand il le faudra…
Aussitôt sa pensée s’embrouille doucement, comme un écheveau de laine remué par la main d’un enfant. Elle voit en songe la porte au cadre disjoint… le bracelet de Stéphanie… les fils du télégraphe qui montent et descendent… Puis, tout d’un coup, net comme si elle était agenouillée devant le tableau de la chapelle froide, le Christ descendu de sa croix avec ses paupières entr’ouvertes et la plaie vivante de son côté… Vision d’un instant ; aussitôt qu’elle s’est effacée Madeleine dort.
Elle dort longtemps.
— Mademoiselle !… Mademoiselle !… Excusez-moi si je vous réveille.
Madeleine ouvre les yeux, parfaitement calme et tout de suite consciente. L’oraison jaculatoire qu’elle a inventée, l’oraison du réveil, est déjà sur ses lèvres : « Sainte Vierge Marie, faites-moi telle que vous me voulez ! »
— Mademoiselle, reprend le monsieur au stylo, je vous demande pardon… Je voyais que vous dormiez fort… Et dans une petite demi-heure nous serons à la frontière suisse.
Les yeux gris-poussière de la jeune fille sont fixés sur lui, et il en soutient assez fermement le regard. Comme elle n’a rien répliqué, il continue :
— On est assez sévère à la douane suisse. Alors c’est pour vous dire… On va jusqu’à faire déshabiller des dames.
Madeleine ne bronche pas.
— Mais naturellement vous avez un passeport bien en règle.
Madeleine n’a aucun passeport. Il ne lui en a pas fallu pour entrer en France, le matin de son évasion : le couvent de la Quarantaine et la douane sont en relation de bon voisinage. Certes, elle n’a pas omis de prévoir qu’elle avait encore une frontière à passer pour atteindre le but de son voyage. Mais, ne possédant aucun moyen de résoudre d’avance la difficulté, elle s’en est remise à la Providence. A présent que le monsieur au stylo lui parle justement de cela, elle l’écoute tout en se tenant sur ses gardes. Pour elle, rien n’arrive par hasard : c’est presque un blasphème d’appeler hasard les arrangements de la Providence.
Le monsieur tire un gros portefeuille de sa veste, un portefeuille bourré de papiers. Une des poches laisse aussi passer des lisières de billets de banque. Il tend sa carte à Madeleine, avec un : « Permettez-moi, mademoiselle… » et Madeleine lit sur le rectangle blanc :
« Enrico Bertini, représentant de commerce, Rosario. »
Mais elle ne répond toujours rien.
— Si vous n’avez pas de passeport, reprend-il à voix plus basse, on ne vous empêchera pas seulement de passer la frontière, mais on vous fera des tas d’ennuis. Ce serait dommage ; on voit que vous êtes une demoiselle très convenable… Tenez, je puis peut-être vous tirer d’embarras. Voulez-vous venir avec moi dans le couloir, on sera mieux pour causer ?
Elle le suit, sans l’ombre d’une hésitation. Appuyés tous deux à la paroi trépidante, elle l’écoute, il parle :
— Je recrute en ce moment des vendeuses pour le commerce des tissus, en Argentine. Oh ! je ne vous propose pas d’en être… J’ai tout ce qu’il me faut : deux demoiselles françaises avec lesquelles vous m’avez peut-être vu causer. Et je dois en retrouver trois autres, des Italiennes, à Milan ; toutes cinq s’embarqueront mercredi avec moi, sur le Julio Cesare… Alors, vous concevez, nous sommes au complet, et vous voudriez venir que je ne pourrais pas vous emmener. Mais j’ai là, dans mon portefeuille, trois passeports de dames françaises bien en règle : la troisième dame s’est trouvée souffrante au dernier moment et n’a pas pu partir. Si vous voulez en profiter ?…
Il a dit toute cette fin un peu précipitamment, parce que les prunelles gris-poussière regardaient jusqu’au fond de ses yeux à lui, de ses yeux bruns de méridional. Madeleine répond simplement :
— Je vous remercie, monsieur.
Alors, il reprend de l’assurance.
— Vous comprenez… Ce que j’en fais, c’est pour vous rendre service. Moi… je n’ai rien à y gagner… C’est pour vous rendre service…
— Est-ce que j’aurai à répondre ?… ou à signer quelque chose ? questionne Madeleine.
— Rien du tout… absolument rien, mademoiselle. Je suis connu du personnel de la douane. Il n’y a pas trois mois que j’y suis passé, dans l’autre sens. On ne vous demandera rien. On ne vous dira rien. C’est moi qui parlerai pour vous, comme pour les deux autres dames. Vous n’aurez qu’à vous tenir avec elles… Les voici justement… Je vous les présente, n’est-ce pas ?… Mademoiselle Maria… Madame Henriette… Et vous ? Mademoiselle…
— Madeleine.
— Mademoiselle Madeleine… Voilà… Nous approchons. Restez ensemble, n’est-ce pas, ne me perdez pas de vue, ne parlez à personne. Si l’on vous parle, ne répondez rien, absolument rien, même aux employés de la gare et aux douanes. Si l’on insiste, faites signe que vous ne comprenez pas… Je me charge de tout. Vous allez sur Milan, n’est-ce pas ?
Madeleine ne répond rien.
— Eh bien ! à la frontière italienne, ce sera tout pareil… Quand on est bien connu, comme moi, vous concevez…
Il s’éloigne. Les deux Françaises auraient bonne envie d’engager la conversation avec leur nouvelle connaissance. Mais Madeleine a déjà repris ostensiblement son chapelet ; les grains de buis coulent lentement entre ses doigts. Les deux femmes, échangeant un regard, s’écartent.
Le train, après trois quarts d’heure d’arrêt à la douane, a repris sa course un peu ralentie à travers le décor effrayant des montagnes. Madeleine et Bertini sont de nouveau assis côte à côte. Comme Madeleine se tait, Bertini est bien forcé de se féliciter lui-même pour le coup du passeport.
— Vous avez vu, mademoiselle Madeleine ? Vous avez passé comme une lettre à la poste. Ni vu, ni connu. Avec moi, on n’est jamais pris… Vous comprenez, quand on a roulé comme moi en Russie, dans les deux Amériques et dans tous les recoins de l’Europe… Si vous avez besoin de quelqu’un qui connaît Milan, je suis à votre disposition ! Et tenez ? voulez-vous me faire le plaisir d’accepter à déjeuner avec ces deux dames françaises et moi ? On causera plus tranquillement qu’ici… Et peut-être vous déciderez-vous à nous suivre en Argentine… Un pays de Cocagne, mademoiselle… Une jeune fille comme vous à Rosario ou à Buenos-Aires ramasse une fortune en cinq ans… Alors, n’est-ce pas ? Vous déjeunez avec nous à Milan, Trattoria del Duomo… Bonne maison, où je suis bien connu. C’est dit ?
— Si je le puis, répond paisiblement Madeleine.
— Ah ! je comprends, fait Bertini, songeur. On doit vous attendre à l’arrivée.
Madeleine ne dit ni oui ni non, et la conversation, pour le moment, en reste là.
Il est d’ailleurs bien vrai qu’à la douane frontière, Bertini n’avait pas exagéré son influence. La voyageuse n’a pas eu à ouvrir la bouche pour accomplir les formalités du passage. Elle a d’ailleurs observé qu’un employé filtrait le groupe des trois protégées de Bertini en les faisant passer par la consigne des bagages et, de là, regagner le quai. Elle n’a rien perdu des conciliabules de cet employé avec Bertini et avec un douanier galonné. Que lui importe ? Repliée sur sa propre conscience, elle n’a pas cessé de converser avec les mystérieuses puissances qui la protègent. Et des versets qu’elle aime dans les Écritures ont chanté dans sa mémoire ; celui-là par exemple :
« Ils saisiront impunément les serpents, et, s’ils boivent quelque chose de mortel, cela ne leur fera pas de mal. »
Et encore cette fin de chapitre de l’Évangile, où sont racontées les embûches des pharisiens contre Jésus, et qui se termine ainsi :
« Mais lui, déjouant leurs desseins, passait… »
Pour couper court à toute conversation, elle a repris son chapelet, puis, le dos appuyé sur le dossier de la banquette, elle a fermé les yeux : les grains du chapelet sont immobiles entre ses doigts croisés. Le train roule dans un tunnel interminable : c’est la masse neigeuse des Alpes qui passe par-dessus la tête de Madeleine. Madeleine n’ouvre pas les yeux, même quand Bertini lui dit le nom du tunnel et lui recommande le paysage sur lequel il va déboucher, après quinze kilomètres de nuit. Madeleine n’ouvre pas les yeux, mais elle ne dort pas. Elle a prié avec ardeur, et maintenant, réconfortée, baignée de lumière intérieure, elle médite. Son chemin, elle le connaît parfaitement, et les traits qui le marquent sur la carte sont dessinés sur l’écran rose de ses paupières. Elle sait qu’elle n’ira pas à Milan, bien qu’elle ait, autant par inspiration mystérieuse que par prudence paysanne, pris son billet pour la grande ville. Elle sait à quelle station elle doit descendre, une cinquantaine de kilomètres avant la frontière italienne. Elle sait à quelle heure elle y arrivera. Et, tout en conversant avec sa chère patronne, elle organise, sous les apparences du sommeil, le plan de son évasion du train : car elle se sent surveillée.
Voici ce qu’elle fera.
Quelques minutes avant la station fixée, elle sortira tout naturellement du compartiment et s’en ira ostensiblement au lavabo. Là, elle ôtera sa coiffe blanche et s’enveloppera la tête du petit châle noir qu’elle porte sur ses épaules. A l’arrêt, elle descendra tranquillement avec les autres voyageurs qui changent de train, comme elle, et, sans se hâter, gagnera la salle d’attente. Le train repartira sans elle…
— Et si Bertini te voit descendre ? objecte la sainte patronne.
— Mais, chère patronne, s’il se préoccupe de moi, vous savez bien qu’il cherchera ma coiffe blanche…
Et c’est Madeleine qui a eu raison. Il faut avouer que son évasion a été facilitée par la descente simultanée d’une trentaine de jeunes Américaines, tout un collège touristique conduit par une dame à cheveux gris. La petite forme noire de Madeleine s’est glissée au buffet dans le remous de ces frémissantes péronnelles… Hasard ?… Non pas… Alors, miracle ? Oh ! non… Accord amical des menus événements pour rendre réalisable un dessein providentiel… Maintenant, le train d’Italie est reparti. Madeleine est seule, inconnue de tous, en terre helvétique. Il n’y a plus de frontière à franchir pour gagner la ville de nom latin, mais de nationalité suisse, qui est le but de sa randonnée.
Encore deux petites heures de voyage en chemin de fer et, s’il plaît à Dieu, elle l’aura atteint.