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La retraite ardente : $b roman

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XV

Le cloître dispense aux hommes et aux femmes ce grand bienfait : ne plus redouter la mort. La glorieuse sainte Thérèse d’Espagne avoue « qu’elle se meurt de ne pas mourir ». La charmante sainte Thérèse de France, témoin de l’agonie d’une Supérieure qu’elle vénère et qu’elle aime, écrit : « C’était la première fois que j’assistais à une mort : vraiment le spectacle était ravissant. »

Aux femmes, le cloître apporte un autre apaisement : ne plus craindre de vieillir.

Voyez celle-ci, qui, présentement, après une longue oraison à genoux, se tient debout, les yeux fixés sur l’image du Sauveur décrucifié, dans cette chapelle froide, naguère honnie, et qui désormais abrite sa prière et sa méditation de chaque jour. Son vêtement est encore la gaine noire qu’elle portait lorsqu’elle entra au couvent ; elle en a seulement ôté quelques ornements qui paraient l’étoffe ; elle en a remonté la ceinture à sa place naturelle ; elle a élargi et allongé la jupe ; c’est maintenant à peu près le costume d’une moniale. Sur ses cheveux nus, elle a épinglé un voile de religieuse. Le jour où il lui fut permis de porter ce voile aux offices est une date mémorable, dont elle garde précieusement le souvenir ; elle cessa, dès lors, d’être une retraitante de passage… C’est la même femme qui, environ quatre mois plus tôt, pareillement debout, observait à l’horizon de la route la masse confuse du monastère. Et, comme pour fournir une réplique à l’image d’alors, la verrière blanche lui envoie de biais le poudroiement du soleil.

Alors, même si personne ne l’observait, les muscles de son corps, serviteurs disciplinés, défendaient spontanément, sans nul relâche, une attitude de jeune vigueur. La taille ondulait selon les rites de la mode ; le menton relevé absorbait la distension du cou, tandis que l’articulation des mâchoires, entr’ouverte avec mesure, dissimulait le fléchissement des joues… Alors, même au cours d’un long voyage comme celui qu’elle achevait, le temps était réservé pour des soins minutieux de la peau, de la chevelure, des lèvres, des dents et des yeux. Après le bain matinal, une douche d’eau froide affermissait les seins ; puis c’était l’examen quasi microscopique du tissu même de la peau, de la soie des sourcils, des ongles dont le poli et le rose étaient avivés aux orteils aussi bien qu’aux doigts de la main. Quatre ou cinq fils plus pâles striaient chaque matin la masse des cheveux châtains ; ils étaient arrachés avec une impatience qui savait se faire attentive… Puis l’artifice entrait en jeu : le rouge, le noir, la fausse blancheur des talcs et des bismuths. Et enfin, ordonnant et vivifiant cette longue entreprise quotidienne, la volonté d’être admirée, désirée, de forcer l’admiration et de combler le désir — toutes les forces mystérieuses que l’amour fait sourdre de la féminité — s’irradiaient dans l’être et l’enrichissaient d’une jeunesse, non plus inconsciente et statique comme à vingt ans, voulue, au contraire, et laborieuse, mais pourtant agissante et vraie.

Aujourd’hui ?

Aujourd’hui, cette femme est belle encore par sa taille élevée, le dessin altier de sa tête petite et dégagée, le feu des prunelles foncées. Mais le corps s’abandonne, prenant ses points d’appui sur les reins qui s’affaissent légèrement, sur l’arrière des épaules qui commence à se courber en ronde saillie. Vu de près, le visage, dont naturellement les traits essentiels ne se sont pas modifiés en si peu d’espace, est tout de même un autre visage. La tension volontaire des muscles n’en raidit plus les lignes, qui marquent franchement l’amollissement des joues et du cou. Deux plis verticaux, naguère victorieusement combattus par le massage quotidien, entament les coins de la bouche. Les yeux gardent cette beauté que nul pinceau de maître ne pourra jamais rendre : avec de la toile et de la pâte colorée, comment reproduire cette substance mystérieuse, sorte de flamme solidifiée et polie ? Le regard de Stéphanie n’eut jamais plus d’intensité. Moins vibrant que naguère, il a gagné en force stable, en profondeur. Et là se concentre tout ce qui reste de jeunesse à cette femme debout, car les paupières enveloppent à demi ce double joyau comme un papier fané, froissé, tandis que, sous l’orbite, couvrant ce socle des yeux qui n’a point de nom, nul enduit ne masque plus le creusement sombre bordé par une saillie faible encore : premier coup de gouge, sur la beauté, donné par le sculpteur sinistre qui la racla peu à peu tout entière.

Le changement le plus pathétique est celui de la peau. On n’en voit guère qu’à la face, au cou, aux mains, aux poignets un peu. Dans cet être encore plein de vie, la peau semble en train de mourir. Non qu’elle se soit tendue, ni même desséchée ; on dirait, au contraire, surtout au visage, qu’un mol embonpoint la soulève. Mais le reflet de la vie s’en efface. La pourpre du sang n’y monte point, et les fards n’en corrigent plus l’absence. Front, joues, cou, mains, poignets, tout ce que le noir costume laisse à nu est net, mais n’est plus soigné : c’est-à-dire que non seulement l’artifice en est exclu, mais même la surveillance et l’exercice, qui aident la nature à se défendre. Maintenant la nature est livrée à ses propres forces : elle se défendra comme elle pourra. Naguère une volonté ardente combattait du côté de la frontière qui protège la beauté, l’amour humain, la vie. Cette volonté a trahi ; elle a passé à l’ennemi, du côté de l’amour immatériel, du mépris de la chair, de la mort.

Telle qu’elle est aujourd’hui, cette femme debout, insoucieuse de la lumière qui accuse en ce moment sa décadence, peut-elle encore susciter le désir des hommes, non pas du vulgaire passant, mais des hommes d’une essence et d’un état analogues aux siens ? Elle ne se le demande jamais à elle-même ; si elle se posait la question devant un miroir, certainement celle répondrait par la négative : car elle se juge sainement, avec une certaine fierté de son abandon. En fait, il n’est peut-être qu’un homme (et d’ailleurs le plus raffiné et le plus savant de tous en amour) qui vibrerait d’un émoi sensuel devant cette victime, et souhaiterait lui épargner l’immolation : l’homme qui fut, dans sa vie mondaine, le Maître de son destin. Lui saurait pour qui elle s’immole, et ce serait une victoire bien digne de lui que de se l’arracher à soi-même.

C’est de lui qu’est pleine, en ce moment, la prière de la retraitante. Depuis le jour où, traquée par les rébellions de la chair, le Père Orban l’a comme exorcisée, l’amant n’est plus pour elle qu’une âme à sauver. Son nom, lorsqu’elle le prononce en pensée, suscite à peine l’image d’un corps. Elle prie pour lui sans relâche, et telle est la transmutation opérée dans son cœur que sa prière associe au nom de Paul celui de Madeleine. Elle ne doute pas que Madeleine soit devenue la proie de Paul, et elle s’accuse d’avoir été la cause initiale de cette capture. « Aucune femme — se dit-elle — ne peut résister à la volonté perverse de Paul… » Si elle en doutait encore, elle en possède aujourd’hui la confirmation. Car elle est venue prier ici juste après une entrevue avec la Mère Supérieure. Et la Mère Supérieure l’a prévenue qu’elle aurait à recevoir, dans l’après-midi de ce même jour, le comte Osterrek. Le Père spirituel non seulement autorise l’entrevue, mais la juge désirable.

La Mère Supérieure à admiré la sainte indifférence avec laquelle cette communication fut accueillie. Stéphanie a demandé simplement :

— Le comte est-il actuellement dans le couvent ?

— C’est notre usage, a répliqué la Mère, d’héberger les voyageurs qui frappent chez nous. Il y a pour eux un logement spécial dans le bâtiment de l’hospice.

— Je ferai ce que vous me commandez, ma Mère. Que désirez-vous ?

La Supérieure est issue d’une bonne lignée du pays ; mais ses façons, peut-être par humilité, peut-être par politique de gouvernement, sont simples, certains disent : un peu communes. Par son allure souriante, par le tour familier de ses propos, elle amortit le ferme choc de sa volonté sur la volonté d’autrui.

— Mon Dieu, ma fille, a-t-elle répondu (d’un ton affectueusement confidentiel, et comme s’il s’agissait d’un commérage mondain sans importance), les gens sont méchants… ils voient volontiers le mal où il n’est pas… Une jeune fille… que nul vœu ne liait, vous le savez… et que nous employions ici comme une aide intelligente dans nos divers services, est en ce moment infirmière auprès de… (elle remplaça par un geste de la main l’articulation du nom, qui ne peut sortir). Alors, autour de… lui, on bavarde, on s’émeut. Ses proches d’abord, naturellement… Et puis ses amis, le comte Osterrek, qui a repris contact avec la famille royale. Le comte serait bien aise de vous voir, de vous consulter… Voilà tout.

Elle eut l’air de s’embrouiller, finit sa phrase dans une petite toux artificielle. Mais elle avait dit ce qu’elle voulait dire, et rien de plus.

— M’est-il permis de vous demander, ma Mère, questionna Stéphanie, si les renseignements fournis par le comte Osterrek sont les seuls que vous possédiez ?

— Oui, oui… absolument les seuls. Les seuls renseignements récents… (Elle toussota de nouveau.) Les journaux ont un peu parlé de la chose… Oh ! à mots couverts. Avec beaucoup de discrétion. D’autre part, naturellement, notre Père spirituel est en communication avec des ecclésiastiques de là-bas…

Et soudain sérieuse et « chef », elle termina en disant, ses yeux clairs fixés sur Stéphanie :

— Alors, mon enfant, c’est entendu ? Ici, à quatre heures, dans mon petit parloir, je recevrai le comte Osterrek et vous ? Maintenant, allez demander au bon Dieu de vous inspirer la décision. Je vais unir ma prière à la vôtre.


Stéphanie a obéi. Voilà près de deux heures qu’elle est en oraison et en méditation devant la Descente de Croix. Si elle avait eu besoin de cette épreuve pour constater la mort de ses sens, l’épreuve est décisive. Madeleine auprès de Paul… Madeleine, maîtresse de Paul… Nulle fibre de son sexe ne frémit. Elle n’a plus de sexe. Madeleine ne lui inspire que de la pitié ! Elle pense : « la malheureuse ! » comme elle dit de Paul : « le malheureux ! » Et soucieuse d’une responsabilité qu’elle s’attribue dans leur rencontre, œuvre de Satan, elle prononce à demi-voix, comme jadis Madeleine :

— Les sauver tous les deux !

Les sens de Stéphanie sont morts pour l’amour. Mais sa féminité survit dans le domaine de l’âme. A la pensée que Madeleine, non seulement ne sauve pas le pécheur, mais partage son péché, tandis qu’elle, Stéphanie, offre à Dieu, pour le pécheur, l’holocauste de son désir purifié et de son corps désexué, quelque chose de victorieux chante en elle, quelque chose qui ressemble à l’hosanna d’une amoureuse triomphante.


Osterrek, ayant achevé son exposé de la situation, — exposé longuement médité, où chaque terme s’emboîtait exactement entre les voisins comme une pièce d’horlogerie, — s’arrêta net. L’auditoire, limité aux deux femmes, la Supérieure et Stéphanie, ne l’encourageait guère. Toutes deux, l’une par usage de hauteur mondaine, l’autre par pratique du gouvernement, étaient exercées à une attitude impassible dans les entretiens d’importance. Les derniers mots du visiteur : « Il y a là un état instable et qui peut devenir d’un jour à l’autre désastreux », furent accueillis par un silence qui se prolongea jusqu’à devenir pénible, dans le petit parloir monacal, plutôt antichambre que parloir, où luisait un maigre feu de bois.

La Mère Supérieure laissa durer le silence autant qu’elle le jugea nécessaire pour prendre avantage sur Osterrek, puis, ayant toussoté, elle dit à Stéphanie :

— Vous avez entendu, ma fille. Le prince est guéri de sa blessure, mais reste en danger d’une… Comment avez-vous dit, Monsieur ?

— Les médecins appellent cela une congestion passive, suite de l’immobilité prolongée pour un malade dont le cœur est faible.

— Oui… C’est cela : une congestion passive. Enfin sa vie même peut malheureusement tomber en péril tout d’un coup. Et vous craignez… On craint dans sa famille… Voulez-vous avoir l’obligeance de répéter à la comtesse d’Armatt ce que vous craignez ?

— La famille royale, répliqua Osterrek avec un peu d’impatience, craint que la jeune fille, venue auprès de lui de votre maison et qui a pris sur lui un grand ascendant, ne l’accapare tout à fait.

En disant ces mots, qu’il avait nuancés davantage dans son exposé préliminaire, il regarda Stéphanie. Elle continua de montrer une complète indifférence.

« Jamais je ne la déciderai à venir, pensa-t-il. Le couvent a réussi là un beau travail de dessiccation !… »

Il reprit tout haut :

— Moralement, le prince a beaucoup changé. La souffrance… l’isolement… l’influence patiente et énergique de cette jeune fille, qui n’est pas une personne vulgaire, loin de là… Tout un côté de sa nature, le côté ironique et… comment dire cela ?… scandaleux… est entré dans l’ombre.

Il s’aperçut que Stéphanie devenait attentive. Aussitôt il se tut. Et ce fut la Supérieure qui dut ranimer l’entretien, avec sa rondeur familière, où perçait un peu d’affectation.

— Voilà, ma chère fille, dit-elle à Stéphanie. Vous connaissez maintenant la difficulté. Si vous croyez pouvoir la résoudre, le Père spirituel et moi vous autorisons à partir. Mais, bien entendu, vous êtes libre.

Stéphanie ne réfléchit qu’un instant :

— Puisque l’on me laisse libre, ma Mère, je refuse.

Et, comme pour justifier son refus, elle ajouta, retrouvant un peu de son autorité de grande dame :

— Je ne servirais à rien… Quand j’ai quitté le prince, je n’avais déjà plus aucune influence sur lui… A plus forte raison aujourd’hui. Qu’on me laisse en paix prier pour lui. C’est l’unique objet de ma vie.

Il lui sembla qu’elle lisait une approbation dans les bons yeux de la Supérieure. Mais celle-ci avait mission d’insister :

— Si pourtant, dit-elle, non sans malaise, le prince consentait à substituer à votre mariage orthodoxe, après une cassation à Rome, une union mixte, prévue, autorisée par l’Église ?

— Sa femme ?… Jamais !… Jamais ! s’écria Stéphanie.

Et, d’instinct, elle se serra contre la religieuse.

Alors celle-ci dit fermement :

— Ma fille, il sera fait selon votre désir.

Osterrek n’entendit pas cet arrêt sans étonnement. Tout à l’heure, il avait cru Stéphanie troublée par l’idée d’un Paul assagi, affaibli, plus humain. Il dissimula son dépit.

— Il ne me reste qu’à m’excuser. J’ai agi dans l’intérêt de Monseigneur, de sa famille et de mon pays. Les choses suivront donc leur cours… qui n’ira pas sans scandale.

Stéphanie restait impassible. Fut-ce le hasard, fut-ce un reste d’intérêt pour la fugitive, fut-ce une inspiration réfléchie qui suggéra à la Mère Supérieure de demander :

— Est-ce que… cette jeune fille… a sacrifié tous ses devoirs ?

— Je ne le crois pas, dit Osterrek, parlant selon sa pensée, et sans précautions, maintenant qu’il n’espérait plus rien de sa démarche.

Le visage de Stéphanie trahit une vive surprise. Elle laissa échapper cette exclamation :

— Elle ne l’aime donc pas ?

— Je n’ai pas dit qu’elle n’était pas conquise, reprit le comte, ni même prête à céder. Mais je ne crois pas que le fait soit accompli.

— Alors, quel est son but ? demanda la Supérieure.

Il y eut une revanche d’ironie contre ces deux femmes pieuses et cloîtrées, dans la réplique d’Osterrek :

— Avant tout, elle veut le convertir. Oui, le convertir, le faire catholique, le sauver. Mais qu’avez-vous, Madame ?

Il eut tout juste le temps de se jeter en avant pour retenir Stéphanie qui défaillait. Aidé de la Supérieure, il l’assit sur une chaise ; le parloir ne contenait pas de fauteuil. Stéphanie revenait à elle et suppliait qu’on n’allât chercher nul secours, pas même un verre d’eau. Ses joues se coloraient. Enfin elle se releva.

— Ma mère, puisque vous le permettez et même, je le crois, qu’on le désire, je vais partir.

« Voilà bien les femmes, pensait Osterrek. Qu’est-ce qui l’a retournée ? Croit-elle qu’elle va reprendre Paul plus facilement avant qu’après ? Ce serait plutôt le contraire. »

La Supérieure, mieux avertie, avait aussitôt compris.

— Je vous approuve, ma fille, dit-elle simplement. Le comte Osterrek s’offre à vous accompagner. Vous partirez avec lui. Montez annoncer vous-même la nouvelle au Père spirituel, qui vous attend.

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