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La retraite ardente : $b roman

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III

Madeleine frappa à la porte. Au lieu du : « Entrez » qu’inconsciemment guettait Stéphanie, une voix un peu voilée, mais sonore, répondit :

— Oui !

Madeleine entre-bâilla la porte, juste assez pour avancer le buste et la tête et dit :

— Mon père, c’est la dame retraitante.

— Qu’elle entre.

Et voilà que Stéphanie fut assise dans un fauteuil de paille assez confortable, très large de siège, avec un dossier rustique bien ciré et des accoudoirs plats. Le jour, qui venait du parc, était verdi dans la pièce par la peinture vert clair des murailles sur lesquelles la fenêtre, la porte et une alcôve close de rideaux en percale découpaient des moulures d’un vert plus foncé. Stéphanie vit très nettement cela, et aussi deux gravures pieuses pendues au mur, un crucifix avec un buis desséché. Elle ne vit pas, parce qu’elle n’osa pas d’abord se servir de ses yeux pour le voir, le Père Orban assis dans son fauteuil de chêne massif devant un bureau-cylindre de chêne massif. Le Père Orban ne s’était pas levé tout à fait pour l’accueillir ; il avait seulement ébauché le geste et montré un siège à la visiteuse. Elle ne l’avait pas encore regardé en face quand elle l’entendit qui lui disait, d’un ton où ne se marquait ni bienveillance ni malveillance, d’un ton de fonctionnaire désintéressé mais attentif :

— Vous êtes Madame de Baurens, n’est-ce pas ?

Elle avait tellement perdu la coutume de s’entendre appeler ainsi qu’elle hésita un moment avant de balbutier :

— Oui… c’est-à-dire… C’est le nom que je portais…

Le Père l’interrompit.

— C’est le nom que l’Église catholique a inscrit sur ses registres quand vous vous êtes unie, dans votre ville natale, paroisse de Saint-Elme, à Jean-Marie Roart de Baurens, consul royal.

Stéphanie baissa un peu la tête, sans que ce mouvement ébauché signifiât distinctement l’acquiescement ou la confusion.

— Ensuite, reprit le prêtre, vous vous êtes séparée de votre mari, après quelques mois de vie commune. Oui… je sais… Il avait de graves torts envers vous. Vous avez quitté le pays, et vous avez vécu, fort dignement, m’a-t-on dit, à l’étranger, gagnant même votre vie comme… institutrice dans une famille de diplomates. Vous avez suivi cette famille dans les divers postes où son chef fut nommé successivement… Et c’est dans le dernier que le prince Paul vous rencontra et vous fit divorcer.

Un sanglot opprimé par la morsure des dents dans un mouchoir arrêta le Père, qui jusque-là avait parlé face aux casiers de son bureau, sans regarder la femme en noir abattue, tapie comme une blessée sur le fauteuil rustique. Sa voix se timbra un peu plus, fut moins neutre, plus humaine quand il reprit, cette fois tourné à demi vers elle :

— Ce n’est pas pour vous humilier, ma fille, que je vous dis tout cela. Au contraire. C’est pour vous épargner un récit que vous seriez probablement hors d’état de faire, ou bien… des séries interminables de questions et de réponses. Je vous dis d’abord ce que je sais de vous, de votre vie. Ensuite… ensuite je serai bien obligé de vous interroger. Et… mon Dieu !… m’y voilà… mon savoir est à bout, en ce qui vous concerne, sauf que la Supérieure m’a fait lire la lettre où vous postuliez une retraite ici… et aussi (il hésita une seconde)… que j’ai lu dans le journal, tout à l’heure, une courte dépêche annonçant que le prince a quitté à son tour sa famille et son pays.

— Il est parti !… fit la retraitante, redressée sur son siège comme par l’effet d’une explosion toute proche.

Elle osa regarder le Père Orban, et, dans cette figure triangulaire barrée par un nez un peu oblique et surmontée d’un crâne tondu, elle rencontra les yeux du moine, d’un bleu de plomb tranché, qui luisaient dans une peau rougeâtre, tannée, bourgeonnante par plaques.

Les deux regards se frôlèrent, s’enlacèrent comme un coup fourré d’épées, et très vite Stéphanie déroba le sien ; une vive rougeur avait inondé ses joues et son front.

— Cela vous émeut ? reprit le Père avec un peu de sarcasme dans le ton. Eh bien ! vous avez tort d’être émue. Le départ de votre époux civil (l’adjectif fut proféré sans le moindre soulignement vocal) n’a aucun rapport avec le vôtre… La dépêche laisse entendre discrètement que le prince n’est pas parti seul.

Stéphanie sanglotait presque sans bruit. Puis elle essaya de se réfréner, balbutiant : « Pardon !… pardon !… »

— Voilà donc la situation, reprit le Père Orban très calme. Envisageons, n’est-ce pas, les choses telles qu’elles sont. Vous avez quitté la première le domicile conjugal, pour des raisons que je ne connais qu’en gros, et sur lesquelles j’aurai des éclaircissements à vous demander, si vous désirez que je dirige utilement votre conscience.

A une pause que fit le Père, Stéphanie répondit par un signe d’assentiment très net.

— Bon !… C’est bien, n’est-ce pas, le 13 juillet dernier que vous vous êtes libérée ?… Et dans l’intervalle, vous vous êtes arrêtée à Arnheim, d’où vous avez écrit à la Mère Supérieure et où vous avez reçu sa réponse ?

Stéphanie acquiesça deux fois.

— Eh bien ! moins de six jours après votre départ, le prince Paul s’est évadé lui aussi de la cour et du royaume paternels. Une femme l’accompagnait, ou bien il allait la rejoindre… la dépêche que publie le journal ne l’indique pas avec précision.

— Je sais qui elle est ! interrompit vivement Stéphanie. Une fille de théâtre… pas même… une fille de music-hall, sortie des bouges de Cagliari, qui se fait appeler la Montarena.

— Peu importe, coupa avec une certaine sévérité le Père Orban. Hors des lois précises que Dieu a établies pour l’union de l’homme et de la femme, l’importance du péché ne se mesure pas à la quantité sociale ni même morale du complice.

Il s’arrêta, considéra la pénitente qui tremblait d’émotion ; puis il reprit avec plus de douceur :

— Dieu vous tiendra compte certainement de ce que vous n’avez pas attendu d’être vous-même abandonnée pour rompre les liens… qu’il n’avait pas bénis : ne disons rien de plus pour le moment. Votre lettre à la Mère Supérieure (écartant un peu son fauteuil de bureau, il prit son menton aigu dans la paume de sa main gauche et parla plus lentement) dit, si mes souvenirs sont exacts, que « vous n’avez pas cru devoir supporter plus longtemps le genre de vie que vous imposait le prince Paul ».

— Oui, c’est cela, dit Stéphanie. Je ne pouvais plus… je ne pouvais plus.

— Il faudra me dire ce qui était survenu de nouveau dans votre ménage, pourquoi ce que vous aviez supporté un certain temps vous paraissait tout d’un coup insupportable… Non, pas tout de suite, fit-il en arrêtant de la main une réplique que les lèvres de Stéphanie allaient proférer… Continuons à bien fixer vos… coordonnées présentes, comme on dit en géométrie.

Il ne la quittait pas des yeux, maintenant, et ses yeux à peine allongés, presque ronds, fixés sur la jeune femme, donnaient à celle-ci l’impression qu’elle était parcourue des pieds à la tête par ce regard, comme avec une lance un jardinier arrose une plante de la racine à la cime, et en fait ainsi quelque chose de pénétré par l’élément humide, quelque chose de plus souple, de plus poreux… Mais comme pour la plante, de cette pénétration intime et totale résultait pour Stéphanie une relâche, un bienfait.

Elle écoutait avec soumission, étonnée d’être si vite en confiance avec ce prêtre inconnu, d’un abord rude, de se sentir avide de l’entendre comme s’il détenait le secret d’apaiser son cœur tumultueux, de lui tracer un chemin, de la conduire.

— Voulez-vous me dire d’abord, reprit-il, les conditions exactes dans lesquelles vous avez rompu votre premier mariage et contracté le second ?

— Mais… répliqua Stéphanie, j’ai demandé le divorce et il a été prononcé par le Tribunal aux torts de mon mari. Nous étions séparés de fait. M. de Baurens, quelques semaines après notre mariage, avait renoué une vieille liaison… C’est pour cela que j’ai pris la première occasion de le quitter sans scandale, à l’amiable, en partant pour l’étranger. L’occasion, ce fut… La femme du ministre de Suède me connaissait, nous étions très liées… Elle avait une grande fille à élever. Elle m’offrit de la suivre partout où elle irait avec son mari.

— Comme institutrice ?

— Comme institutrice de sa fille Gertrude, et aussi pour l’aider dans la conduite de la maison — elle souffrait de coliques néphrétiques et souvent devait observer un plein repos… Puis, enfin, comme amie…

— Et c’est ainsi que vous avez finalement rencontré…?

— Oui.

— Et malgré la situation… honorable… mais enfin… secondaire qui était la vôtre, le prince héritier vous a remarquée ?

— Il m’a vue pour la première fois à la Légation de Suède, dans un bal… Il m’a fait danser à plusieurs reprises… Et ensuite, il est revenu très souvent chez mon amie… chez la femme du ministre.

— Et celle-ci a protégé vos relations avec lui ?

— Mais, mon Père, objecta vivement la jeune femme, jamais rien ne s’est passé… enfin… le prince a presque tout de suite parlé de mariage… et alors… naturellement, mon amie l’a encouragé et m’a encouragée.

— Elle est protestante ? questionna le Père.

— Oui.

— Évidemment… alors…

Il eut un geste évasif qui semblait dire : « Alors… il n’y avait rien à espérer. »

— Le prince Paul aurait pourtant accepté que vous fussiez… ce que beaucoup d’autres femmes avaient été pour lui avant qu’il vous rencontrât ?

— Il a compris très vite qu’il devait y renoncer. Et quand il s’est décidé pour le mariage, il a mis une obstination extrême à me décider au divorce… J’ai résisté… tant que j’ai pu…

— Par sentiment religieux ?

Elle fit signe que oui, sans parler.

— Vous n’avez pas songé à vous adresser à Rome pour obtenir l’annulation de votre premier mariage ?

— Paul… (elle se reprit) le prince s’y opposait. Il ne voulait pas attendre… On dit que les délais sont si longs.

Comme elle prononçait ces mots, Stéphanie sentit que le regard du Père, immobile sur elle, lisait dans sa conscience. Elle n’osa pas achever.

— Oui, murmura le Père. C’est bien l’homme qu’on m’a dépeint. Il voulait sur vous la victoire complète… l’abjuration. Une sorte de Polyeucte satanique. Vous avez cédé… vous avez divorcé… Et sous quel régime avez-vous épousé le prince Paul ?

— Mais… civilement d’abord, selon la loi du pays. Et religieusement ensuite selon le rite orthodoxe.

Une pause. Puis :

— Quelle a été l’attitude, vis-à-vis de vous, de la famille royale ?

— De la résistance d’abord, naturellement. Mais, comme l’opinion publique était favorable à notre mariage, — le prince est très aimé du peuple, — et aussi, parce que… son amitié pour moi d’abord, le mariage ensuite parurent tellement l’assagir… le roi et la reine m’ont assez vite adoptée. Je n’ai eu guère contre moi, à la cour, que la princesse Marie, la tante de Paul, qui est fort bizarre, son cousin Charles-Henri, qui le déteste.

Le silence régna quelque temps entre les murs vert pâle de la pièce. Stéphanie ne quittait pas le Père des yeux : elle éprouvait un soulagement à lui parler, et si pénible que fussent pour elle les souvenirs qu’il faisait revivre, elle souhaitait qu’il l’interrogeât de nouveau. Or, en ce moment, l’esprit du moine semblait absent, et l’on eût dit qu’il avait oublié la retraitante. Il regardait du côté de la fenêtre. Des nuages traversaient le carré de ciel bleuâtre, des nuages blancs et gris, qui par intervalles masquaient le soleil. La cime déjà rousse d’un marronnier oscillait sous des poussées de brise. Le Père observait tranquillement cela, en tapotant des deux mains le rebord de son bureau. Et Stéphanie en profitait pour incorporer à sa mémoire ce masque triangulaire, ce crâne tondu de si près que la tonsure ecclésiastique s’y distinguait à peine, cette figure bourgeonnée et pourtant austère, avec la bouche forte des portraits du XVIe siècle, ce nez étrange, ce nez puissant en forme de gouvernail, un peu obliqué vers la droite. Stéphanie osait regarder parce que les yeux arrondis, les yeux d’oiseau du Père étaient en ce moment détournés. Dès qu’il les ramena sur elle, elle abaissa les siens.

— Alors… le prince a changé de conduite aussitôt après vous avoir épousée ? dit le prêtre, comme s’il n’avait pas interrompu l’interrogatoire.

— Oui, mon Père.

— Il vous a été fidèle ?

Elle hésita.

— Je le crois… Je l’ai cru fermement en ce temps-là… Maintenant que j’ai appris à le connaître, je ne suis pas sûre… Il est si habile à dissimuler sa pensée et à cacher ses actions, quand il veut ! mais, durant plusieurs mois, nous avons voyagé tête à tête en Italie. Nous ne nous quittions pas un instant… comme deux étudiants, incognito… sans femme de chambre, sans valet de chambre… sans même l’affreux Osterrek.

— Qui est Osterrek ?

— Un camarade d’enfance et d’études, avec qui le prince a suivi jadis des cours à la Faculté de Paris, et qui est devenu son âme damnée, son… (elle hésita devant le mot qui lui venait) son agent auprès des femmes. Osterrek avait été le premier intermédiaire entre Paul et moi… Il avait tout aplani pour le divorce et le mariage, car il a une adresse et une énergie infernales. Mais mon instinct me le révélait dangereux, et j’avais exigé qu’il ne nous accompagnât point. Je me rendais compte que…

— Vous avez été heureuse pendant ce voyage nuptial ? interrompit sèchement le Père.

Et sa voix de nouveau se timbrait d’ironie, comme tout à l’heure, quand il avait dit à Stéphanie, à propos du départ de Paul : « Cela vous émeut ? »

Un moment interloquée, elle fit un effort pour répondre :

— J’ai été heureuse… Oh ! je sais bien que je n’en avais pas le droit… et j’ai payé cher ce bonheur-là. Mais il s’est appliqué à me rendre heureuse avec cette volonté fervente, cette mise en œuvre de tout son esprit, de toute sa science de la femme, de sa grâce naturelle et de l’artifice dont il sait jouer. Que je fusse enivrée de bonheur, c’était son objet sans répit, et cent fois au cours de ce voyage il m’a demandé si je ne regrettais rien, si je recommencerais.

— Oui, grommela le prêtre. Je comprends. Son génie diabolique, qui avait renoncé à vaincre votre pudeur de femme, s’excitait à l’idée qu’il avait piétiné votre foi religieuse. Comme ces pirates arabes qui forçaient les chrétiennes captives à souiller le Crucifix. Et cela vous a donné du bonheur ?… Pauvre enfant !

Il prit un instant sa tête entre ses mains, appuyant ses coudes à son bureau ; et de voir soudain accablé cet homme robuste et dur, Stéphanie fut bouleversée jusqu’au fond des entrailles. « Il a raison, pensait-elle. C’est bien cette victoire sacrilège sur ma conscience que Paul a souhaitée. Je n’ai jamais osé le comprendre… Et voilà que ce prêtre le découvre à première vue, et me le révèle. »

Enfin le Père Orban démasqua et releva son visage, qui restait préoccupé, triste.

— Combien de temps a duré ce parfait bonheur ?

— Plus d’une année, murmura Stéphanie.

Mais quelque chose l’oppressait, qu’elle ne trouvait pas le moyen de dire, et qu’elle aurait voulu dire. La question que le Père lui posa fut exactement la réplique à ce scrupule :

— Un bonheur… sans remords ?

— Oh ! non, mon Père. J’avais des moments douloureux, mais j’étais grisée, possédée.

— Et vos remords étaient seulement causés parce que vous aviez rompu des liens que Dieu seul peut rompre ?

Elle fut sincère en montrant, d’abord, qu’elle ne comprenait pas la question. Mais le regard fixe du prêtre continuait à la parcourir, à la pénétrer… Elle se cacha le visage et ne répondit pas. Ainsi isolée en face de sa conscience subitement béante devant elle comme un puits qu’on découvre, elle entendit que le Père se levait, qu’il allait à la fenêtre, qu’il l’entr’ouvrait. Elle sentit une fraîcheur de vent un peu humide circuler autour de ses joues et de ses cheveux. Dans la cour aux marronniers, un campanile de zinc jeta une à une les bulles sonores dont l’addition faisait onze heures. Stéphanie revit sur le transparent pourpre de ses mains, interposées entre elle et le jour, le paysage ras aperçu au déclin du soleil, la verdure du parc, le faîte des six dômes d’ardoise, l’angle de la route et de l’allée. Alors aussi, elle avait entendu le grêle campanile ébruiter dans la solitude la confidence de l’heure… Qu’ils lui avaient paru douloureux, quasi menaçants, ces coups successifs qu’elle imagina prisonniers, comme tout ce qui habitait le monastère, comme elle-même allait être tout à l’heure ! Cette impression n’était pas vieille de quatre jours, et voilà qu’en ce moment, meurtrie pourtant par quelques mots d’une bouche sévère, elle aimait cette sonorité cloîtrée, cette heure dispensée pour elle et pour ses compagnes de solitude.

« Faites que je ne rêve pas, mon Dieu ! pensa-t-elle… et que cela dure !… »

Plus d’une minute certainement, le Père Orban demeura devant la fenêtre ouverte, qu’il obstruait de sa haute et lourde stature noire. « Il prie », pensa la retraitante, et elle essaya vainement d’unir une prière à la sienne. Son cœur fut sec et désert ; elle n’était qu’anxiété, désir de connaître ce qui allait se passer tout à l’heure, ce qu’on allait faire d’elle. Quand le prêtre, ayant refermé la fenêtre, revint vers son fauteuil, elle remarqua un sensible adoucissement de ses traits, quelque chose de pitoyable dans les yeux, qui en était absent au cours de leur entretien. Il lui dit, debout devant elle qui n’osait pas se lever :

— Ma chère enfant, vous allez retourner dans votre chambre, pour méditer et pour prier, si vous pouvez prier. Si vous ne pouvez pas prier, ce qui n’aurait rien d’étonnant, parce que vos nerfs sont en ce moment surtendus, contentez-vous de méditer sur notre conversation d’aujourd’hui. Méditez même la plume en main, si vous sentez que votre esprit se dérobe et veut divaguer… Méditez sur les questions que je vous ai posées et sur les réponses que vous avez faites. Si décidément vous ne pouvez même pas méditer, lisez l’histoire de l’ordre de la Sainte-Quarantaine que je vais faire mettre à votre disposition. Ne craignez pas de vous distraire en observant les choses nouvelles qui sont autour de vous, les coutumes, les personnes même. Très vite, je vous en préviens, tout cela ne comptera plus pour vous. N’anticipez pas : vous êtes à peine sortie du monde. On vous a confiée à un guide exceptionnel, malgré sa jeunesse. Madeleine de Sainte-Madeleine n’est ici que ce que l’on appelle dans le monde une apprentie, et que nous appelons, nous, une postulante. La courte histoire de sa vie (elle n’a pas vingt-deux ans) semble porter la marque d’une sainte prédestination. Orpheline, recueillie par une institution de sauvetage pour l’enfance, elle est placée vers sa douzième année dans une ferme des environs : or il se trouve que cette ferme est un cloaque immonde, quelque chose comme la maison Bancal dans le drame de Fualdès. Elle y assiste à des spectacles affreux, passe à travers cette boue sans souiller sa robe et à travers ce feu sans se brûler, jusqu’au jour où elle n’a plus d’autre recours que de s’échapper et de nous demander asile… Elle était épuisée : on la soigne. Nous obtenons de la garder. Elle aide nos sœurs converses, puis devient infirmière : cependant son développement intellectuel et religieux est si rapide, si surprenant, que nous l’affectons au service des retraitantes. Son intelligence aiguë est servie par une mémoire prodigieuse. Tout ce qui l’a intéressée s’y inscrit de façon indélébile… Elle sait par cœur tous les offices et des passages entiers des grands mystiques. Il ne tiendrait qu’à elle d’être novice, demain, et de faire bientôt sa profession… Elle dit, — elle me dit — que sa sainte patronne, pour laquelle elle professe une édifiante dévotion, lui conseille d’attendre. Je n’insiste pas : elle me paraît être de ces âmes choisies qui communiquent directement avec la Vérité… Elle sait tout ce qu’elle n’a jamais appris. Elle voit tout ce que nous cherchons vainement à deviner, à pressentir. Et avec cela, l’humilité et la simplicité même, et j’ajouterai, la gaîté même. J’imagine que sainte Jeanne d’Arc, enfant, devait être ainsi. Confiez-vous à elle, ce qui vous sera peut-être plus facile que de vous confier à moi. Écoutez ce qu’elle vous répondra. J’estime son jugement pour la consulter parfois sur des choses graves et difficiles…

Il reprit sa place dans son fauteuil, mais le tourna vers Stéphanie et se pencha vers elle, avec une familiarité paternelle qui la rassura :

— Je vous entendrai en confession, ma chère fille… non pas demain… mais après-demain mercredi, fête de la bienheureuse qui est une de nos fondatrices. Préparez-vous à cet acte essentiel. Si votre esprit ne se fixe pas aisément, ce qui est fréquent quand on vient au cloître directement de la dissipation du monde, prenez une plume (j’y insiste) et écrivez votre confession. Vous pourrez me la lire… ou me la dire de mémoire, comme vous l’aimerez mieux. Mais que ce soit un inventaire bien définitif, sur lequel il n’y ait plus à revenir. De là, nous partirons vers le rétablissement de votre âme et, si Dieu le permet, vers une vie morale nouvelle. C’est compris ?

— Oui, mon Père.

— Je ne compte pas avoir d’entretien avec vous jusqu’à jeudi matin, au confessionnal, après ma messe. D’ici là, vous êtes livrée à vous-même, sous la conduite de Madeleine de Sainte-Madeleine… Suivez strictement son inspiration au point de vue des offices, des repos, des méditations, des prières, des récréations. Ici, la règle des retraitantes est d’une souplesse infinie. Elles sont si diverses par l’origine, par l’esprit, par leur passé ; comment les plier utilement et du premier coup à une discipline identique ? Nous avons des retraitantes dont la vie ne ressemble en rien à celle des moniales, qui n’interrompent point leurs relations avec leur famille, qui ne font pas de pénitence sévère, qui vivent parmi nous, purement, paisiblement, sans plus. Nous en avons aussi qui font l’exemple et l’édification des moniales elles-mêmes… Suivez les inspirations de la pure jeune fille qui doit vous guider, et allez en paix.

Stéphanie se leva : puis, levée, elle hésita. Elle aurait voulu parler, mais elle ne sentait absolument aucune idée solliciter l’expression des paroles. Et pourtant, il lui en coûtait de quitter le Père Orban, tant elle sentait l’envie de se libérer tout de suite des secrets qui opprimaient sa conscience.

Mais le Père répéta avec une ferme douceur :

— Allez en paix !

Elle obéit.

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