Le monde tel qu'il sera
VII
Ainsi rêvait Marthe, à la fois triste et joyeuse: joyeuse par l'espoir du sacrifice, triste par la crainte de l'oubli!
Mais, tandis qu'elle évoquait ce rêve entrecoupé, la calèche avait abaissé son vol, et M. Atout déclara qu'ils étaient rendus.
Devant eux s'élevait un édifice dont l'aspect participait à la fois de la caserne, du collége et de l'hôpital.
L'académicien leur apprit que c'était la maison d'allaitement.
«Et toutes les nourrices y demeurent?» demanda Marthe.
M. Atout sourit.
«Des nourrices! répéta-t-il. Vous parlez là d'une habitude des siècles barbares!
—Alors, reprit Marthe, les enfants sont élevés par leurs mères?
—Fi donc! interrompit l'académicien, ce serait encore pis. La civilisation a fait comprendre la folie d'une pareille dépense de temps et de soins. Ici, comme partout, nous avons substitué la machine à l'homme. De votre temps, il n'y avait qu'une université de professeurs; nous avons agrandi l'institution en créant une université de nourrices. Le nouveau-né est mis au collége le jour de son entrée dans le monde, et nous revient dix-huit ans après tout élevé. IL serait difficile, comme vous le voyez, de simplifier davantage les liens de la famille. Plus de gênes ni d'inquiétudes! L'enfant est aussi libre que s'il n'avait point de parents, les parents aussi libres que s'ils n'avaient point d'enfants. On s'aime tout juste autant qu'il le faut pour se souffrir; on se perd sans désespoir. Les générations se succèdent dans la même maison, comme des voyageurs dans la même auberge. Ainsi a été résolu le grand problème de la perpétuation de l'espèce, en évitant l'association passionnée des individus.»
Comme il achevait, la calèche s'arrêta devant un immense édifice, à l'entrée duquel on avait gravé en lettres colossales:
Université des métiers-unis.—Institution pour les jeunes gens et les jeunes demoiselles non sevrés.—Allaitement à la vapeur.
Une machine, sculptée sur le fronton, était entourée de nourrissons, vers lesquels elle étendait ses bras d'acier et ses mamelles de liége verni. Au-dessus se lisait la sainte légende:
Laissez venir vers moi les petits enfants!
Lorsqu'il se présenta au bureau, M. Atout dut indiquer le numéro d'ordre sous lequel son fils avait été inscrit. Le commis feuilleta son catalogue d'enfants, et dit brièvement:
«Salle Jean-Jacques-Rousseau, quatrième rayon, case D.»
L'académicien prit le bras de milady Ennui, et se hasarda à travers les immenses corridors.
De loin en loin, des gardiens portant le costume de l'établissement, composé d'un tablier de taffetas ciré et d'une coiffure en forme de biberon, indiquaient aux visiteurs la direction qu'ils devaient prendre. Marthe et Maurice longèrent d'abord une galerie où des métiers de différentes formes tissaient des layettes; puis une seconde, où d'autres mécaniques fabriquaient de petits cercueils. De là, ils traversèrent une cour pleine de paniers à roulettes, dans lesquels les enfants apprenaient à marcher, et arrivèrent devant un vaste atelier éclairé par la flamme des grands fourneaux.
«Vous voyez les cuisines de l'établissement, dit M. Atout en s'arrêtant; c'est là que se fabrique le breuvage destiné aux enfants. On avait cru longtemps que l'aliment le plus convenable pour les nouveau-nés était le lait de leur mère; mais la chimie a démontré qu'il était malsain et peu nourrissant. L'Académie des sciences a, en conséquence, nommé une commission, qui a donné la recette d'un breuvage plus rationnel. Il se compose de quinze parties de gélatine, de vingt-cinq parties de gluten, de vingt parties de sucre et de quarante parties d'eau; le tout composant une mixtion connue sous le nom de supra-lacto-gune ou lait de femme perfectionné. Une expérience sans réplique a, du reste, prouvé l'excellence de ce breuvage: c'est que tous les nouveau-nés qui refusent d'en boire, et ils sont nombreux, tombent, par suite, dans la langueur, et meurent infailliblement au bout de deux ou trois jours. Quant aux procédés employés pour la distribution du supra-lacto-gune, vous allez pouvoir en juger vous-mêmes.»
A ces mots, M. Atout ouvrit une porte, et les visiteurs se trouvèrent dans la salle des allaitements.
C'était une immense galerie, garnie aux deux côtés d'espèces de planches à bouteilles, sur lesquelles les enfants étaient assis côte à côte. Chacun d'eux avait devant lui son numéro d'ordre et le biberon breveté qui lui tenait lieu de mère. Une pompe à vapeur, placée au fond de la salle, faisait monter le supra-lacto-gune vers des conduits qui le partageaient ensuite entre les nourrissons. L'allaitement commençait et finissait à heure fixe, ce qui donnait aux enfants l'habitude de la régularité. Tous devaient avoir un même appétit et un même estomac, sous peine de jeûne ou d'indigestion; on eût pu inscrire à l'entrée de la salle comme sur les portes républicaines de 1793:
L'Égalité ou la Mort.
M. Atout fit admirer à ses compagnons tous les détails de cet établissement modèle, auquel on devait, selon son heureuse expression, l'anéantissement des superstitions maternelles. Il prouva qu'en employant les machines, on avait réalisé, sur chaque nourrisson, un bénéfice de 3 centimes par jour, ce qui donnait, pour l'année, 9 fr. 95 c, et pour les 10 millions de nouveau-nés, près de 100 millions d'économie! Il expliqua ensuite de quelle manière l'établissement se trouvait partagé en neuf salles correspondant aux neuf classes de la société. Le breuvage, les soins, l'air et le soleil y étaient distribués conformément au principe de justice romaine; habita ratione personarum et dignitatum. Les enfants de millionnaires avaient neuf parts, et les fils de mendiants le neuvième d'une part, ce qui leur servait à tous deux d'apprentissage pour les inégalités sociales. L'un s'accoutumait ainsi, dès le premier jour, à tout exiger, l'autre à ne rien attendre. Merveilleuse combinaison, qui assurait à jamais l'équilibre de la république!
Pendant ces explications, milady Ennui cherchait son numéro, c'est-à-dire son fils, dont elle avait vanté à Marthe les grâces enfantines. Elle l'aperçut enfin dans sa case; mais le supra-lacto-gune produisait son effet ordinaire, et l'héritier des Atout se tordait comme un ver coupé en quatre.
Le médecin de service, averti, accourut aussitôt et déclara que les contorsions du numéro 743 tenaient à des douleurs aiguës, affectant spécialement les régions du côlon, d'où elles avaient pris vulgairement le nom de coliques. Mais l'académicien protesta contre cette étymologie. Il fit observer que colique avait le même radical que colère, et ne pouvait venir que du grec χολη, bile. Il en résulta une longue discussion, émaillée de citations malgaches, syriaques ou chinoises, pendant laquelle le numéro endolori continuait à subir le mal dont on discutait le nom. Enfin, le docteur et M. Atout, n'ayant pu s'entendre, s'en allèrent chacun de leur côté, bien décidés à écrire un mémoire sur la question.
Quant à milady Ennui, scandalisée des grimaces de son héritier, elle avait passé outre avec ses deux hôtes, et s'occupait à leur faire remarquer la grandeur opulente de tout ce qui les entourait.
Les murs étaient tapissés de nattes précieusement travaillées, les plafonds chargés de moulures ciselées, les fenêtres ornées de rideaux de soie à crépines d'or. On avait garni les cases des nourrissons de tapis moelleux; les numéros brillaient sur des plaques émaillées; de larges ventilateurs de gaze rayée d'argent renouvelaient sans cesse l'air des galeries; l'industrie avait, en un mot, épuisé son luxe et sa prévoyance en faveur des nouveau-nés; il ne leur manquait absolument que des mères.
A la suite des salles d'allaitement se trouvait le second établissement, destiné au sevrage. On y recevait les enfants de quinze mois, et ils étaient soumis, dès lors, à une combinaison d'exercices destinés au perfectionnement des organes. Il y avait un appareil pour leur apprendre à voir, un second pour leur enseigner à entendre, d'autres encore pour les habituer à déguster, à sentir, à respirer.
«De votre temps, dit M. Atout à Maurice, l'enfant était abandonné à lui-même; il se servait de ses poumons, sans savoir comment; il agissait sans apprentissage; il s'exerçait à vivre en vivant! Méthode barbare, que l'absence des lumières pouvait seule justifier. Aujourd'hui nous avons amélioré tout cela. L'espèce humaine n'est plus qu'une matière vivante, à laquelle nous donnons une forme et une destination; la Providence n'y est pour rien; nous lui avons ôté le gouvernement du monde, qu'elle dirigeait sans discernement, et nous fabriquons l'homme à l'instar du calicot, par des procédés perfectionnés.
Du reste, ces premières études ne sont qu'une avant-scène de la vie; c'est seulement au sortir de la maison de sevrage, que chaque enfant prend la route qu'il doit ensuite poursuivre.
—Et par qui cette route lui est-elle indiquée? demanda Maurice.
—Par les docteurs du bureau des triages que vous avez devant vous.»
Ils venaient, en effet, d'arriver à un troisième édifice, moins considérable que les précédents, dans lequel ils entrèrent. C'était un musée phrénologique, où ils aperçurent une dizaine de médecins occupés à constater les différentes aptitudes. Des garçons attachés à l'établissement leur apportaient sans cesse des pannerées d'enfants, dont ils tâtaient le crâne, et auxquels ils donnaient un nom et une destination, selon les protubérances observées. L'écriteau passé au cou des sujets examinés indiquait le résultat de l'examen.
L'enfant recevait là son brevet de grand mathématicien, de grand artiste ou de grand poëte, et n'avait plus qu'à le devenir. Par ce moyen, toute incertitude de vocation disparaissait. Au lieu d'errer à travers vingt goûts opposés, comme un étranger qui demande sa route à tous les passants, vous trouviez une direction indiquée, vous n'aviez qu'à partir, qu'à poursuivre, et vous étiez sûr d'arriver au but… à moins qu'on ne vous eût indiqué un mauvais chemin.
Du bureau des triages, Marthe et Maurice passèrent aux écoles.
M. Atout, qui joignait à ses autres titres celui d'inspecteur général des études, leur fit tout voir dans le plus grand détail.
La base de l'instruction donnée au collége de Sans-Pair était le thibétain, langue d'autant plus intéressante à connaître que l'on avait cessé de la parler depuis environ mille ans. Les élèves lui consacraient quatre jours sur cinq. Le reste du temps était employé à examiner les hiéroglyphes des anciennes pyramides d'Égypte, dont il ne restait plus qu'une gravure apocryphe, et à approfondir la différence existant entre l'absolu complet et l'absolu universel!
Ces enseignements avaient pour but de préparer l'élève à la vie pratique, et de lui servir de point de départ pour devenir ingénieur, médecin ou commerçant.
M. Atout, qui voulait faire apprécier à son hôte l'étendue des connaissances acquises par les écoliers de l'établissement, lui remit le programme de l'examen que tous devaient subir avant de le quitter.
UNIVERSITÉ DES MÉTIERS-UNIS
GRAND COLLÉGE DE SANS-PAIR
PROGRAMME POUR LE BACCALAURÉAT ÈS LETTRES
Pour le thibétain:
1o Les trente livres de l'Histoire de la Tortue verte de Rapput, par Shah-Rah-Pah-Shah;
2o Les douze livres de l'Histoire de l'Éléphant noir, de Rouf-Tapouf;
3o Les six chants des Citernes du Désert, de Felraadi;
4o Le traité sur le Bonheur des Borgnes, du même;
5o Les Discours de Bal-Poul-Child contre Child-Poul-Bal.
Pour l'histoire:
1o Donner la succession des rois du Congo, de la Patagonie et de la baie d'Hudson, depuis Noé;
2o Expliquer l'inscription de la grande pyramide d'Égypte, qui n'existe plus;
3o Raconter l'expédition de lord Ellenbourgh dans l'Inde, avec le chiffre des bœufs, moutons, légumes, détruits par l'armée anglaise, et les campagnes du maréchal Bugeaud en Algérie, avec les discours, toasts, proclamations, ordres du jour, au nombre de douze mille six cent quarante-trois;
4o Énumérer ce que l'Allemagne a fourni de princesses nubiles aux autres États de l'Europe.
Pour la géographie:
1o Nommer les différents États des quatre parties du monde avant le déluge, en désignant leurs capitales;
2o Citer tous les fleuves, lacs, mers, montagnes, en leur donnant les noms qu'ils ne portent plus;
3o Indiquer au juste les délimitations de l'ancienne république d'Andorre et de la célèbre principauté de Monaco;
4o Dire la population des régions encore inconnues qui s'étendent du 40e au 60e degré de latitude.
Pour la littérature:
Le candidat devra donner la recette des différentes formes de style, avec le moyen de s'en servir; expliquer les procédés du sublime, du fleuri, du gracieux, et faire l'histoire de tous les hommes de lettres connus, depuis Salomon jusqu'à nos jours.
Pour la philosophie:
Démontrer l'identité du tout avec l'universel par le rapport de l'ensemble à la somme des parties. Chercher en quoi le moi diffère du non-moi, et si le moi efficient peut être confondu avec le moi correctif. Établir la liberté du causal plastique sous la dépendance du phénoménal concret.
Mathématiques:
Connaître tous les théorèmes sans application que peut fournir l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie, et résoudre tous les problèmes inutiles qui pourront être proposés.
Physique:
Donner les théories de toutes les grandes lois que l'on continue à chercher.
Chimie:
Expliquer, d'après les formules de la Cuisinière bourgeoise, tous les ingrédients qui composent chacun des ragoûts scientifiques connus sous le nom de corps.
Maurice demeura d'abord épouvanté des connaissances demandées aux candidats; mais il se rappela heureusement que, même de son temps, les programmes n'étaient point toujours des vérités. Pour cet examen, comme pour tout le reste, sans doute, on ne voulait que la forme, cette loi suprême des Brid'Oison de tous les temps: car quiconque demande l'impossible s'engage d'avance à ne rien exiger.
M. Atout lui expliqua ensuite par quelle série d'ingénieuses méthodes l'étude de ces connaissances était facilitée aux élèves du grand collége.
Il lui montra d'abord la classe destinée au cours d'histoire, où chaque pan de mur représentait une race, chaque banc une succession de rois, chaque poutre une théogonie. Là tous les objets portaient une date ou rappelaient un événement. On ne pouvait suspendre son chapeau à une patère sans se rappeler un homme illustre, essuyer ses pieds à la natte sans marcher sur une révolution. Grâce à ce système mnémotechnique, aussi expéditif que profond, l'histoire universelle était ramenée à une question d'ameublement; l'élève l'apprenait malgré lui et rien qu'en regardant. Qu'on lui demandât, par exemple, le nom du premier roi de France, il se rappelait la vis intérieure de la serrure, et répondait: «Clo-vis.» Qu'on voulût connaître la date de la découverte de l'Amérique, il pensait aux quatre pieds de la chaire, dont chacun représentait un chiffre différent, et répondait: 1492. Qu'on s'informât, enfin, de l'événement le plus important qui suivit la naissance du christianisme, il voyait les deux barres d'appui qui s'avançaient sur l'amphithéâtre, et répondait hardiment; «L'invasion des bar-bares!»
M. Atout ne manqua point de faire remarquer à Maurice les avantages de cette méthode débarrassée de toute donnée philosophique, et grâce à laquelle il suffisait de penser à deux choses pour s'en rappeler une.
Il le conduisit ensuite au cours de géographie, où la terre avait été figurée en relief, afin que les élèves pussent se faire une idée plus exacte de sa beauté et de sa grandeur. Les montagnes y étaient représentées par des taupinières, les fleuves par des tubes de baromètre, et les forêts vierges par des semis de cresson étiquetés. On y voyait la représentation des villes en carton, et de petits volcans de fer-blanc, au fond desquels fumaient des veilleuses sans mèches.
Une salle voisine contenait tout le système planétaire, en taffetas gommé, et mis en mouvement par une machine à vapeur de la force de deux ânes. Il avait seulement été impossible de conserver aux différents corps célestes leur dimension proportionnelle, leurs distances respectives et leurs mouvements réels; mais les élèves, avertis de ces légères imperfections, n'en étaient pas moins aidés à comprendre ce qui était, par la représentation de ce qui n'était pas.
Un musée général complétait ces moyens d'instruction du grand collége de Sans-Pair. On y avait réuni des échantillons de toutes les productions naturelles et de toutes les industries humaines. Ce que l'enfant n'apprenait autrefois qu'en vivant et par l'usage lui était ainsi artificiellement enseigné; il avait sous la main la création entière par cases numérotées. On lui montrait un échantillon de l'Océan dans une carafe, la chute du Niagara dans un fragment de rocher, les mines d'or de l'Amérique du Sud au fond d'un cornet de sable jaunâtre. Il étudiait l'agriculture dans une armoire vitrée, les différentes industries sur les rayons d'un casier, et les machines d'après de petits modèles exposés sous des cloches à fromage. Le monde entier avait été réduit, pour sa commodité, à une trousse d'échantillons; il l'apprenait en jouant au petit ménage, et sans en connaître les réalités.
Tels étaient les principes d'instruction adoptés par l'université de Sans-Pair; quant à l'éducation, elle reposait sur une idée encore plus ingénieuse.
Son unique but étant de préparer des citoyens honorables, c'est-à-dire habiles à s'enrichir, on lui avait sagement donné pour unique base le dévouement à soi-même. Chaque enfant s'accoutumait de bonne heure à tenir un compte de profits et pertes pour chacune de ses actions. Il calculait tous les soirs ce que lui avait rapporté sa conduite de la journée: c'était ce qu'on appelait l'examen de conscience. Il y avait un tarif gradué pour les mérites et pour les fautes: tant à la patience, tant à l'amabilité, tant au bon caractère! Les vertus se résumaient en rentes ou en priviléges, pourvu que ce fussent des vertus comprises dans le programme: car l'université des Intérêts-Unis montrait, à cet égard, une sage prudence: elle n'encourageait que les qualités qui pouvaient tourner un jour au profit de leur possesseur. Les vertus coûteuses étaient traitées comme des vices.
Or, pour mieux encourager les enfants à s'enrichir; on les initiait de bonne heure au culte du confort, on leur en faisait une habitude, on les trempait dans ce fleuve des jouissances matérielles qui rend les consciences plus souples. Leur collége était un palais, pour lequel l'industrie avait épuisé ses merveilles. Il y avait des manéges, des billards, un casino pour la lecture et une salle de spectacle adossée à la chapelle. On donnait à chaque élève un appartement complet et un tilbury, avec un groom pour les promenades.
M. Atout ayant voulu faire voir à Maurice un de ces logements de garçon, ils le trouvèrent occupé par un élève de sixième, déjà complètement initié à la vie d'étudiant.
Du reste, l'agréable n'avait point fait négliger l'utile. Au milieu de la principale cour s'élevait une Bourse, où tous les élèves se réunissaient chaque matin. On y négociait sur les fruits de la saison, sur les lapins blancs et sur les plumes métalliques. Il y avait là, comme à la grande Bourse de Sans-Pair, des opérations habiles ou hasardeuses, des ruines et des opulences subites. On y jouait aussi à la baisse au moyen de fausses nouvelles, et à la hausse par des accaparements combinés, de sorte que les élèves se formaient dès l'enfance au mensonge légal et prenaient l'importante habitude de ne se fier à personne.
Ils s'exerçaient également à l'emploi de la presse périodique, en rédigeant quatre journaux d'opinions contraires, dans lesquels ils tâchaient de se calomnier et de se nuire, aussi bien que des hommes faits.
Après le collége de Sans-Pair venait le grand Athénée national, dont les cours étaient fréquentés par des auditeurs de tout sexe et de tout âge.
Le professeur de numismatique, que Maurice voulut entendre, faisait ce jour-là une leçon sur la cuisine du dix-neuvième siècle, tandis que le professeur d'économie politique traitait la question des antiquités mexicaines. Quant au professeur de philosophie, il se renfermait plus rigoureusement dans la matière de son cours, et ne s'occupait guère que d'injurier ses adversaires.
En ressortant, M. Atout montra à ses hôtes les Écoles de droit, de médecine, d'industrie, de beaux-arts, mais sans y entrer. Leur organisation différait peu de celle du grand collége, et l'examen des doctrines qui y étaient enseignées eût demandé trop de temps. Maurice devait d'ailleurs retrouver plus tard ces doctrines mises en pratique dans le monde par les commerçants, les artistes, les avocats et les docteurs.
Ils ne s'arrêtèrent donc que devant l'édifice construit pour les examens.
Chaque Faculté avait une salle tellement disposée que les candidats subissaient les épreuves sans l'intervention d'aucun examinateur. C'était une sorte de labyrinthe fermé de cent petites portes, sur chacune desquelles se trouvait inscrite une question du programme, avec une vingtaine de mauvaises réponses mêlées à la bonne. Si le candidat mettait le doigt sur celle-ci, la porte s'ouvrait d'elle-même, et il passait outre; sinon, il demeurait enfermé comme un rat pris au piége! Par ce moyen, toute erreur et toute injustice devenaient impossibles; l'examinateur avait atteint la perfection d'indifférence et d'impassibilité si longtemps poursuivie: ce n'était plus un homme avec ses ardeurs, ses inclinations, ses répugnances, mais une machine immuable comme la vérité. On ne choisissait pas les aspirants, on les blutait; ici la fleur de froment, là le son grossier. Les professeurs n'avaient désormais à s'occuper des examens que pour toucher le prix du travail qu'ils ne faisaient plus.
Comme ils franchissaient la dernière porte du quartier universitaire, M. Atout montra un second établissement, d'une étendue presque égale, et destiné à l'instruction des jeunes filles. L'organisation était à peu près la même que dans celui des garçons; mais les connaissances acquises y différaient essentiellement. La principale étude était celle de l'orgue expressif appliqué aux danses de caractère. Les élèves y consacraient sept heures par jour. Le reste du temps était employé aux leçons de minéralogie, d'architecture et d'anatomie. Il y avait, en outre, un cours d'orthographe une fois par semaine, et l'on cousait tous les mois.
Quant à la morale, elle était formulée dans un catéchisme qui devait servir de règle de conduite aux jeunes filles, et qu'on leur faisait apprendre par cœur. Il y avait un chapitre pour la toilette, un chapitre pour les bals et les visites, un chapitre pour le mariage.
Demande. Une femme doit-elle désirer le mariage?
Réponse. Oui, si elle peut être bien mariée.
Demande. Qu'est-ce qu'une femme bien mariée?
Réponse. C'est celle qui, ayant épousé un homme honorable, profite et jouit de sa position.
Demande. Qu'entendez-vous par un homme honorable?
Réponse. J'entends un homme qui paye le cens d'éligibilité.
Demande. Comment la femme doit-elle aimer son mari?
Réponse. Proportionnellement à la pension qu'il lui accorde.
Demande. Pouvez-vous réciter votre acte d'espérance matrimoniale?
Réponse. «Mon Dieu, je compte sur votre infinie bonté pour obtenir l'époux selon mon cœur; qu'il soit assez riche pour me donner un équipage, un hôtel, des loges au grand théâtre de Sans-Pair, et puisse-t-il, ô mon Dieu! montrer autant de courage à agrandir sa fortune que j'aurai de plaisir à la dépenser!»
Maurice n'en lut point davantage, et demanda à l'académicien si les deux grandes institutions universitaires qu'il venait de lui montrer étaient les seuls établissements d'instruction publique existant à Sans-Pair.
«Il y a, de plus, les institutions exploitées par l'industrie particulière, répliqua M. Atout: écoles, pensionnats, lycées, professant toutes les sciences connues par toutes les méthodes inventées. Mais le plus célèbre de ces établissements est celui de M. Hâtif, qui a trouvé le moyen d'appliquer à l'instruction des enfants le système des serres chaudes, et qui obtient des savants forcés, comme les jardiniers obtenaient autrefois des melons de primeur. Il lui suffit de placer ses élèves sur une couche propre à hâter la sève intellectuelle, et de veiller au thermomètre qui indique le degré de chaleur nécessaire pour la maturation de leurs cerveaux. Il a toujours ainsi, sous verrine, plusieurs centaines d'écoliers, qui sont de grands hommes à dix ans et des enfants à vingt.
Du reste, sa fabrique de prodiges prospère. C'est de chez lui que sortent tous ces virtuoses qui improvisent des symphonies au maillot, ces grands mathématiciens calculant la circonférence de la terre avant de savoir parler, et ces poëtes prématurés qui font leurs premières élégies avant leurs premières dents.»