Le monde tel qu'il sera
XIII
Lorsque les deux époux descendirent le lendemain, ils trouvèrent leur hôte avec un de ses parents, le docteur Minimum, qui avait appris l'indisposition de milady Atout, et venait pour s'informer officieusement de sa santé.
Le docteur Minimum était le plus illustre représentant du nouveau système médical, qui consistait à vous donner la maladie que vous n'aviez point encore, et à l'élever en serre chaude pour en hâter le développement. De cette manière, le patient mourait, en général, dès le second ou le troisième jour, ce qui était pour lui une évidente économie de temps.
Quant au médecin, il ne devait se proposer qu'un but: augmenter le mal pour le guérir plus sûrement. Aviez-vous, par exemple, un rhume: on le transformait en pleurésie; une migraine: on en faisait une fièvre cérébrale; un étourdissement: on le poussait à l'apoplexie.
Au moment où les deux époux entrèrent, M. Minimum racontait à son cousin les merveilleux résultats obtenus par cette méthode et le pressait de visiter l'hôpital où il venait d'en faire l'application. M. Atout s'excusa, mais Maurice accepta à sa place, et, après avoir donné rendez-vous à son hôte chez M. de l'Empyrée, qui les attendait vers le milieu du jour, il monta avec Marthe dans la voiture du médecin.
Celui-ci les conduisit au grand hôpital de Sans-Pair, bâti à l'extrémité du faubourg.
Ils aperçurent d'abord d'élégantes galeries entourées de gazons et de bosquets: c'étaient les salles destinées aux médecins; puis un édifice somptueux, s'élevant au milieu des fleurs: c'était la maison des sœurs hospitalières; puis un palais, devant lequel s'étendaient des jardins décorés de grottes, de jets d'eau et d'ombrages: c'était le logis du directeur.
«La ville a dépensé 20 millions, dit le docteur Minimum, pour faire de son grand hôpital un établissement modèle. Médecins, surveillants, administrateurs, sont ici logés et nourris aux frais de la République. Des équipages, toujours attelés, attendent leurs ordres, et leurs filles reçoivent une dot sur la caisse des frais de bureau.
—Mais les malades? demanda Maurice.
—Ah! les malades sont là-bas, dit le docteur en montrant un sombre édifice caché au fond de longues cours sans air et sans verdure. La vue de leurs salles est triste, elle eût déparé l'ensemble de l'établissement: on les a cachées derrière, de manière à ne laisser voir que ce qui constitue véritablement l'hôpital, c'est-à-dire l'habitation des directeurs. Malheureusement le terrain a manqué. Après avoir pris le jardin des médecins, le parterre des religieuses, le parc de l'économe, il n'est resté qu'une petite cour pour les convalescents; mais, comme la plupart des malades succombent, on peut, à la rigueur, se passer de promenade.
—Vous ne les recevez donc qu'au moment de l'agonie? dit Marthe.
—Quand nous ne les recevons pas après, répliqua Minimum. Quiconque veut être reçu à l'hôpital doit d'abord se transporter au bureau d'examen, situé à l'autre bout de Sans-Pair, attendre son tour, obtenir un certificat, puis faire huit lieues pour se mettre au lit. Grâce à ces excellentes précautions, nous sommes sûrs de ne jamais admettre de gens bien portants; seulement, les malades peuvent nous arriver morts: c'est un léger inconvénient du bon ordre établi parmi les administrateurs. Du reste, rien n'a été négligé par eux pour que le grand hôpital de Sans-Pair puisse servir aux progrès de la science. Nous avons toujours une salle d'essai où l'on expérimente les nouvelles doctrines. Si le malade guérit, le traitement est adopté; s'il succombe, c'est tant pis pour le système. Il y a, en outre, un laboratoire pour étudier combien il peut entrer de parties ayant un nom dans chaque substance; un chenil où l'on élève des chiens destinés à être empoisonnés et dépecés dans l'intérêt de l'humanité; des amphithéâtres toujours riches en cadavres de choix, et une magnifique collection de squelettes sous verre. Il nous manque bien encore plusieurs choses: la galerie des monstres n'est pas complète; nous aurions besoin de renouveler nos bocaux de fœtus, et l'on demande, depuis longtemps, des échantillons des différentes races humaines proprement empaillés; mais notre économe espère arriver à toutes ces améliorations par les bonis.»
Maurice demanda ce que c'était.
«On nomme ainsi, reprit le médecin, les économies réalisées aux dépens des malades. Que le potage soit moins gras, boni; le pain moins blanc, encore boni; le vin tempéré d'eau, toujours boni! C'est une méthode perfectionnée pour faire danser l'anse d'un panier qui renferme dix mille portions. C'est ainsi que les établissements s'enrichissent, et que les économes acquièrent des droits à la reconnaissance et aux gratifications. On peut donc dire, en principe, qu'un hôpital bien administré est celui où les malades sont assez mal pour que la caisse s'en trouve bien.»
Tout en parlant, le docteur était arrivé à la première salle.
Le parquet en était soigneusement ciré, les lits élégants, les murs tapissés de nattes coloriées, et les fenêtres garnies de rideaux de soie; mais ce luxe était déparé par l'aspect des appareils opératoires, de toute dimension, qui dressaient çà et là leurs bras d'acier. Quant aux soins, ils n'étaient ni plus tendres ni plus délicats qu'autrefois. Les médecins examinaient toujours publiquement les malades, en découvrant chaque plaie aux yeux des élèves; ils décrivaient froidement leurs souffrances, expliquaient tout haut les chances heureuses ou fatales. Le râle de l'agonisant épouvantait le malheureux livré à la crise qui devait décider de sa vie; l'aspect du mort recouvert par le drap funèbre glaçait le sourire du convalescent qui se sentait renaître!
Marthe, le cœur serré, tourna vers Maurice ses yeux humides.
«Ah! ce n'est point là ce que j'espérais, dit-elle à demi-voix; ceci est toujours, comme de notre temps, l'infirmerie du pauvre et de l'abandonné! Le parquet peut être plus brillant, le mur moins nu, la fenêtre plus richement ornée; mais qu'a-t-on fait pour ceux qui souffrent? Ne sont-ils point restés confondus comme un bétail, livrés aux tentatives et aux curiosités de la science, épouvantés par la vue de ces instruments de torture? Ah! ce que j'espérais d'une civilisation plus éclairée, c'est que l'hôpital eût perdu son caractère de dureté; c'est que le malade eût cessé d'être une chose à réparer gratuitement, pour devenir un être souffrant dont on eût ménagé les sensations, respecté les effrois, soutenu le cœur; c'est qu'il eût retrouvé, enfin, dans cette demeure commune, quelques-uns des soins de la famille. A quoi bon tant d'or prodigué pour les choses, si rien, hélas! n'est changé pour les êtres? Donnez à chacun de ces malheureux un coin qui soit à lui, et où les cris du mourant ne viennent point l'épouvanter; ne traitez point son corps endolori comme une propriété qu'il a dû vous abandonner en franchissant le seuil; ne lui faites point sentir que ce lit est une aumône; qu'il est à votre discrétion, non-seulement par le mal, mais par la misère. Puisqu'il souffre, c'est lui qui est le roi, vous le serviteur. N'avez-vous donc jamais senti un redoublement de tendresse pour le membre de la famille que la douleur atteint? Comme sa volonté vous devient sainte! comme on lui pardonne tout! comme on donnerait avec joie une part de sa santé et de ses jours pour le guérir! Eh bien! le pauvre et le délaissé ne sont-ils point des membres de la grande famille? Les plus mauvaises mères reprennent quelque amour pour l'enfant malade, pourquoi la société aurait-elle moins de cœur pour ses fils?
—Parfaitement dit, s'écria le docteur Minimum, qui avait entendu les derniers mots prononcés par Marthe; j'ai toujours soutenu que l'on ne devait point économiser sur le service des hôpitaux, et que nos appointements devraient être doublés. Mais on méconnaît les véritables besoins. Toutes les ressources de la République sont dévorées par les femmes et par les avocats. Heureusement que l'on a pour consolation le sentiment du devoir accompli… et sa clientèle. La mienne grandit chaque jour, grâce aux succès qu'obtient ici mon traitement. Je lui ai donné le nom de méthode par les infiniment petits, parce que je ne procède que par les atomes: atomes de tilleul, atomes de fleur d'oranger, atomes de sucre candi. Moins il y en a, plus l'effet est certain. Je prends une molécule d'un corps, quelque chose d'impalpable, d'insapide, d'invisible, le millième d'un rien! je le jette dans trente litres d'eau, je mêle, je décante, et je fais prendre la lotion par cuillerées. Toute maladie qui résiste à cette médication est positivement incurable, et la mort du sujet ne peut être imputée qu'à son organisation.»
Après avoir traversé une partie des salles, les visiteurs ressortirent par l'autre extrémité du grand hôpital, et se trouvèrent en face d'un second édifice, destiné aux aliénés. Sur la prière de ses deux compagnons, le docteur Minimum fit demander son confrère Manomane, qui y remplissait les fonctions de premier médecin.
Celui-ci arriva l'air effaré, examina Marthe et Maurice, et s'écria:
«Je comprends, je comprends… regards attentifs… contraction des sourciliers… physionomie étonnée!… Il doit y avoir absorption des facultés générales au profit d'une préoccupation partielle. L'espèce est depuis longtemps classée et peut se guérir.
—Dieu me pardonne! il vous prend pour des pensionnaires, interrompit Minimum; veuillez lui déclarer vous-mêmes que vous ne venez point ici en malades, mais en curieux.
—Ah! c'est une visite, reprit Manomane, qui examina les deux ressuscités d'un œil scrutateur; une visite de curiosité!… encore un symptôme!…»
Et se penchant vers son confrère:
«Méfiez-vous d'eux, ajouta-t-il plus bas… Cette apparence calme… ce sourire… nous connaissons cela; méfiez-vous.»
Et, comme Minimum éclatait de rire, il le regarda lui-même plus attentivement et murmura:
«Incapacité de suivre un raisonnement… crédulité aveugle… troisième espèce observée par le docteur Insanus et déclarée incurable!…»
Puis, passant devant le médecin et ses deux compagnons, il les invita brusquement à le suivre.
Le contact perpétuel de ses malades était insensiblement devenu contagieux pour le docteur Manomane. Il prétendait que la société avait enfermé certains fous pour faire croire au bon sens de ceux qu'elle laissait libres, mais qu'en réalité le monde ne se trouvait peuplé que d'aliénés à différents degrés. Les plus sages étaient au moins des candidats à la folie. Il développa ses principes à cet égard en énumérant tous les signes auxquels on reconnaissait l'aberration. Pensez-vous à une chose plus souvent qu'à toute autre: folie! Préférez-vous quelqu'un à vous-même: plus grande folie! Vous réjouissez-vous d'une espérance incertaine: comble de la folie!…
Manomane compta ainsi, sous forme de litanie, six cent trente-trois variétés différentes des maladies mentales, comprenant tous les élans de la pensée et tous les mouvements du cœur. Il montrait en même temps à ses trois compagnons des exemples de ces différentes aliénations, classées par ordre comme les familles de plantes d'un herbier.
Dans cette espèce d'exhibition, Maurice s'arrêta devant un homme à l'air calme et souriant.
«Celui-ci, dit le docteur, a été un de nos plus riches commerçants. Malheureusement, tout le monde le croyait dans la plénitude de sa raison, lorsqu'un ancien associé ruiné par son père lui intenta un procès en restitution. Les juges décidèrent en faveur de notre millionnaire; mais lui-même, éclairé par les débats, refusa les bénéfices de l'arrêt et voulut se dépouiller en faveur de son adversaire. Il a fallu, pour empêcher la restitution, le faire interdire et l'enfermer.
Quant au vieillard qui écrit là-bas, nous ne le connaissons que sous le nom de Père des hommes. Il travaille depuis cinquante ans à un système social d'après lequel chacun serait ici-bas rétribué selon ses œuvres. Il prétend que Dieu a donné à toutes les créatures humaines un droit égal au bonheur, et que dans une société chrétienne la misère ne devrait pas être le résultat du hasard, mais la punition du vice. Chaque soir et chaque matin il se met à genoux et répète les mains jointes cette seule prière:
«Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre règne nous arrive, et que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.»
L'autorité a jugé une pareille folie dangereuse et me l'a envoyé.»
Ils étaient arrivés devant un jeune homme à physionomie pensive et hardie.
«Vous voyez, dit Manomane, un voyageur sans but. Tandis que d'autres parcourent les pays civilisés dans l'intérêt de leurs recherches ou de leur industrie, lui n'aspire qu'aux routes perdues, aux régions ignorées! Trois fois il s'est enfoncé dans les immenses régions du vieux continent sans autre motif que de visiter des peuples en décadence, de traverser des fleuves oubliés, de dormir sur des ruines sans nom! Demandez-lui ce qu'il voulait, il vous répondra: Voir! Vous l'interrogeriez en vain sur la statistique naturelle ou la base géologique des pays qu'il a parcourus: le malheureux n'a recueilli dans ses voyages ni le plus petit fragment de roche, ni le moindre scarabée; il n'en a rapporté que des jugements et des impressions. Aussi, dès son retour, sa famille l'a-t-elle fait enfermer. Et nous le traitons depuis trois mois par les douches et les saignées.
Vous pouvez, du reste, l'entretenir; il n'est point méchant, et il communique volontiers ses observations.»
Maurice profita de la permission pour s'approcher de Pérégrinus et l'interroger sur ce qu'il avait vu. Le jeune voyageur, qui avait parcouru en détail les vieux continents, lui fit une esquisse rapide de l'état du monde en l'an trois mille. Il lui apprit que l'Afrique, initiée au progrès, avait enfin adopté les habitudes civilisées. Le gouvernement constitutionnel venait d'être établi en Guinée; le roi de Congo préparait une constitution à ses peuples; les Hottentots avaient formé la république du Capricorne, et l'Afrique centrale était dirigée par un président électif. Pérégrinus vanta surtout à Maurice l'École polytechnique de Tambouctou et le Conservatoire de musique du grand désert. Quant à la Sénégambie, elle n'était célèbre que par son commerce de préparations médicales, et fournissait des droguistes au monde entier.
L'Asie, au contraire, était retombée dans une torpeur chaque jour plus profonde; Pérégrinus l'avait parcourue dans toutes les directions sans pouvoir y retrouver aucune trace de son antique splendeur. L'Indoustan était habité par un peuple de bateleurs qui ne connaissait d'autre industrie que d'avaler des épées et de faire danser des serpents sur la queue; la Perse se trouvait partagée entre deux sectes, qui s'égorgeaient pour savoir si l'on était plus agréable à Dieu en se fourrant une graine de tamarin dans la narine gauche ou dans la narine droite; l'empire chinois, endormi par l'opium, n'offrait plus qu'un peuple de somnambules abrutis.
Restait l'Europe, dont la transformation intéressait principalement Maurice et sa compagne. Pérégrinus y avait longtemps séjourné, et put leur en parler avec détail.
Là, les changements étaient encore plus profonds, car la vitalité ardente des populations avait dû précipiter leur élan sur la pente choisie par chacune. Ailleurs, les races s'étaient laissées glisser nonchalamment vers le but inévitable; mais, en Europe, chacune avait enfourché sa folie comme un coursier infernal, et l'avait excité de la voix et de l'éperon. A les voir ainsi passionnées à leur perte, et y volant au galop de leurs mauvais instincts, on eût dit ces barbares d'Alaric, qui, frappés de vertige au moment de la défaite, lançaient leurs chars au milieu des vainqueurs, qu'ils croyaient fuir, et volaient à la mort de toute la vitesse de leurs quadriges. Pérégrinus avait vu la Russie avortée dans sa civilisation hâtive: géant élevé à la brochette par des empereurs de génie, qui avaient en vain espéré en faire une nation. Dépouillée de sa personnalité sans avoir la volonté nécessaire pour s'en créer une autre, ni assez policée ni assez barbare, elle avait épuisé les efforts de cinquante czars, reflétant toujours les civilisations voisines, et rentrant dans l'obscurité à mesure que leur soleil descendait à l'horizon.
L'Allemagne n'avait guère été plus heureuse. Philosophant entre sa pipe et son verre, elle avait discuté un siècle sur l'étymologie du mot liberté, un siècle sur son essence, un siècle sur son étendue, un siècle sur son résultat! Arrivée là, ses rois lui avaient donné une constitution qui permettait de tout penser, pourvu qu'on se gardât de le dire; de tout sentir, à la condition de n'en rien laisser voir; et de tout désirer, à charge de ne rien faire pour l'obtenir. L'Allemagne, ravie, avait allumé sa pipe, rempli son verre, et s'était remise à chanter patriotiquement, en montrant le poing à la France:
Par le fait, celle-ci ne songeait guère à le lui réclamer. A force de gouvernements à bon marché, d'électeurs probes et de tentes enlevées à l'empereur de Maroc, elle en était arrivée à la banqueroute publique, suivie des banqueroutes privées. Ramenée à la féodalité par l'omnipotence des banquiers, successivement chassée de toutes les mers que visitait autrefois son commerce, sans autre encouragement pour son agriculture que les rapports des sociétés scientifiques et les appointements accordés aux directeurs des haras, elle avait pris le parti de se consoler par les vaudevilles et les bals masqués. Le peuple français, personnifié par les types de feu Chicard et de défunte Pomaré, exécutait, au milieu de ses plaines en friche, de ses ports déserts et de ses villes en ruines, une polka défendue par le préfet de police. Une portion de sa gloire avait pourtant survécu à la nation la plus spirituelle: elle fournissait toujours le monde de modistes et de cuisiniers.
La Belgique, devenue contrefactrice des publications imprimées dans les cinq parties du monde, avait fini par manquer de places pour emmagasiner ses in−18 et ses in−32. Il avait fallu s'en servir comme de moellons pour construire les villes, uniquement habitées par des papetiers, des compositeurs, des brocheurs et des satineurs, chacun vivant ainsi comme le rat dans son fromage; mais une étincelle avait un jour enflammé ces montagnes de papier imprimé, et la Belgique avait été dévorée avec son petit peuple. Lorsque Pérégrinus y passa, on en cherchait les restes dans la cendre.
A la même époque, la Suisse venait d'être achetée par une compagnie, qui l'avait enfermée d'une muraille renouvelée des fortifications de Paris, et qui exploitait ses paysages, ses cascades et ses glaciers. Un bureau de péage était établi devant chaque beauté naturelle, et l'on ne pouvait admirer la chute du Rhin qu'en prenant un billet et en déposant son parapluie. Ce parc gigantesque avait douze portes monumentales, sur le fronton desquelles la compagnie avait fait graver l'antique axiome: Point d'argent, point de Suisse!
L'Italie était également devenue une propriété particulière, mais interdite au public. Les États du pape avaient été achetés par un banquier juif, qui s'était ensuite arrondi en expropriant le roi de Naples, l'empereur d'Autriche et le duc de Toscane. Il avait fait relever les monuments publics, revernir les tableaux et restaurer les statues; mais le peuple était resté nu et affamé.
Pour la Turquie, c'était autre chose! Longtemps tiraillée par toutes les puissances de l'Europe, comme un vieil habit de pourpre dont chacun veut un morceau, elle était demeurée les jambes croisées et laissant faire. A chaque province enlevée, elle répétait: Dieu est grand! et prenait un sorbet; jusqu'au jour où les corbeaux qui la mangeaient par lambeaux se retournèrent l'un contre l'autre et se mirent à se battre pour savoir qui aurait la meilleure part. Après une guerre dans laquelle périrent deux ou trois millions d'hommes, tout le monde finit par accepter ce que tout le monde avait refusé. On convint de partager la proie à l'amiable; mais, quand chacun vint pour prendre possession du lot qui devait lui appartenir, on ne trouva plus rien. Tandis que l'on se disputait à qui l'aurait, la nation turque s'était laissée mourir tout doucement, et, là où ses envahisseurs espéraient un morceau de peuple, ils ne trouvèrent que des plaines désertes, dans lesquelles dormaient quelques vieux dromadaires ennuyés.
L'Angleterre songeait pourtant à tirer parti de ces derniers, ne fût-ce qu'en les tuant pour vendre leurs peaux, lorsqu'une révolution arrêta subitement le cours de ses usurpations triomphantes. Jusqu'alors une aristocratie chaudement vêtue de laine fine, nourrie de rosbif et de xérès, et également instruite dans la science du gouvernement et du boxing, avait tenu sous ses pieds la foule en haillons, atrophiée par l'air des fabriques, les pommes de terre et le gin. Elle avait laissé les dernières lueurs d'en haut s'éteindre dans ces âmes. Quand on l'avait avertie que celles-là aussi étaient les filles de Dieu, qu'il fallait leur faire place au soleil des hommes, et non les rejeter au rang des brutes, elle avait dit:
«A quoi bon? La brute travaille avec plus de patience!»
Mais un jour cette patience s'était lassée, la douleur avait tenu lieu de courage, la brute s'était changée en bête féroce, et, se jetant contre ses maîtres, les avait égorgés.
Cette première violence accomplie, la colère des misérables avait passé sur l'Angleterre comme une trombe. Que pouvaient-ils conserver, eux qui n'avaient jamais rien possédé! La propriété était leur ennemie. Pendant vingt siècles ils lui avaient obéi. Hommes, ils avaient été les esclaves des choses; les choses furent brisées, anéanties! tout périt dans cette première furie de destruction. Palais cimentés avec leurs sueurs, fabriques où ils languissaient prisonniers, machines dont les mains d'acier leur avaient arraché bouchée à bouchée le pain de la famille, vaisseaux où les embarquait la violence et où les retenait la peur, ports, villes, arsenaux, monuments d'une gloire toujours payée avec leurs larmes ou avec leur sang! oh! que de cris de joie sur ces monceaux de débris et de cendre! Ces richesses, cette puissance, cette gloire, c'étaient autant d'anneaux de leur chaîne brisés par la vengeance. Avaient-ils donc un drapeau, eux qui n'avaient pas de droits? étaient-ils un peuple, eux qui n'étaient pas des hommes? Ils effaçaient le passé, parce qu'il ne leur rappelait que des souvenirs d'humiliations et de souffrances; et, quand tout fut à terre, ils dansèrent autour des ruines, comme le sauvage délivré autour du poteau où il a subi ses longues tortures.
Mais, à la place de cet édifice détruit, leurs mains inhabiles ne pouvaient rien élever; les rois de l'Angleterre, en tombant, avaient laissé briser sa couronne; le vainqueur grossier ne chercha même point à en réunir les débris. Il laissa croître la ronce sur la route déserte; les glaïeuls sur les canaux infréquentés; les houx et les aubépines dans les sillons, devenus stériles. La révolution n'avait point été une réforme, mais seulement une délivrance; après avoir brisé son licou, la bête de somme était retournée aux forêts. Lorsque Pérégrinus vit les trois royaumes, cette transformation était déjà accomplie. A la place de la race énergique, tenace et hautaine dont le génie avait enchaîné les deux continents dans le sillage de ses vaisseaux, il n'avait plus trouvé qu'un peuple sauvage, vivant de piraterie, toujours en guerre, et mangeant ses prisonniers à défaut du rosbif de la vieille Angleterre… Quelques faibles restes de l'aristocratie proscrite se cachaient encore dans les montagnes, toujours poursuivis par les descendants de John Bull, qui, à défaut de chamois, chassaient aux lords!
L'Espagne avait également passé par cette période de guerre d'affût; mais, grâce à la perfection apportée dans ce genre d'exercice, les partis s'étaient vite décimés et détruits. La mesta avait achevé l'œuvre commencée. A mesure que le nombre des Espagnols diminuait, celui des bêtes à laine allait croissant; et leurs immenses troupeaux, continuant à brouter les haies, les moissons, les prairies, avaient fini par faire du royaume un grand espace tondu où la nation ne se trouvait plus représentée que par des moutons.
Pendant que Maurice écoutait ces récits, Manomane avait continué sa visite avec Marthe, et tous deux étaient arrivés près d'une jeune femme assise sous un bosquet de cotonniers, dont les flocons soyeux flottaient au vent comme des fleurs épanouies. Vêtue d'un pagne aux couleurs effacées, et le buste à demi enveloppé par une écharpe bleu de ciel, elle se tenait penchée, effeuillant d'une main distraite une fleur cueillie à ses pieds. Une branche arrachée aux haies vives, et chargée de ses graines sauvages, était enroulée à ses cheveux noirs.
En entendant un bruit de pas, elle redressa vivement la tête, rougit à la vue des étrangers, et serra l'écharpe contre ses épaules.
Mais ses yeux, qui s'étaient d'abord baissés, se relevèrent presque aussitôt sur Marthe avec une tendresse timide.
La jeune femme, prise d'une subite sympathie, s'arrêta: il y eut dans leurs deux regards, qui se parlaient en souriant, un de ces rapides échanges d'émotions qui tiennent lieu d'un long épanchement; puis, par un mouvement qu'on eût dit involontaire, la jeune fille se leva avec une exclamation confuse, et tendit les mains vers Marthe.
«Sur mon âme, notre belle rêveuse vous fait des avances! dit Manomane avec une brusquerie un peu adoucie.
—Ah!… il m'a semblé… oui… ses traits m'ont rappelé ma mère! balbutia la jeune fille, dont les yeux étaient devenus humides.»
Marthe prit ses mains, qu'elle serra dans les siennes.
«C'est une distinction rare venant de miss Rêveuse, reprit le médecin avec un sourire; d'habitude, elle fuit à l'approche des visiteurs.
—Pourquoi leur donnerais-je le triste spectacle de ma folie? dit la jeune fille doucement: les méchants la raillent, et les bons s'en affligent!
—Mais moi? demanda Marthe en se penchant vers elle.
—Vous, dit miss Rêveuse avec un regard d'où jaillissaient des flots de confiance et de tendresse… vous me comprendrez!
—Avez-vous entendu? murmura Manomane, qui se pencha vers son confrère; les fous se devinent! Laissons-les ensemble, et vous verrez.»
Les hommes s'éloignèrent en continuant leur examen, tandis que la jeune fille et Marthe commençaient un de ces entretiens où les âmes, devenues subitement confiantes, s'élancent ensemble à travers la fantaisie, comme deux enfants qui se prennent par les mains et courent devant eux dans la campagne.
Rêveuse parla de sa mère, qu'elle avait à peine connue, et elle pleura; puis elle montra à Marthe les fleurs qu'elle cultivait, et elle poussa des cris de joie de les voir écloses. Elle raconta en soupirant ses tristesses, et en souriant ses joies. Les flots de ce cœur montaient et descendaient pareils à ceux de la mer, tantôt sombres comme un abîme, tantôt étincelants au plein soleil de l'espoir!
Marthe écoutait ravie, suivant tous les mouvements de cet esprit comme on suit les mouvements de l'enfant qui marche sans but; elle cherchait en vain la folie, et ne trouvait que les caprices d'une imagination flottante et jeune.
Cependant Rêveuse avouait cette folie, elle la sentait; elle ne pouvait en parler sans qu'on vît les larmes briller sous ses longs cils bruns; elle croisait les mains sur sa poitrine avec la résignation plaintive des enfants, et tous ses élans d'espérance s'arrêtaient brusquement devant ce cri:
«Je suis folle!
—Folle? répétait Marthe incrédule. Qui vous l'a dit? d'où le savez-vous? quelle en est la preuve?
—Hélas! ma vie entière! répondait Rêveuse. Jamais mes pensées n'ont été celles des autres; jamais je n'ai partagé leurs bonheurs ni leurs affections. Toute petite, je préférais la vue de ma mère à tous les plaisirs; je m'asseyais à ses pieds sans rien dire, assez heureuse de sentir contre mon épaule les plis de sa robe, et sur mon front son regard. Quand elle mourut, je voulus la rejoindre; je ne comprenais rien de la mort, sinon que c'était une séparation, et je ne voulais point vivre séparée de ma mère. Je m'échappai de la maison, je courus au cimetière, j'allai de tombe en tombe, épelant les noms, et, quand j'eus trouvé celui que je cherchais, je m'assis là en disant: «C'est moi, mère, ne me renvoie pas!»
Le jour se passa sans que je sentisse la faim. Je pleurais d'être seule; puis je cueillais de grandes herbes dont je formais des bouquets pour ma mère. La nuit vint, je fis ma prière, je criai bonsoir à la morte, et je m'endormis sur sa tombe.
Ce fut là que l'on me trouva le lendemain, et ceux qui me cherchaient durent m'emporter de force, dans leurs bras.
Quand j'arrivai à la maison, je me jetai à genoux en demandant qu'on me rendît ma mère; je refusais de manger; je voulais mourir pour qu'on me mît avec elle dans la fosse. Ce fut la première fois que j'entendis dire auprès de moi:
«Elle est folle!»
Le temps adoucit ma douleur sans l'éteindre. Je m'accoutumai à ne plus quitter les endroits que préférait celle que je ne pouvais oublier, à me servir de ce qui lui avait servi, à continuer ses goûts et ses habitudes. On s'était d'abord inquiété de ma persistance d'affection, on finit par la railler. Ces railleries m'y confirmèrent davantage. Seulement, j'évitai d'en parler, de la laisser voir, et je grandis toujours seule avec mon souvenir.
Cette solitude me donna le goût de la lecture; les livres sont les compagnons consolateurs et fidèles des isolés. J'ouvris mon désert aux créations des vieux romanciers et des vieux poëtes; je pris leurs héros pour amis, je m'attachai à leurs infortunes et à leurs triomphes comme à de vivantes réalités. On me trouvait dans des transports de joie, ou baignée de larmes, sans que je pusse en donner d'autre cause que le bonheur de la famille Primerose ou la mort de Marguerite. Je ne vivais plus avec les vivants, mais avec les fantômes. Eux seuls avaient mes admirations, mes amours, ma haine. Je ne savais point quels étaient nos voisins, et je connaissais familièrement Childe Harold, Jocelyn, Faust. Leurs noms venaient sans cesse malgré moi sur mes lèvres, et ceux qui m'entouraient, pris d'une pitié méprisante, répétaient plus haut:
«Elle est folle!»
Mais cette folie, hélas! devait encore grandir! A force de fréquenter les charmantes visions des poëtes, j'y pris insensiblement une place: mes désirs s'exaltèrent sous leurs inspirations. Accoutumée à un breuvage enivrant, je repoussai la vie vulgaire comme une boisson sans saveur. Je dressai à l'amour, dans mon cœur, un temple mystérieux où ne pouvaient entrer que les plus nobles et les plus charmantes fantaisies; je me créai un idéal dont je jurai d'attendre le modèle.
Ma famille m'annonça en vain que l'heure du mariage était venue, que de riches fiancés se présentaient: le seul fiancé que je voulusse accepter était choisi depuis longtemps; mais ce n'était qu'une image! Je ressemblais à ces héros de contes de fées, qui meurent d'amour pour une princesse inconnue dont ils ont seulement vu le portrait. Je refusai d'abord sans donner de motifs; puis, comme on passait de la surprise au mécontentement, et du mécontentement aux reproches, je crus tout arrêter en révélant mon espoir. Il n'y eut qu'un seul cri:
«Elle est folle! elle est folle!»
Il fallait bien le croire, car nul ne me comprenait, nul ne sentait comme moi. J'acceptai l'arrêt porté, je me résignai à ne point trouver de place dans un monde fait pour d'autres esprits et d'autres cœurs; je me dis également à moi-même:
«Tu es folle!»
Et je me laissai conduire ici.
—Et vous y restez? s'écria Marthe, qui pressait les mains de Rêveuse dans les siennes avec une admiration attendrie.
—Jusqu'à ce que le docteur me fasse transporter comme incurable dans l'île des Réprouvés. Mais voici de nouveaux visiteurs. Leur curiosité m'humilie; je crains leurs questions; adieu, ne m'oubliez pas.»
Elle embrassa tendrement Marthe, et disparut sous les bosquets comme une biche effrayée.
La jeune femme rejoignit ses compagnons, dont Manomane venait de prendre congé, et tous trois s'acheminèrent vers l'Observatoire, où les attendait M. Atout.
Ils visitèrent, en passant, le Muséum, où ils aperçurent, parmi les échantillons de races perdues, les animaux domestiques que recommandait seulement leur attachement, et les bêtes fauves qui n'avaient reçu en don que leur beauté. L'utilité bien entendue avait éliminé du règne animal tout ce qui ne produisait pas un bénéfice appréciable et immédiat.
Encore les espèces conservées avaient-elles été perfectionnées par la méthode des croisements, de manière à changer de forme. Ce n'étaient plus des êtres soumis à une loi d'harmonie, mais des choses vivantes modifiées au profit de la boucherie. Les bœufs, destinés à l'engrais, avaient perdu leurs os; les vaches n'étaient plus que des alambics animés, transformant l'herbe en laitage; les porcs, des masses de chair qui grossissaient à vue d'œil comme des ballons! Tout cela était parfait, mais hideux. La création, revue et corrigée, avait cessé d'être un spectacle pour devenir un garde-manger; Dieu lui-même n'eût pu la reconnaître. La plupart des êtres créés par lui n'existaient d'ailleurs qu'à l'état scientifique; l'œuvre des sept jours avait été mise en flacon dans de l'esprit-de-vin et confiée à l'art des empailleurs.
Quant au jardin botanique cultivé près du Muséum, on y trouvait la collection complète de toutes les herbes, rangées par familles, avec de beaux écriteaux rouges qui leur donnaient des noms latins de peur qu'on ne pût les reconnaître. Il y avait également des serres où l'on cultivait les plantes des cinq parties du monde pour l'instruction et l'agrément du public, qui n'y entrait jamais. Nos visiteurs rencontrèrent heureusement M. Vertèbre, dont ils avaient fait la connaissance à bord de la Dorade, et qui leur fit ouvrir les portes, habituellement fermées. Il leur montra un semis de sapins du Nord sous cloche, des chênes en pots, et une bordure de peupliers de quinze centimètres de hauteur. C'étaient les spécimens des forêts vierges de l'ancien monde! Mais ils admirèrent, en revanche, des cerises de la grosseur d'un melon, et des ananas qu'il fallait scier au pied comme des arbres de haute futaie.
En quittant les serres, M. Vertèbre les conduisit aux cellules réservées de la ménagerie, où il leur montra des embryons de baleine, qu'il nourrissait, comme des poissons rouges, dans de grands bocaux; de petits phoques élevés par lui au biberon, et des ours blancs, à peine sortis de l'adolescence, qu'il espérait naturaliser dans le pays. Enfin, l'heure les pressant, ils prirent congé de l'honorable professeur de zoologie, qui les rappela pour leur annoncer le prochain accouchement d'un grand saurien des Antilles, et les engager à revenir voir les nouveau-nés.