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Le monde tel qu'il sera

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XII

Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur les hommes.—Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.—Pupilles de la Société humaine; hommes perfectionnés d'après la méthode anglaise pour les croisements.—Une femme dépravée par les instincts de maternité et de dévouement.

L'usine d'Isaac Banqman occupait le revers d'une montagne percée en tous sens de voûtes souterraines où mugissaient les locomotives et que traversaient sans cesse les wagons rapides. Cent cheminées vomissaient des torrents de fumée qui se réunissaient plus haut, se condensaient, et formaient, au-dessus de la colline, une sorte de dôme flottant. Des roues immenses tournaient lentement à la hauteur des toits, tandis que des retentissements sourds et réguliers ébranlaient la montagne.

Tout ce bruit, tous ces mouvements et toute cette fumée étaient employés à la confection de moules de bouton! C'était là la spécialité à laquelle M. Banqman devait sa fortune et son importance politique.

A la vérité, le célèbre industriel avait apporté à cette fabrication des perfectionnements qui ne pouvaient manquer d'en rehausser l'importance. D'abord, il avait ruiné tous les fabricants moins riches qui s'étaient hasardés à soutenir la concurrence; ensuite, une fois seul, il avait augmenté de cinquante pour cent le prix de vente de ses produits; enfin, grâce à son influence politique, il venait d'obtenir du ministre une ordonnance qui obligeait tous les fonctionnaires publics à ajouter trois boutons à leurs caleçons.

Il avait, du reste, mérité cette faveur en annonçant qu'il fournirait gratuitement aux hôpitaux de Sans-Pair tous les moules de bouton dont pourraient avoir besoin les malades, les morts ou les enfants au maillot.

Il s'était, de plus, décidé à établir dans son usine même cette colonie de travailleurs dont M. Philadelphe Le Doux avait parlé à Marthe et à Maurice.

En arrivant à la fabrique, le philanthrope fit avertir l'honorable M. Banqman, qui se trouvait alors dans son cabinet, occupé à regarder des poissons rouges dans un bocal.

M. Banqman continua son intéressant examen tout le temps qu'un homme important doit faire attendre pour paraître occupé. Il ne descendit qu'au bout d'une demi-heure, et s'excusa sur les innombrables affaires qui l'accablaient. Le Gouvernement avait recours à lui pour toutes les questions difficiles; il était victime de sa réputation d'homme pratique. On avait compris le danger de consulter des théoriciens, des penseurs; on ne voulait plus écouter que ceux qui avaient étudié, comme lui, les grands principes d'économie politique en fabriquant des moules de bouton. Aussi n'avait-il plus un seul instant; tout son temps appartenait à l'État et à l'humanité!

M. Le Doux l'arrêta à ce mot, pour lui faire connaître le but de leur visite. M. Banqman, flatté, déclara qu'il était prêt à leur montrer la colonie modèle, dont l'organisation généralisée devait un jour réaliser l'âge d'or pour tout le monde.

Il leur fit, en conséquence, traverser l'usine, dont il leur expliqua, en passant, les différents travaux exécutés par des machines de toutes grandeurs et de toutes formes.

On voyait leurs immenses bras s'avancer lentement et soulever les fardeaux, leurs engrenages saisir les objets comme des doigts gigantesques, leurs mille roues tourner, courir, se croiser! A regarder la précision de chacun de ces mouvements, à entendre ces murmures haletants de la vapeur et de la flamme, on eût dit que l'art infernal d'un magicien avait soufflé une âme dans ces squelettes d'acier. Ils ne ressemblaient plus à des assemblages de matière, mais à je ne sais quels monstres aveugles, travaillant avec de sourds rugissements. De loin en loin, quelques hommes noircis apparaissaient au milieu des tourbillons de fumée: c'étaient les cornacs de ces mammouths de cuivre et d'acier, les valets chargés d'apporter leur nourriture d'eau et de feu, d'étancher la sueur de leur corps, de le frotter d'huile, comme autrefois celui des athlètes, de diriger leurs forces brutales, au risque de périr, tôt ou tard, broyés sous un de leurs efforts, ou dévorés par la flamme de leur haleine! Maurice suivait d'un regard attristé ces victimes de la mécanique perfectionnée. Il comparait instinctivement ces merveilleuses machines dont il voyait les membres polis, luisants, bien nourris, à ces hommes flétris et hagards qui s'agitaient à l'entour. En entendant le concert terrible de vapeur sifflante, de fer froissé contre le fer, de grondements de flammes, de bouillonnements d'onde, de vents attisant la fournaise comme un orage, il se sentait saisi d'une sorte de terreur. Il cherchait en vain la vie au milieu de cette tempête de la matière en travail; il en entendait bien le bruit, il en voyait bien le mouvement, mais tout cela était comme une imitation artificielle; cette activité n'avait point d'élans contagieux. Loin qu'elle excitât, vous vous sentiez devant elle saisi de torpeur. Le mouvement uniforme de ces machines ne vous parlait pas; il n'y avait rien de commun entre elles et vous; c'étaient des monstres aveugles et sourds, dont la force vous épouvantait.

Maurice se rappela alors, tout à coup, la petite fabrique placée autrefois près de la maison de son oncle; le bruit des métiers conduits par des mains d'enfants ou de jeunes filles, les rires prolongés qui couvraient le croassement des navettes; les chansons qui couraient d'un banc à l'autre, les joyeuses malices et les confidences faites tout bas! Il se rappela surtout Mathias, le vieux soldat!—doux et joyeux souvenir, qui faisait revivre pour lui les impressions de son adolescence!

Mathias s'était promené quinze ans à travers l'Europe, souffrant la faim, vivant dans la mitraille, conquérant chaque matin à la baïonnette la place où il dormait le soir; et tout cela, Mathias l'avait fait pour un mot qu'il n'était pas bien sûr de comprendre, mais qu'il sentait: la France! Il l'avait fait jusqu'au jour où son pays, vaincu par le nombre, avait dû accepter la paix; et ce jour-là Mathias, le cœur gonflé de douleur et de colère, avait détaché, avec une larme, la cocarde qui le condamnait depuis quinze ans à combattre et à souffrir!

Rentré en France, il se rappela une sœur, seule parente qui lui restât, et prit la route du village qu'elle habitait.

Là, il apprit que sa sœur était morte, laissant un garçon et une fille que le fermier voisin avait recueillis par charité.

Mais la charité, sans cœur, est un prêt à usure; il n'enrichit que celui qui donne. Quand Mathias arriva à la ferme, il trouva, sur le seuil, les deux orphelins qui se disputaient un morceau de pain, tandis que le paysan s'indignait de leur débat et criait:

«Ces enfants ne peuvent se souffrir!

—Dites qu'ils ne peuvent souffrir la faim», répliqua Mathias.

Et, prenant par la main les deux affamés, il les emmena.

La charge était lourde pour le vieux soldat, mais il ne s'en effraya point. Il se rappelait la maxime de son lieutenant, que pour faire la plus longue route il suffisait de remettre sans cesse un pied devant l'autre, et il l'avait appliquée à toutes les choses de la vie.

Arrivé à Paris avec les enfants, il les nourrit de son travail, jusqu'au moment où ils purent s'atteler avec lui à cette roue qui broyait le pain de chaque journée. Mathias les avait placés tous deux dans la même fabrique. A l'heure où les métiers s'arrêtaient, on ne manquait jamais de le voir arriver, portant à la main le panier couvert qui renfermait leur repas. En l'apercevant, les petits garçons se plaçaient au port d'armes et battaient la charge, tandis que les jeunes filles répétaient en souriant:

«C'est le père Mathias! bonjour, monsieur Mathias!»

Car jeunes filles et jeunes garçons aiment également ces vieux lions qui ne rugissent que contre les forts.

Après avoir répondu à tous par un signe, par un mot, par un sourire, le vieillard allait s'asseoir dans quelque coin abrité avec Georgette et Julien; puis l'on découvrait le panier. Mais non tout d'un coup! il fallait d'abord deviner ce que Mathias apportait! et Dieu sait quels efforts pour ne point rencontrer juste et lui laisser la joie de la surprise. Enfin, quand les enfants déclaraient avoir épuisé la liste de leurs suppositions, le vieux soldat soulevait le couvercle d'osier, tirait lentement le mets inconnu et le présentait aux regards de ses convives!

«Ah! ah! vous ne vous attendiez pas à ça! s'écriait-il! c'est aujourd'hui fête à la cantine; nous avons mis des nœuds de rubans à la marmite.»

Et il étalait avec complaisance, sur le panier transformé en guéridon, ce pauvre dîner dont la bonne volonté de tous faisait un festin.

Puis, en mangeant, on causait! Les enfants racontaient les nouvelles de l'atelier, et Mathias y trouvait toujours l'occasion de quelques bons conseils. Car pendant les longues nuits de bivouac, quand la faim ou le froid le tenaient éveillé, le vieux soldat avait réfléchi pour se distraire, et il s'était fait une philosophie formulée en quelques axiomes, qu'il appelait la charge en douze temps de la vie. Parmi ces axiomes, il y en avait quatre surtout qu'il répétait sans cesse, comme comprenant tous les autres:

1o Tu seras fidèle à ton drapeau jusqu'à la mort;

2o Tu tiendras moins à ta peau qu'au triomphe de ton régiment;

3o Tu ne feras point la guerre à ceux qui n'ont point de cartouches;

4o En temps de pluie, tu ne demanderas pas de soleil.

Et, afin que les orphelins pussent comprendre ces maximes, il leur expliquait comment le drapeau, pour eux, c'était l'honneur; comment leur régiment comprenait tous les hommes; comment les cartouches manquaient aux pauvres et aux faibles, et comment la pluie et le soleil étaient la destinée rude ou facile que Dieu nous avait faite.

Il ajoutait encore beaucoup de précieux enseignements sur la persévérance, sur l'orgueil, sur les liaisons, et finissait toujours par encourager au travail Georgette et Julien.

«La semaine, disait-il, est un caisson de vivres traîné par sept chevaux: si vous en détachez un, le caisson marchera encore; deux, il n'avancera que difficilement; trois, il demeurera dans l'ornière et laissera l'armée sans pain.»

Les enfants écoutaient religieusement les leçons du vieux soldat et les retenaient. Pendant trois années Maurice les avait vus revenir tous les jours à la même place, aussi soumis, aussi joyeux! Mathias était leur expérience, et ils étaient l'avenir de Mathias. Tandis que l'âge courbait son épaule et dépouillait son front, les deux enfants grandissaient à ses côtés, jeunes et vivants, comme des rejetons vigoureux jaillissant d'un tronc à demi desséché.

Souvent aussi les autres enfants de la fabrique venaient s'asseoir autour du soldat, en lui demandant de raconter une de ses batailles, et ils assistaient alors aux leçons du vieillard, qui, avant de quitter la terre, leur laissait ainsi les semences de son âme! Perpétuelle école ouverte pour le peuple près du foyer ou sur les seuils, et dans laquelle celui qui s'en allait initiait doucement ceux qui venaient d'arriver à cette vie de courage, de patience et de sacrifice.

Hélas! Maurice cherchait vainement quelque chose qui pût lui rappeler la petite fabrique d'autrefois. Ici plus de masures sombres, plus de métiers imparfaits; mais aussi plus de rires, ni de chants! Il s'efforçait en vain de découvrir un père Mathias, une Georgette, un Julien!… Il n'apercevait que des machines parfaites et des ouvriers abrutis!

Après avoir tout montré et tout expliqué à ses hôtes, M. Banqman arriva enfin, avec eux, au quartier des pupilles de la Société humaine.

C'était une série de loges, dont chacune renfermait un ménage, sans enfants: car ceux-ci étaient séparés de leurs parents dès la naissance, et élevés à forfait. Ainsi dégagée des soins de mère, la femme l'était également des soins d'épouse. Elle n'avait à préparer ni la nourriture, ni les vêtements, ni le logis: tout cela se faisait à l'entreprise. Elle n'était point non plus chargée d'épargner les gains du mari: il y avait un économe qui réglait les dépenses et les salaires; de veiller à sa santé: il y avait un médecin qui faisait chaque matin sa visite; d'entretenir en lui les bonnes pensées: il y avait un aumônier qui prêchait toutes les semaines! De son côté, le mari était exempté de prévoyance, de protection, de courage.

«De cette manière, dit M. Banqman, le travailleur reste sous notre tutelle, bien logé, bien nourri, bien vêtu, forcé d'être sage, et recevant le bonheur tout fait. Non-seulement nous réglons ses actions, mais nous arrangeons son avenir, nous l'approprions de longue main à ce qu'il doit faire. Les Anglais avaient autrefois perfectionné les animaux domestiques, dans le sens de leur destination; nous avons appliqué ce système à la race humaine, en la perfectionnant. Des croisements bien entendus nous ont produit une race de forgerons dont la force s'est concentrée dans les bras, une race de porteurs qui n'ont de développés que leurs reins, une race de coureurs auxquels les jambes seules ont grandi, une race de crieurs publics uniquement formés de bouche et de poumons; vous pouvez voir dans ces loges des échantillons de ces différentes espèces de prolétaires, auxquels nous avons donné le nom de métis industriels.

—Et l'on n'a pas apporté moins de soins à leur instruction, ajouta M. Le Doux, qui se fatiguait d'écouter des explications au lieu d'en donner. Nous avons écarté de l'enseignement populaire tout ce qui n'avait point d'application pratique et immédiate. Autrefois on perdait un temps précieux à lire l'histoire des grandes actions, à apprendre des vers qui remuaient le cœur, à répéter des maximes de morale et de religion; nous avons substitué à tout cela l'arithmétique et le code! Tous les pupilles apprennent à lire et à écrire, mais seulement pour lire les prix courants et écrire les mémoires de frais.

—Et ils se soumettent patiemment à ce régime? demanda Maurice.

—Quelques natures dépravées résistent seules à notre paternelle direction, répliqua Banqman; vous en avez là devant vous un exemple.

—Quoi! demanda Maurice, cette jeune femme, dont le regard est si fier et si caressant?

—Rien ne peut la dompter, reprit le fabricant; elle prétend que nous lui avons ôté le repos en la déchargeant des soins pénibles qu'exigeait son enfant, et que nous l'avons dépouillée de ses plus douces joies en ne lui laissant aucune des charges du ménage!»

Maurice tourna les yeux vers la jeune femme.

«La voix de Dieu n'est donc pas étouffée dans tous ces cœurs? pensa-t-il; il en est encore qui ont conservé l'instinct des grandes lois! Oui, résiste toujours, courageuse femme, contre la tranquillité et l'aisance qu'on t'a faites, car tu les payes de tes plus saintes jouissances. Ne peuvent-ils donc comprendre que ces veilles et ces soins de la mère, ces labeurs et ces économies de l'épouse, sont les plus précieux anneaux dont se forme la chaîne domestique? Ne regardent-ils donc l'union de l'homme et de la femme que comme une association commerciale, dont le premier but est le gain? Le fonds social, ici, ne se compose point seulement d'argent, mais de patience, de bonne volonté, d'affection; c'est là surtout le capital qu'il faut accroître, pour que l'association prospère. Ah! laissez à la femme son utilité de chaque instant, pour que l'homme la sente à chaque instant plus précieuse! Laissez-la faire le travail même qu'un étranger ferait mieux, afin d'obtenir le salaire sans lequel elle ne saurait vivre, la reconnaissance de ceux qu'elle aime! Pourquoi vouloir régénérer le pauvre en l'affranchissant des devoirs de famille? Ne sentez-vous pas que ces devoirs sont la source d'où découle tout bien? Loin de les amoindrir, rendez-les plus saints à ses yeux, en lui facilitant leur accomplissement; ne vous substituez pas à sa conscience, mais éclairez-la; n'achetez pas, enfin, ces âmes à fonds perdus, mais donnez-leur au contraire plus de volonté, plus de vie! Le peuple n'est point un prodigue qu'il faut interdire, c'est un enfant qu'il faut diriger et aider à grandir!»

Banqman et Le Doux continuèrent leur explication en montrant aux deux visiteurs la maison de retraite des travailleurs, où l'on utilisait les restes de leur force jusqu'au moment de l'agonie, et l'amphithéâtre, où leurs corps étaient livrés au scalpel des élèves-médecins pour un prix convenu: car, les pères ne s'étant point occupés du berceau des enfants, les enfants ne s'occupaient point de leurs tombes!

Mais Maurice regardait sans voir, écoutait sans entendre! Une sourde tristesse s'était glissée dans son cœur, et il rentra chez M. Atout découragé.

Marthe, de son côté, avait aperçu de plus près que le jour précédent la sécheresse et les misères de la vie domestique; quand Maurice lui eut raconté ce qu'il avait vu, elle se jeta dans ses bras les yeux mouillés de larmes.

«Ah! qu'avons-nous fait? s'écria-t-elle. Dans le monde où nous vivions, tous n'avaient point encore abandonné le Dieu des âmes pour le veau d'or; les chaînes de la famille n'étaient point partout brisées; les inspirations du cœur n'étaient pas complétement éteintes; quoique riant du mal, on connaissait encore le bien; mais ici, Maurice, tout est perdu sans retour!

—Pourquoi cela? demanda le jeune homme, qui eût voulu douter.

—Hélas! répliqua Marthe, parce qu'on ne sait plus aimer.»

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