Le monde tel qu'il sera
XVII
Au moment où le bibliophile se rassit, la salle entière éclata en applaudissements. On ne pouvait assez admirer cette prodigieuse érudition qui lui permettait de dire, sans hésitation, quelles étaient les mœurs et les habitudes d'un autre peuple il y avait douze siècles.
Blaguefort n'avait point écouté la lecture, mais il remarqua l'impression produite et quitta brusquement ses compagnons en leur promettant de revenir bientôt.
Maurice croyait rêver. Il regarda Marthe stupéfaite, puis tous deux éclatèrent de rire en même temps.
«Nous saurons désormais ce que c'est que la science historique, dit le jeune homme, et ce qu'il faut croire des vérités démontrées. Je m'explique maintenant pourquoi ces vérités changent à chaque siècle. L'histoire est un écheveau que chacun dévide et tisse à sa manière; le fil est bien toujours le même, mais l'étoffe et le dessin se modifient selon l'ouvrier.
—Auriez-vous donc remarqué des erreurs dans le Mémoire du bibliophile? demanda M. Atout, qui venait d'entrer.
—Hélas! répliqua Maurice en souriant, il vous a fait connaître la France en l'an trois mille comme nous connaissions l'ancienne Grèce en 1845. Son œuvre ressemble à ces monstres dont chaque membre a été emprunté à un animal réel, mais dont l'ensemble ne peut être qu'un rêve; tout est vrai, sauf le monstre.
—Et vous pourriez signaler les principales fautes?
—Si j'avais l'analyse du Mémoire…
—Vous l'aurez, interrompit vivement l'académicien, qui baissa la voix, nous le trouverons au bureau du journal. Venez vite. Quelque pénible qu'il soit de relever les erreurs d'un collègue, on doit tout sacrifier à l'intérêt de la vérité… Il faudra rédiger une réplique accablante, avec quelques allusions bien aiguisées. Je vous fournirai les pointes d'autant plus sûrement que le bibliophile est mon ami. Je connais les jointures et je sais où il faut frapper.»
Ils se dirigèrent vers la grande agence littéraire, qui occupait une rue entière et était exploitée par une société de capitalistes exerçant à Sans-Pair le monopole de la publicité.
Ils avaient réuni pour cela les journaux des différentes opinions en un seul journal appelé Le Grand Pan, qui les soutenait alternativement toutes. Le Grand Pan ne paraissait ni à certain jour, ni à certaine heure; imprimé sur un papier sans fin, il paraissait toujours!
Un bataillon de journalistes attachés à l'établissement envoyait successivement des piquets de publicistes pour entretenir la rédaction.
Au sortir de l'imprimerie, l'immense feuille se distribuait elle-même à domicile, en courant sur un appareil général de rouleaux. On la voyait traverser les rues, monter aux troisièmes étages, redescendre aux rez-de-chaussée, traverser les cafés, les bazars, les cabinets de lecture, poursuivie par les non-abonnés, qui tâchaient de dérober quelques mots au passage; parcourue en l'air par les gens pressés; étudiée à loisir par les bourgeois retirés des affaires; mais toujours immuable dans son mouvement, et faisant disparaître, par le toit ou par la muraille, l'article non achevé que vous aviez lu avec trop de lenteur.
M. Atout et Maurice trouvèrent dans la première salle une foule de gens de différents âges et de différentes conditions, qui attendaient l'audience du directeur du Grand Pan. L'académicien en accosta plusieurs qu'il connaissait, et les entretint un instant. Tous affectaient le même dédain pour la puissance à laquelle ils venaient rendre hommage; tous se plaignaient de son iniquité et de sa corruption; tous se déclaraient également indifférents à son amitié ou à sa haine.
M. Atout, voyant qu'il faudrait attendre quelque temps, proposa à son compagnon de lui faire visiter rapidement ce qu'on appelait les bureaux du journal.
Après avoir traversé plusieurs pièces où des milliers d'employés surveillaient les détails inférieurs, ils arrivèrent à la salle de rédaction, partagée en deux cents cellules grillées, pour les deux cents journalistes de service. Chacun d'eux avait ses fonctions distinctes, indiquées par l'inscription de la cellule. Il y avait un rédacteur pour les empoisonnements de femmes par leurs maris, deux pour les empoisonnements de maris par leurs femmes, trois pour les empoisonnements réciproques, connus sous le nom d'empoisonnements assortis, et ainsi du reste. Venaient ensuite les puffistes, compagnie d'élite dont on ménageait les forces. L'un avait la spécialité des incendies de villes inconnues, des tremblements de terre de pays à découvrir, des naufrages de grands personnages ayant pour nom une initiale; un second se chargeait des histoires d'ours dévorant les vétérans, de serpents marins et de crocodiles apprivoisés: un troisième se réservait le règne végétal, embelli des merveilles de la moutarde blanche et du chou colossal.
Chaque article achevé était jeté dans un tube qui le conduisait jusqu'à la machine, où il était imprimé sans l'intermédiaire des compositeurs, ce qui, entre autres avantages, avait celui de laisser les fautes d'orthographe au compte du journaliste.
La seconde salle était celle des rédacteurs de réclames, perpétuellement employés à trouver de nouvelles formules à la fiction; la troisième, celle des correspondances entretenues au moyen de télégraphes électriques; enfin, les dernières salles étaient consacrées à la fabrication des feuilletons.
Cette fabrication était exploitée depuis quelques années par le fameux César Robinet, qui avait traité à forfait pour tous les romans à publier dans Le Grand Pan et dans les autres journaux de la République. Plusieurs machines de son invention confectionnaient des feuilletons de tout genre, à raison de cent lignes à l'heure.
Il y avait d'abord la machine historique, dans laquelle on jetait des chroniques, des biographies, des mémoires, et d'où sortaient des romans dans le genre de ceux de Walter Scott;
La machine à variétés, que l'on bourrait d'anas, de légendes, d'almanachs anecdotiques, et qui produisait des voyages comme celui de Sterne;
La machine des fantaisies, qui recevait les anciens poëtes, les vieux romans, les drames oubliés, et dont on obtenait des nouvelles comparables à celles de Bernardin de Saint-Pierre et de l'abbé Prévost;
Enfin la machine des résidus, où l'on jetait à brassée les rognures que l'on n'avait pu utiliser ailleurs, et qui produisait du Perrault et du Berquin de seconde qualité.
César Robinet ne lisait point ses livres, mais il les signait tous, ce qui le condamnait à quatorze heures de travail forcé par jour. A l'arrivée de Blaguefort, il paraphait le cent trente-troisième volume des aventures du colonel Crakman, récit charmant dans lequel il avait réussi à faire entrer tous les mémoires imprimés sur le grand Frédéric et sur sa cour.
Soixante secrétaires faisaient autour de lui le triage des livres des autres qui devaient devenir des livres de lui.
Maurice demeura émerveillé. Le système de retapage, autrefois borné aux chapeaux, s'était étendu jusqu'aux idées. La friperie perfectionnée avait envahi la république des lettres; les plus vieux volumes, décousus, découpés, reteints et regommés, devenaient des nouveautés recherchées; il suffisait de l'estampille CÉSAR ROBINET pour que l'étoffe usée parût neuve!
M. Atout, pensant que l'heure de réception devait être arrivée, rebroussa chemin et se présenta chez le directeur du Grand Pan.
M. Prétorien était à Sans-Pair le véritable fondateur de la liberté de la presse, c'est-à-dire de la liberté de presser les gens. Rien ne pouvant lui être refusé impunément, on ne lui refusait rien. La plume croisée devant son journal, comme la sentinelle devant son camp, il décidait seul qui il fallait repousser ou admettre. Excellent du reste pour ses amis, il leur partageait ses gains, sa puissance, son crédit, et c'était le meilleur roi du monde, pourvu qu'on ne fût point de ses sujets.
Au moment où nos visiteurs entrèrent, il donnait audience à tous ceux que Maurice avait vus faire antichambre. Leur dédain pour le journalisme avait fait place au respect, leur indifférence à l'empressement. C'était à qui se montrerait le plus modestement soumis ou le plus amicalement familier.
Il vit d'abord passer une vingtaine d'auteurs qui venaient offrir leurs livres embellis de l'autographe sacramentel: hommage de l'auteur.
Puis des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui, pour preuve de leurs talents, remettaient des lettres de recommandation; des actrices parfumées de patchouli, tournant sur elles-mêmes avec mille ondulations caressantes, comme des panthères apprivoisées, et ne se retirant qu'après avoir laissé leurs adresses; des hommes graves qui apportaient leurs éloges tout faits, et d'autres plus graves encore qui y joignaient d'utiles diatribes contre leurs adversaires.
Mais la visite qui frappa le plus Maurice fut celle de Mlle Virginie Spartacus, fondatrice de la société des femmes sages, composée de toutes celles qui n'avaient pu vivre avec leurs maris.
Mlle Spartacus faisait pourtant exception: car, ainsi qu'elle l'avait déclaré elle-même dans son discours d'ouverture, en empruntant, par pudeur, une image à l'antiquité, nul n'avait encore dénoué sa ceinture!
Son hostilité contre les hommes était donc libre de tout souvenir personnel; c'était de la haine métaphysique, un acharnement vertueux, né des principes et entretenu dans l'intérêt de l'humanité.
Elle venait demander à M. Prétorien l'insertion de plusieurs articles; car Mlle Spartacus joignait à son titre de fondatrice celui de femme de lettres, et, si elle n'occupait point le premier rang dans la littérature contemporaine, la faute en était aux hommes, ligués contre son sexe. Mais, ainsi qu'elle le faisait remarquer, cette tyrannie touchait à sa fin; le jour approchait où les maîtres devaient forcément consentir à l'affranchissement des esclaves, et cet affranchissement avait été formulé d'avance par Mlle Virginie; les droits de la femme étaient aussi simples que clairs: ils consistaient à n'en point reconnaître aux hommes.
M. Prétorien reçut la reine des insurgeantes avec politesse, mais refusa ses articles, et Mlle Virginie sortit en s'écriant qu'il était temps d'aviser au salut du genre humain.
Lorsque tous les visiteurs se furent enfin retirés, le directeur du Grand Pan vint à M. Atout, les mains tendues et en s'excusant.
«Vous voyez ma vie, dit-il avec une sorte de dégoût railleur; elle ressemble à ces arbres plantés sur les grands chemins, et dont chaque passant se croit le droit d'emporter une branche ou une feuille; je n'en puis rien garder pour moi ni pour mes amis.
—Et cependant, fit observer l'académicien avec un sourire élogieux, vous trouvez moyen de suffire à toutes vos tâches.
—Je viens de m'en imposer une nouvelle, interrompit Prétorien en se ranimant tout à coup; une entreprise complétement neuve.
—Encore?
—Gigantesque! Du reste, il faut que je vous communique le plan… Asseyez-vous là; je veux que vous me donniez votre avis.»
M. Atout connaissait trop le monde pour ne pas traduire:—Je veux que vous applaudissiez! Il se résigna donc à l'admiration, bien décidé à se la faire rembourser à la première occasion.
Prétorien, qui avait cherché parmi ses papiers, lui montra le prospectus de sa nouvelle publication. Il s'agissait d'une biographie générale devant comprendre l'histoire publique et privée de tous les citoyens de Sans-Pair!
Le prospectus portait en tête cette maxime philosophique:
Les souscripteurs ont droit à l'indulgence.
Les non-souscripteurs n'ont droit qu'à la vérité.
Venait ensuite un système de primes si habilement combiné que l'éditeur remboursait au moins cent vingt fois le prix de chaque souscription; aussi ne se retirait-il que sur la quantité!
Les priviléges de chaque catégorie étaient, du reste, clairement établis.
Chacun des trente mille premiers souscripteurs avait droit à une calèche ornée de son chiffre et attelée d'un ballon: c'étaient les demi-fortunes de Sans-Pair.
Les quarante mille souscripteurs suivants devaient obtenir des cartes d'abonnement perpétuel à tous les omnibus de la République, avec correspondance pour les cinq parties du monde.
Enfin, les derniers recevaient tous les matins, à domicile, une tasse de café au lait avec le petit verre de rhum ou de cognac.
Après avoir écouté les détails relatifs à cette entreprise littéraire, et exalté les services qu'elle allait rendre à la civilisation, M. Atout en vint enfin à ce qui l'amenait.
Prétorien tira aussitôt le cordon des sténographes au mot Académie, et un papier plié en quatre tomba d'une des bouches de rédaction placées au-dessus de son bureau: c'était le résumé du Mémoire lu par le bibliophile.
M. Atout l'ouvrit et commença à l'examiner avec Maurice, qui l'arrêtait à chaque ligne pour quelque rectification. Prétorien, ravi, déclara qu'il fallait faire un article là-dessus; cela amènerait du bruit, du scandale, et rien de plus sain pour un journal.
«Ne ménagez pas le bibliophile, ajouta-t-il résolument; la vérité est toujours bonne à dire quand elle fait gagner des abonnés. Il a d'ailleurs refusé d'être des nôtres, et qui n'est pas pour nous est contre nous. Il faut noyer dans le ridicule le Mémoire sur les Français du dix-neuvième siècle.
—Hein? qu'est-ce que j'entends là? s'écria Blaguefort, dont le visage venait de paraître à la porte entrouverte… Un moment, mes petits: peste! on ne noie pas ainsi la marchandise des amis.
—La marchandise! répéta Prétorien; aurais-tu par hasard traité avec le bibliophile?
—Pour ses cinq Mémoires.
—Tu as signé?
—Et payé cent vingt mille francs en billets de banque! Tu comprends qu'on ne peut pas dire de mal d'un livre qui m'a coûté cent vingt mille francs, et pour lequel je viens faire quatre cents louis d'annonces.
—Diable! c'est juste, dit Prétorien embarrassé.
—Cependant, objecta M. Atout, je ferai observer que la vérité…
—Est ce qu'elle peut, acheva Prétorien; les anciens l'avaient eux-mêmes proclamé. Amica veritas, sed magis amicus Blaguefort.
—Ainsi, vous refusez de recevoir les réclamations de mon hôte? dit l'académicien piqué.
—Par la raison qu'elle me coûterait deux cents louis… et l'amitié de Blaguefort, qui vaut davantage.
—Dix fois davantage! ajouta le commis voyageur; je lui paye tous les ans des annonces pour plus de cinquante mille francs.
—Alors M. Maurice verra ailleurs, reprit M. Atout d'un air composé; Le Grand Pan n'est point le seul organe de la publicité.
—C'est juste, vous pouvez vous adresser au Serpent à sonnettes, dit Prétorien d'un ton railleur.
—Ou au Chacal de l'Ouest, ajouta Blaguefort avec indifférence.
—Pourquoi pas au Maringouin?» acheva M. Atout d'un air de bonhomie.
Le journaliste se mordit les lèvres, et son compagnon parut inquiet. Le Maringouin était un de ces petits journaux que chacun veut lire pour l'amour du mal qu'on y dit des autres; gamins de la presse, dont vous vous amusez jusqu'à ce qu'ils s'amusent de vous, et qui jettent de la boue à tous ceux qui passent sans craindre les représailles, parce que sur eux la boue ne tache pas. Quelque supérieure que fût sa position dans la presse, Prétorien redoutait le petit journal comme le lion redoute le bourdonnement et la piqûre du moucheron. Quant à Blaguefort, il savait au juste ce que les attaques du Maringouin pouvaient lui enlever d'acheteurs; aussi prit-il tout à coup cette physionomie ouverte des gens d'affaire au moment où ils veulent vous tendre un piége, et, passant une main sous le bras de l'académicien qui allait se retirer:
«Nous ne nous séparerons pas ainsi, s'écria-t-il; non, pardieu! il ne sera pas dit que les Français du dix-neuvième siècle m'auront brouillé avec le plus illustre écrivain de la république des Intérêts-Unis.»
M. Atout voulut protester.
«Avec celui dont la brillante imagination a reculé le domaine de la poésie!…»
M. Atout protesta plus fort.
«Avec le génie facile et universel qui nous a assuré la supériorité dans tous les genres.»
M. Atout se confondit en protestations.
«Avec le plus grand homme, enfin, de notre époque.»
M. Atout serra la main de Blaguefort en affirmant qu'il allait se fâcher.
Celui-ci, qui avait épuisé ses formules d'éloges, parut céder avec peine; mais, fort de son exorde par insinuation, il commença à effrayer l'académicien sur les suites de la publication annoncée: c'était se faire des ennemis, s'exposer à des représailles, nuire à la considération de cette Académie dont il était le protecteur et la gloire!
Ces raisons étaient fortes, mais on ne renonce point ainsi à l'espoir de rendre un collègue ridicule; la fraternité des arts descend en droite ligne de celle d'Abel et de Caïn. M. Atout résistait et trouvait toujours quelque chose à répondre. Il alléguait l'intérêt de la science, l'intérêt de l'histoire, l'intérêt des principes, enfin tous les intérêts que l'on cite quand on ne veut rien dire du véritable. Il invoquait surtout les arrêts de sa conscience, idole mystérieuse qui parle ou se tait selon la volonté du grand prêtre.
Blaguefort, qui était à bout d'éloquence, s'arrêta enfin tout à coup, comme illuminé d'une subite inspiration.
«Je comprends, s'écria-t-il; vous ne voulez point perdre l'occasion; cette critique de l'ouvrage du bibliophile doit piquer la curiosité; on peut en vendre autant d'exemplaires que de l'ouvrage lui-même.
—Sinon davantage, ajouta M. Atout; puis j'ai d'autres motifs…
—Je sais, je sais, interrompit Blaguefort, la science… les principes… la conscience… Eh bien, je vous achète tout!»
L'académicien fit un mouvement.
«Cent vingt mille francs pour le livre du bibliophile et cent vingt mille francs pour la réfutation, continua l'homme aux spéculations; cela arrange tout. Je vendrai d'abord le premier comme un chef-d'œuvre, puis le second pour prouver que c'est une rhapsodie. De cette manière le public aura fait une double étude et moi un double profit. Voyons, c'est convenu, n'est-il pas vrai? Je vais écrire nos conditions pour éviter tout malentendu.
Blaguefort s'était assis à la table de M. Prétorien, où il rédigea le traité convenu; M. Atout signa, reçut un billet à ordre, et il allait prendre congé du directeur du Grand Pan, lorsque celui-ci, qui se rendait au Musée, proposa d'y conduire les deux ressuscités. Ils acceptèrent avec empressement, et M. Atout se retira seul.