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Le monde tel qu'il sera

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V

Monologue de Maurice en se déshabillant.—Inconvénients des chambres à coucher perfectionnées.—Une excursion involontaire.—Le salon de M. Atout; multiplication exagérée de l'image d'un grand homme.—M. Atout présente à ses hôtes sa légitime épouse, milady Ennui.

En conduisant Marthe et Maurice aux pièces qu'ils devaient occuper, M. Atout ne manqua point de leur faire admirer une foule de nouveaux perfectionnements. Les lits rentraient dans la muraille afin de laisser plus d'espace; les fauteuils roulaient d'eux-mêmes; les fenêtres s'ouvraient sans qu'on y touchât; les parquets s'élevaient et s'abaissaient à volonté. Aussi n'était-ce partout que poulies et cordons de tirage; l'appartement entier ressemblait à un vaisseau garni de ses agrès, et qui obéissait à l'instant, pourvu qu'on connût la manœuvre.

Mais la multiplicité des émotions de cette journée, jointe à la fatigue du voyage, avait épuisé les forces de Marthe: aussi remit-elle au lendemain l'étude de ce mécanisme domestique, et ne tarda-t-elle pas à s'endormir.

Maurice, sentant également le besoin de repos, passa dans la chambre voisine, qui lui était destinée, et se disposa à se mettre au lit; mais tout en se déshabillant, il repassait dans sa mémoire les étranges aventures qui venaient de lui arriver, et poursuivait un de ces monologues philosophiques particulièrement en usage parmi les ivrognes, les gens qui s'endorment et les héros de tragédie.

«Ressusciter, murmurait-il du ton de Talma s'adressant la fameuse question d'Hamlet; ressusciter après douze siècles! suis-je bien sûr d'être éveillé?»

Ici il se touchait pour en acquérir la certitude, puis reprenait:

«Oui, je veille… je suis bien dans le monde de l'an TROIS MILLE… une nouvelle société m'enveloppe…»

Il s'interrompait pour ôter son habit…

«Ainsi mes souhaits ont été accomplis! O Maurice! tu vas connaître la génération préparée par tes contemporains! Ah! pour la bien juger, dépouille-toi des préjugés de ton enfance… dépouille-toi des préventions qui aveuglent… dépouille-toi…»

Son esprit, alourdi par le sommeil, ne put aller plus loin, et il se contenta de se dépouiller de son pantalon; puis, les yeux à demi fermés, il s'avança vers le lit qui lui avait été préparé.

Mais au moment de l'atteindre, il s'aperçut qu'une fenêtre était restée ouverte. Voulant éviter les moustiques et les coups d'air, il saisit un cordon qui lui semblait destiné à refermer le châssis vitré et tira à lui!

Le candélabre à trois becs qui l'éclairait s'éteignit subitement, et il se trouva plongé dans une complète obscurité. Au lieu du cordon de la fenêtre, il avait tiré le cordon de l'éteignoir!

L'erreur, du reste, était peu dangereuse. Décidé à braver l'air de la nuit, il se mit à chercher son lit à tâtons, et allait y entrer, lorsque sa main, posée au hasard, rencontra un ressort qui céda.

Aussitôt un grincement de roues se fit entendre, et le lit, brusquement enlevé, disparut dans la muraille.

Maurice demeura quelques instants un bras étendu et le pied en avant, dans la position du gladiateur victorieux! Cependant, comme l'attitude était peu commode pour dormir, il se redressa en envoyant au diable les inventions mécaniques, et se mit à chercher le ressort qui devait faire reparaître son lit évanoui.

Malheureusement l'obscurité ne lui permettait point de distinguer les objets. Ses mains tâtaient le mur sans rien rencontrer; enfin, l'une d'elles s'arrêta sur un bouton qu'elle tourna… Un jet d'eau glacée lui frappa le visage! Il se rejeta vivement en arrière, et alla heurter la cloison voisine. Le parquet fléchit à l'instant sous ses pieds, avec un sifflement de poulies, et il se sentit descendre!

Il n'eut que le temps de pousser un cri de saisissement, aussitôt comprimé, car la lumière venait de succéder aux ténèbres: il se trouvait dans le boudoir de madame Atout. Seulement, au lieu d'entrer horizontalement par la porte, il était arrivé perpendiculairement par le plafond!

Son regard s'arrêta d'abord sur une forme élégante et demi-nue, devant laquelle il s'inclina en murmurant des excuses embarrassées; mais au cri poussé derrière lui, il retourna la tête, et aperçut la véritable propriétaire du boudoir, dans un costume abrégé, que le plus correct des poëtes français appelle un simple appareil.

Au mouvement de Maurice, madame Atout (car c'était elle) jeta un second cri, et prit la position de la Vénus pudique. Le jeune homme détourna la tête avec une discrétion empressée. La perspective ostéologique dont son œil venait d'être heurté avait éveillé chez lui une chaste épouvante. Il s'efforça d'allonger modestement le vêtement indispensable qui lui tenait lieu de tous ceux qui lui manquaient, et voulut commencer un discours de justification.

Mais à quoi tient, hélas! l'inspiration des plus éloquents! C'était la première fois que Maurice parlait à son auditeur le dos tourné, et cette position inusitée lui enleva subitement toute sa liberté d'esprit. Il chercha en vain, dans sa situation même, la matière d'un exorde par insinuation; son intelligence rebelle ne lui fournit que les réminiscences classiques du discours de Télémaque à Calypso.

«O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse! bien qu'à vous voir on ne puisse vous prendre que pour une divinité…»

Le bruit d'une porte brusquement refermée l'interrompit, il se retourna; la déesse avait disparu, et il entendit que, par prudence, elle tirait sur lui les verrous.

Cette fuite soudaine le dispensait de plus longs frais d'éloquence; évidemment on lui abandonnait la place. Craignant quelque nouvelle aventure, il se décida à y rester et à prendre possession du lit de repos qui occupait le fond du boudoir.

Ce dernier était entouré de glaces mobiles qui permettaient d'étudier tous les gestes et toutes les attitudes. Grâce à leurs inclinaisons combinées, on pouvait s'y voir de dos, de face, de trois quarts, de profil. Chacun avait autour de soi, comme Dieu lorsqu'il créa le genre humain, une société formée à son image, ce qui ne pouvait manquer de faire une société charmante.

Près du lit de repos se dressait un casier dont les compartiments protestaient contre l'aphorisme de M. Planard:

Que toujours la nature
Embellit la beauté!

On lisait sur les plus apparents:

Huile d'hippopotame pour faire repousser les dents.—Essence de gazelle pour assouplir la taille.—Pommade de cygne pour devenir blanche.—Moelle de tourterelles pour avoir les regards tendres.—Elixir de Vénus…

D'autres compartiments renfermaient des dentiers à pendules qui marchaient seuls et qui sonnaient les heures, des boucles d'oreilles jouant de la serinette, et des yeux de verre tenant lieu de lunettes de spectacle.

La toilette était, en outre, couverte de brosses de toutes formes, pour les ongles, pour les cheveux, pour les sourcils, pour les dents, pour les oreilles! Il y avait vingt savons étiquetés: savon râpe, savon miel, savon granit, savon beurre, savon aigre, savon doux! vingt eaux de senteur: parfum Sessel ou asphaltique, baume de tabac-caporal, essence de gaz hydrogène, etc., etc.

Après avoir admiré tout cet arsenal de la coquetterie féminine, Maurice s'arrêta de nouveau devant la forme qu'il avait prise d'abord pour madame Atout, et qui n'en était que l'enveloppe complémentaire. Il admira la perfection de cette apparence qui traduisait les angles rentrants en angles saillants, et les plans rectilignes en sphères harmonieuses. Semblable à Pygmalion, le corsetier avait animé sa statue; le caoutchouc palpitait, le tricot semblait respirer! Maurice eut beau détourner la tête et fermer les yeux, il se rappelait malgré lui, comme l'ermite de la Fontaine, cette forme arrondie

…… Qui pousse et repousse
Certain corset, en dépit d'Alibech,
Qui cherche en vain à lui clore le bec.

La vue du maillot menaçait ainsi d'étouffer les chastes inspirations que Maurice devait à la vue de la femme; il détourna prudemment les yeux, se coucha sur le canapé, et ne tarda pas à s'y endormir.

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