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Le monde tel qu'il sera

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XIV

Un cimetière à la mode.—Voitures établies en faveur des morts.—Bazar funéraire.—Système d'impôts.—Épitaphes-omnibus.—Un courtier mortuaire.

Au sortir du jardin des plantes, nos visiteurs furent arrêtés par une longue file de gens qui suivaient un corbillard. Blaguefort se trouvait parmi eux; il reconnut Maurice et se détacha du cortége pour le saluer. Le jeune homme demanda quel était le mort dont passait le convoi.

«Eh! parbleu! vous le connaissez, répliqua Blaguefort: c'est notre ancien compagnon de voyage, l'homme au racahout! En le faisant maigrir, les dégraisseurs-jurés ont réussi à constater son identité, mais il en est mort. C'est une perte qui sera très sensible à sa famille, et surtout à la compagnie, dont il était le prospectus vivant. J'y suis moi-même pour la façon d'un corset orthonasique dont il m'avait fait la commande, comme vous le savez.

—Ainsi, dit Maurice, l'erreur d'un gendarme aura coûté la vie à un homme, ruiné une famille et compromis de nombreux intérêts!…

—Sans que l'on ait droit de réclamer aucun dédommagement, acheva Blaguefort. Si un particulier accuse à tort, il est condamné comme calomniateur; s'il se trompe dans un jugement, s'il fait preuve de précipitation ou d'imprudence, il en demeure responsable. Mais la société a le privilége de l'erreur; si elle méconnaît un droit, si elle perd un honnête homme, si elle jette la mort et la désolation parmi des innocents, il lui suffit de dire: «Je me suis trompée.» Cela passe pour une réparation suffisante. C'est toujours l'histoire du loup qui trouve la grue trop heureuse de n'avoir point été dévorée:

Allez, vous êtes une ingrate:
Ne tombez jamais sous ma patte!»

Tout en parlant ainsi, Blaguefort s'était rapproché du convoi, et Maurice et Marthe, qui avaient pris congé du docteur Minimum, le suivirent machinalement.

Ils arrivèrent à l'enceinte funèbre, autour de laquelle s'étendait un bazar.

«Vous voyez le cimetière à la mode, leur dit Blaguefort; tous les gens qui savent vivre doivent se faire enterrer ici, sous peine de mauvais ton. A la vérité, rien n'a été négligé par les directeurs de cet établissement mortuaire pour lui conserver sa réputation. Ils ont compris qu'il fallait pleurer les morts de la manière la plus confortable pour les vivants; aussi le cimetière est-il desservi par trois lignes de voitures nommées les Plaintives. La veuve et l'orphelin n'ont qu'à tirer le cordon pour que le conducteur les arrête à la porte de leur défunt. Il y a, en outre, des cabinets particuliers pour les personnes qui désirent pleurer seules, et des marchands d'onguent pour les yeux rouges. Le bazar construit à côté du cimetière renferme tout ce qui peut servir aux trépassés et à leurs survivants, depuis les couronnes d'immortelles en raclure de baleine jusqu'aux chapons à la Marengo. On y trouve même des orateurs funèbres qui, moyennant un prix modéré, se chargent de faire l'éloge du mort, et de souhaiter que la terre lui soit légère! Celui qui parle dans ce moment, et que l'éloignement nous empêche d'entendre, est un des plus employés. Autrefois commissaire-priseur, il a apporté dans ses nouvelles fonctions toutes les ruses de son ancien métier. Selon l'argent qu'on lui donne, il fait monter ou descendre de trente pour cent les vertus des trépassés. Du reste, voici la cérémonie achevée, et nous n'avons plus qu'à prendre congé du frère du défunt qui a conduit le deuil.»

Ils voulurent approcher de ce dernier, qui venait de saluer les assistants et qui allait gagner une autre porte du cimetière, mais ils le trouvèrent déjà assailli par une multitude d'industriels qui venaient exploiter sa tendresse pour le défunt. Il y avait d'abord le marbrier, présentant des modèles réduits de monuments funèbres à tous prix et de toutes formes; le fossoyeur, qui sollicitait une gratification en tendant un chapeau sur lequel était écrit: Il est défendu de demander; le jardinier du cimetière, proposant de planter autour de la tombe des cyprès et des haricots d'Espagne; le portier, attendant le denier à Dieu que doit tout nouveau locataire; le buraliste des Plaintives, offrant un abonnement de cinquante cachets; enfin, les marchandes d'immortelles, d'anges en carton-pierre et de lampes funéraires en porcelaine, qui offraient leurs articles au prix de fabrique. Blaguefort lui serra la main; puis, s'éloignant avec ses compagnons:

«Le malheureux sortira ruiné, dit-il; on vivrait dix ans à Sans-Pair avec la somme qu'il faut payer pour avoir la permission d'y mourir. Encore ne voyez-vous ici que les menus frais. Il y a, en outre, les droits du fisc! Partout où l'on suspend les draperies noires tachées de larmes, vous le voyez accourir la bouche entr'ouverte et les griffes tendues. Tout héritage est soumis à sa dîme. Comme les vampires de la Bohême, il s'engraisse de morts. Qu'une femme ait perdu le mari qui la faisait vivre, qu'une veuve pleure le fils sur lequel elle s'appuyait, qu'un enfant voie succomber le père dont il recevait tout, le fisc accourt, au nom de la société, et leur enlève une part de ce qu'ils ont pour leur permettre de garder le reste. Chaque acte mortuaire est une lettre de change souscrite à son profit. A la vérité, ces droits grossissent l'actif du budget, et permettent d'entretenir trente-deux millions de fonctionnaires publics, occupés huit heures par jour à tailler des plumes et à rayer du papier. C'est une des branches de ce grand arbre toujours en fleurs et en fruits que nous appelons le système d'impôts.

—Et ce système a sans doute un principe? demanda Maurice.

—Un principe admirable, répliqua Blaguefort; on avait déjà observé que les hommes les moins riches étaient ceux qui se créaient le moins de besoins; nos législateurs en ont conclu que le prolétaire, qui vivait de rien, devait avoir, plus qu'aucun autre, du superflu. En conséquence, ils lui ont fait supporter double charge, fournir double service, payer double taxe. Tout ce qu'il consomme passe trois ou quatre fois sous le râteau du fisc. Mais ce résultat n'a point été obtenu sans peine. Longtemps l'obstination du pauvre diable a lutté contre l'équité distributive de la loi. On avait imposé la nourriture, il jeûnait; les vêtements, il marchait nu; le jour, il murait ses fenêtres! Toutes les tentatives pour trouver un impôt auquel il ne pût se soustraire avaient été inutiles, lorsque notre ministre des finances a enfin découvert ce que l'on cherchait vainement: il a créé l'impôt des nez! Désormais, quiconque jouit de cette annexe paye la taille sans plus ample information; le percepteur n'a à constater ni l'âge, ni la profession, ni le domicile, ni la fortune: il suffit de constater le nez. Quelques représentants avaient voulu rendre l'impôt proportionnel à ce dernier; il eût suffi de l'appliquer au mètre rectifié, qui eût donné le rapport du nez de chaque citoyen avec le diamètre de la terre; mais les députés de l'opposition ont rappelé que tous les hommes devaient être égaux devant la loi, et l'on a renoncé à la nasostatique proposée.

—Cependant, objecta Maurice, les gens qui ne possèdent rien ne peuvent rien payer: par exemple, les mendiants!…

—Nous n'en avons point, répondit Blaguefort.

—Vous avez alors élevé pour eux des asiles.

—Nous avons élevé des poteaux indicateurs. L'argent autrefois consacré à soulager les indigents a été employé à leur annoncer qu'on ne les soulagerait plus. Ils ont beau, désormais, aller devant eux; partout se dresse la fameuse inscription: La mendicité est défendue dans ce département. De sorte que, de poteaux en poteaux, et de défense en défense, ils arrivent infailliblement à quelque fossé où ils meurent de fatigue et de faim. Vous ne sauriez croire avec quelle rapidité ce procédé a fait disparaître les mendiants. Quelques-uns persistaient pourtant, soutenus par les secours de mauvais citoyens; mais le Gouvernement vient de proposer une loi par laquelle l'aumône donnée sera punie de la même peine que l'aumône reçue! De cette manière, nous espérons extirper des âmes jusqu'aux dernières racines de ce que l'on appelait autrefois la charité. Chacun, ne comptant plus sur personne, s'occupera de se secourir lui-même; on ne demandera plus, parce qu'on aura cessé de donner, et tous les hommes jouiront tranquillement de leur fortune… ou de leur misère! Mais nous voici au rond-point du cimetière; avant de partir, ne seriez-vous point curieux de jeter un coup d'œil sur la ville des morts?»

Avertis par cette demande, le jeune homme et sa compagne regardèrent autour d'eux. L'enceinte funèbre était partagée en trois quartiers fermés par des grilles et favorisés d'un concierge. Le plus petit renfermait les morts fameux, dont les tombes ne pouvaient être visitées qu'en compagnie de plusieurs gardiens. Le premier vous montrait les illustres guerriers, recevait son pourboire, et vous remettait à un second gardien, qui, après vous avoir exhibé les grands littérateurs et avoir obtenu une seconde gratification, vous confiait à un confrère spécialement chargé des savants morts, toujours moyennant quelque menue monnaie, lequel vous livrait à un quatrième guide, préposé aux célèbres artistes. Chacun d'eux avait, en outre, de petites industries accessoires, telles que ventes de boutures du saule de Napoléon; boucles de cheveux de Voltaire, blonds ou noirs, selon la demande; fragments du cercueil d'Héloïse et d'Abélard; tabatière de lord Byron, qui ne prenait point de tabac; roses blanches cueillies sur la tombe de Robespierre, et aconits spontanément poussés sur celle de M. de Talleyrand.

Le second quartier était consacré aux banquiers, bourgeois, rentiers, commerçants et fonctionnaires publics. C'était là que l'on trouvait les croix d'honneur sculptées, les bustes sous cloche et les petits chiens empaillés. Quant aux épitaphes, il n'en existait que trois, toujours ramenées au-dessous des noms. Pour la tombe d'un chef de maison, on mettait:

Il fut bon époux, bon père, bon ami, et électeur de son arrondissement.

Pour la tombe d'une jeune fille:

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin.

REQUIESCAT IN PACE.

Pour la tombe d'un enfant:

C'est un ange de plus dans le ciel.
CONCESSION PERPÉTUELLE.

Le troisième quartier était consacré aux pauvres morts. Ceux-là ne laissaient de monuments que dans les cœurs des survivants… quand ils en laissaient! tout au plus quelques pierres, quelques croix de bois noirci conduisant à la grande fosse commune, où allaient s'entasser les générations nées dans la misère, vivant sans espérances et mortes dans l'abandon! Là, plus de croix, plus de pierres; mais de loin en loin quelques enfants à genoux, quelques femmes pleurant en silence, épitaphes vivantes que tout le monde pouvait lire, et qui en disaient plus que celles gravées sur le marbre ou sur le bronze.

Blaguefort et ses compagnons allaient prendre une des avenues de sortie, lorsqu'ils furent accostés par un courtier mortuaire qui leur barra le passage. C'était une sorte de géant maigre, vêtu d'un caleçon noir semé de larmes, et d'un manteau de même couleur, portant en guise de broderies des ossements croisés et des têtes de mort.

«Ces messieurs ont vu le cimetière, dit-il avec la volubilité mécanique des marchands forains habitués à filer ces phrases sans ponctuation qui durent une journée… ces messieurs doivent être contents… c'est le plus bel établissement de Sans-Pair, le seul où puissent se faire inhumer les gens comme il faut… Les terrains renchérissent tous les jours, on se les arrache, c'est à qui se fera enterrer ici. Avant peu, tout sera acheté. Ces messieurs ne voudraient-ils pas prendre leurs précautions? choisir d'avance la place qu'ils désirent occuper un jour? Je puis leur faciliter ce choix, les faire traiter pour trois mètres, six mètres, neuf mètres. Personne ne pourra leur obtenir d'aussi bonnes conditions que moi. Je suis le protégé de l'administration. Ces messieurs peuvent désigner l'endroit… il y en a de tout plantés… Ces messieurs pourraient avoir un saule… bouture de Napoléon… garantie… Le saule est très bien porté!… Je me charge également des monuments à forfait: tombes simples, tombes historiées, édifices funèbres avec statues et accessoires. Quant aux embaumements, le privilége de la méthode Putridus m'appartient; je conserve les corps dans toute leur grâce et dans toute leur fraîcheur; la personne la plus intime ne peut apercevoir aucune différence entre le sujet préparé et le sujet vivant. Je fournis, en outre, des épitaphes inédites; j'imprime des articles biographiques; je fais entrer par faveur les défunts dans le quartier des grands hommes… Ces messieurs ne trouveront personne qui puisse les arranger comme moi. Il y a vingt ans que je place des morts; je connais ici tout le monde, je suis ici chez moi. Si ces messieurs exigent un rabais, on pourra s'entendre. Le moment ne saurait être meilleur; l'administration projette des embellissements, elle a besoin d'argent, on aura une tombe pour presque rien… Ces messieurs sont toujours sûrs de faire une excellente affaire… d'autant que, s'ils ne veulent point se servir du terrain pour eux-mêmes, ils pourront le céder à un autre. Il n'est point de propriété dont on se défasse aussi aisément; c'est une maison qui trouve toujours des locataires… Ces messieurs ne veulent pas se décider… Ces messieurs se repentiront…»

Maurice arrivait heureusement à la porte du cimetière; le courtier mortuaire s'arrêta à la grille comme un marchand sur le seuil de sa boutique, mais sa voix poursuivit encore quelque temps les visiteurs, qui avaient pris le chemin de l'Observatoire.

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