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Le monde tel qu'il sera

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XXII

Un missionnaire anglais.—Un bal public qui fournit les danseuses—Ce qu'on appelle l'Église nationale.—M. Coulant expliquant sa religion à Narcisse Soiffard.

Marcellus avait donné rendez-vous à Maurice dans la grande salle du Casino des Deux Mondes. Il le trouva jouant au billard avec Georges Traveller, missionnaire d'origine anglaise, qui exerçait la triple profession de dentiste, de pasteur et de marchand de denrées coloniales. Georges Traveller avait parcouru tous les pays idolâtres de la terre au nom d'une société de propagation, et rien ne lui avait coûté pour s'attirer la confiance des peuples barbares. Bien loin d'imiter ces apôtres catholiques qui, sans autres armes qu'un livre de prières et un crucifix, se présentaient au milieu des tribus sauvages comme des envoyés de Dieu en les sommant de renoncer à leurs erreurs, l'honorable missionnaire anglais s'était résigné à partager celles-ci, et avait renouvelé le miracle d'Alcibiade au profit de ses croyances et de son commerce. Ainsi, on l'avait vu tour à tour circoncis à Mascat, mari de douze femmes aux îles Marianes, marchand d'esclaves dans le Zanguebar, et quelque peu anthropophage aux Sandwich; mais le tout sans que sa foi en fût ébranlée, et pour le compte de sa société.

Grâce à cette souplesse de nature, il avait réussi à distribuer quelques centaines de sermons imprimés pour l'instruction des idolâtres qui ne savaient pas lire, et à placer dix-sept cargaisons de marchandises de rebut.

Bien qu'il n'appartînt pas à son Église, Marcellus était fort lié avec le docteur, qui lui avait apporté des narguillés et du tabac d'Orient. Il le présenta à Maurice, devant lequel il dansa une polka africaine non autorisée par la police.

Cette exhibition eût pu se prolonger indéfiniment, si Maurice n'eût rappelé à Marcellus la promesse faite, la veille, de lui expliquer la nouvelle religion connue à Sans-Pair sous le nom d'Église nationale. Le jeune piétiste sortit avec lui pour le conduire au temple de l'abbé Coulant; mais, en traversant la place des Annonces, il aperçut tout à coup une énorme affiche placardée contre une muraille.

«Dieu me pardonne! c'est la réouverture de l'Éden! s'écria-t-il; de grâce, approchons, que je puisse m'assurer…»

Ils traversèrent la place et purent lire l'avertissement qui couvrait la façade entière de l'édifice.

Salle de l'Éden.—Bals masqués.—Dimanche soir, grande Fête, dite des Sauvages. Deux mille jolies femmes, appartenant à l'établissement, exécuteront des danses appropriées à leur caractère.—Chaque homme recevra, en entrant, un numéro désignant la danseuse dont il devra être le chevalier pendant tout le bal.—Dans l'intérêt de l'ordre, les échanges seront interdits.—Le costume adopté est celui des naturels de l'Amérique, lors de la découverte du nouveau monde; mais les gants sont de rigueur.—Il y aura un vestiaire pour déposer les parapluies et les caleçons.—Prix d'entrée: 25 francs.

A peine Marcellus eut-il jeté les yeux sur l'affiche qu'il s'excusa près de Maurice et entra vivement au bureau, d'où il ressortit bientôt avec un billet.

«Il était temps, s'écria-t-il; encore cinq minutes, et j'arrivais trop tard pour avoir une danseuse; ils n'ont pu me donner que le numéro 1983… une brune de vingt-deux ans! Je préfère les blondes, mais il faut savoir se mortifier au besoin. Vous m'excuserez seulement de vous quitter; il faut que j'avertisse le président de la Société des bonnes mœurs, à qui je devais remettre un mémoire après-demain, que des occupations inattendues retardent mon travail.»

Il indiqua à Maurice l'adresse du nouveau temple, et le laissa continuer sa route.

C'était la première fois que notre ressuscité se trouvait seul dans les rues de Sans-Pair, et il se mit à tout examiner plus en détail qu'il n'avait pu le faire jusqu'alors.

Il remarqua que les locataires de chaque maison plaçaient sous leurs fenêtres une inscription désignant le nom et la profession exercée, de telle sorte que la ville entière était une sorte d'almanach des vingt-cinq mille adresses. On avait, à chaque entrée, au lieu de concierge, un vaste tourniquet mécanique dont les compartiments portaient le nom et renfermaient la sonnette des locataires. En arrivant, le visiteur s'asseyait dans le compartiment convenable, tirait le cordon, et aussitôt la machine enlevée le transportait à la porte même de la personne qu'il venait voir.

Maurice aperçut également une salle de bal où les pas des danseurs mettaient en mouvement les meules d'un moulin à blé, et des charrettes qui, tout en revenant à vide du marché, faisaient tourner un rouet et filaient le coton de rebut.

De loin en loin, les rues étaient traversées par des viaducs sur lesquels passaient, en sifflant, les locomotives poussées par la vapeur ou entraînées par le vide. Les fils de télégraphes électriques se croisaient en tous sens, dans l'air, comme un immense écheveau brouillé; les paratonnerres, lancés jusqu'aux nuages, en soutiraient perpétuellement l'électricité au profit des doreurs, des entreprises d'omnibus galvaniques et de la société pour l'éclairage. Sous chaque rue s'étendait une autre rue, le long de laquelle rampaient, comme d'immenses boas, les mille tuyaux de fer chargés de distribuer partout l'eau, la chaleur, la lumière. Le jeune homme entendait bruire sous ses pieds les voix des travailleurs mêlées au grondement du vent, au clapotement des cloaques, aux grincements des outils et aux lueurs des flammes. C'était comme une seconde cité souterraine, où s'élaborait la vie de la cité éclairée par le soleil; un organe caché qui, tour à tour, lui apportait la force et la délivrait de ses impuretés.

Maurice regardait toutes ces merveilles de la civilisation avec une surprise mêlée de désappointement. Au milieu de tant de perfectionnements apportés à la matière, il cherchait l'homme et le voyait aussi pauvre, aussi vicieux, aussi déshérité! Il demandait en vain à tous ces visages qui passaient sous ses yeux si la vie leur était devenue plus légère à porter; les visages restaient fatigués de souffrances ou soucieux d'incertitude! Alors, un flot d'amertume montait de son cœur à son cerveau. Il se demandait à quoi bon tous ces efforts d'industrie, si la part de bonheur n'était point plus large pour chacun; il cherchait ce qu'étaient devenues l'égalité et la fraternité humaines au milieu de ces miracles de calcul; il regardait où avait pu fuir la religion véritable, celle qui relie les hommes l'un à l'autre, et qui conduit au ciel par la double échelle de l'amour et du dévouement.

Or, dans ce moment même, ses yeux s'arrêtèrent sur le fronton d'un édifice où il aperçut écrit en lettres de bronze: Église nationale. Il entra.

L'église nationale était une ancienne salle de criées publiques, repeinte et retapissée pour le compte de la nouvelle religion. Il y avait, à l'entrée, une vielle organisée en guise d'orgues, et un bureau pour les parapluies à la place du bénitier.

L'office venait précisément de commencer et le ministre était à l'autel.

Maurice n'eut pas besoin d'écouter longtemps pour comprendre de quoi il s'agissait, la nouvelle religion consistant spécialement à répéter, dans la langue nationale, ce que les officiants catholiques répètent en latin. Ainsi, au lieu de dire: Introibo ad altare Dei, l'Église nationale disait: Je m'approcherai de l'autel de Dieu. Aux mots: Ite, Missa est, elle substituait ceux-ci: Allez-vous-en, la Messe est finie. Et à la place de: Amen! elle répétait: Ainsi soit-il!

Après l'office, le prêtre national monta en chaire, et entreprit une longue diatribe contre les ministres des autres religions qui ne savaient point se prêter aux progrès des lumières, et qui continuaient à prier Dieu dans une langue morte. Il prouva, par des citations de Cicéron, de Tacite, de saint Augustin et de Tertullien, que l'on devait renoncer au latin, et finit par une instruction nationale, dans laquelle il développa les avantages de la culture des rutabagas et de l'éducation des vers à soie!

La prédication achevée, la foule, composée d'une trentaine de personnes, se retira, et Maurice allait en faire autant, lorsqu'un ouvrier, qui avait écouté le sermon avec une impatience visible, s'approcha tout à coup du prédicateur qui venait de quitter la chaire, et, lui barrant le passage:

«Minute, monsieur l'abbé, dit-il en portant la main à sa tête nue, comme s'il eût voulu saluer avec ses cheveux, vous venez de converser sur les chenilles et les navets; mais c'est pas là mon affaire, je voudrais savoir si j'ai celui de parler au fondateur de l'Église nationale?

—A lui-même, mon ami, dit le ministre.

—Alors, reprit l'ouvrier, qui s'était évidemment rafraîchi assez de fois pour se trouver légèrement échauffé, vous êtes l'abbé Coulant, le véritable abbé Coulant?

—Précisément.»

L'ouvrier lui donna dans la poitrine un coup de poing d'amitié.

«Eh bien! vous êtes mon homme, s'écria-t-il, c'est vous que je cherche! Depuis ce matin je suis entré chez tous les marchands de vin du quartier pour savoir l'adresse de l'Église nationale: ni vu ni connu! Il paraît que votre religion est ici en chambre garnie?»

L'abbé Coulant voulut s'excuser.

«Y a pas de mal, reprit l'ouvrier; moi aussi, je le suis, en chambre garnie, et pas si bien logé que votre bon Dieu encore! Mais à la guerre comme à la guerre.

—Vous aviez quelque question à m'adresser? demanda le prêtre.

—J'en ai vingt, des questions, répliqua l'ouvrier, vu qu'on m'a dit que vous étiez un bon enfant; et moi, j'aime les bons enfants.

—Enfin.

—En douceur, donc! Pour en venir à la fin, il faut prendre au commencement. Pour lors, mon abbé, vous saurez que je m'appelle Narcisse Soiffard, un nom qui en vaut un autre, et que j'ai une fille de douze ans qui aide sa mère à carder les matelas. Y a pas de péché à ça, qu'il me semble.

—Au contraire, le travail est un devoir.

—C'est ce que je répète toujours à ma fille et à sa mère. Le travail, que je leur dis, est un devoir pour la femme… Mais, voyez-vous, la maman a des croyances; elle veut que sa fille fasse sa première communion; moi, je ne vais pas à l'encontre, parce que la croyance, c'est, sans comparaison, comme le vin: faut respecter ceux qui en ont trop pris et les laisser marcher de travers. Si bien donc que je suis allé trouver le curé de notre paroisse, et que je lui ai dit la chose.

—Et il vous a répondu?…

—Ah! voilà le curieux!… Il m'a répondu que pour communier il fallait savoir ce que l'on faisait.

—C'est-à-dire assister au catéchisme?

—Juste! assister au catéchisme, à l'heure où elle travaille avec sa mère! «Mais, mon curé, que je lui ai dit, vous voulez donc nous faire mourir de soif? Si la petite est obligée d'aller chez vous, l'ouvrage restera forcément en arrière.

—Il faut qu'elle apprenne sa religion, qu'il me répond.

—Je veux bien, pourvu que ce soit en cardant des matelas», que je lui redis… Il me semble que c'était clair comme bonjour! Eh bien! il n'a pas compris!»

L'abbé Coulant haussa les épaules.

«Cela devait être, dit-il; le clergé n'entend rien aux besoins du peuple. Amenez-moi votre fille, et je la ferai communier.

—Sans l'instruire?

—A quoi bon? Ce n'est point la science qui est agréable à Dieu. L'Église nationale ne demande que la bonne volonté.»

Soiffard frappa ses mains l'une contre l'autre.

«Voilà la religion de mon choix! s'écria-t-il. Rien que de la bonne volonté! ça ne ruine pas… Vous pouvez m'inscrire dans votre paroisse, monsieur Coulant; je veux que ça soit vous qui enterriez ma femme quand elle mourra.

—Vous aurez soin seulement, reprit le ministre, de donner à votre fille son extrait de baptême.»

L'ouvrier regarda l'abbé et tordit sa casquette, qu'il tenait à deux mains.

«Ah! oui, son extrait de baptême, répéta-t-il plus lentement; il vous faut ça pour la communion.

—Sans doute.

—C'est que je vas vous dire… Sa mère et moi nous avons toujours été si occupés… que la petite n'a pas été précisément baptisée.

—Vous pouvez réparer cet oubli.

—Je ne dis pas, mais ça coûte six francs, le prix de huit bouteilles de vin à quinze. D'ailleurs elle est nommée: on l'appelle Rose.

—Au fait, elle a une patronne dans le calendrier. Eh bien, voyons, nous arrangerons cela; l'Église nationale est accommodante.

—Eh bien, la voilà la religion de mon choix; votre main, monsieur Coulant, sans vous commander.

—C'est entendu, reprit le curé en souriant; il suffira que votre femme apporte un extrait de votre acte de mariage.»

Soiffard gratta le parquet avec le bout de son pied, et cracha devant lui.

«Ah! il faut l'acte de mariage, dit-il avec quelque embarras; c'est donc nécessaire?

—Indispensable.»

L'ouvrier se frotta la tête.

«Alors… ça sera difficile, reprit-il en balbutiant, ça sera bien difficile, monsieur Coulant; vu que nous avons beaucoup voyagé, et que, dans les voyages, les papiers, ça s'égare… d'autant que ma femme et moi, quand nous nous sommes mariés, nous avons négligé d'aller à la mairie.

—Ah diable!

—Toujours par raison d'économie. Vous devez comprendre ça: un acte de mariage coûte encore plus qu'un baptême, et dans notre état on regarde à toutes les dépenses; faut savoir se priver.

—C'est juste, dit l'abbé en soupirant; après tout, Dieu a bien pardonné à la femme adultère! Allons, nous fermerons les yeux, maître Soiffard; l'Église nationale respecte la vie privée.

—Vrai? s'écria Soiffard. La voilà la religion de mon choix! Mille millions, monsieur Coulant, vous êtes un brave homme, et je veux vous payer un verre de vin.»

L'abbé eut beaucoup de peine à se défendre de la politesse de son nouveau paroissien, et put regagner la sacristie.

Soiffard le regarda partir, puis, étendant la main vers l'autel, avec la gravité solennelle des ivrognes:

«C'est dit, murmura-t-il, la religion me vexait quand elle me défendait de boire, de battre la bourgeoise et de vivre à ma fantaisie; mais, puisque celui-ci a trouvé un Dieu qui est bon prince, je l'adopte, et, à partir d'aujourd'hui, je déclare que moi Narcisse Soiffard, ainsi que la dame Soiffard et la petite, nous faisons partie de l'Église ici présente à perpétuité.»

A ces mots, il remit son bonnet et sortit en chancelant.

Maurice rentra pensif et découragé; Marthe, qui l'attendait avec impatience, fut frappée de sa tristesse.

«Qu'as-tu donc vu? demanda-t-elle avec anxiété.

—Ce que j'aurais dû prévoir, dit Maurice en serrant les mains de la jeune femme; nous avions déjà vainement cherché dans ce monde perfectionné l'amour et la poésie; mais restait la foi, qui console de tout…

—Eh bien?

—Hélas! elle aussi s'est envolée.»

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