Le monde tel qu'il sera
X
Maurice venait d'achever sa lecture, lorsque son hôte et M. Le Doux ressortirent de chez le banquier. Le philanthrope les avertit qu'il était forcé de les quitter pour se rendre au palais de justice.
«Y a-t-il quelque grande affaire? demanda M. Atout.
—Comment! s'écria M. Le Doux, mais vous ne savez donc pas? c'est après-demain qu'on juge ce fameux empoisonnement…
—Du docteur Papaver?
—Précisément. L'accusé a envoyé des lettres d'invitation à tout le monde, et il m'a oublié! Comprenez-vous cela? moi, un ancien collègue!… car nous avons été ensemble vice-présidents de la Société humaine. Mais je veux réclamer! D'autant qu'une vingtaine de dames qui me savaient ami du docteur m'ont demandé des places. Ce sera, dit-on, magnifique; six cents témoins et soixante avocats! Le président a fait prendre des mesures pour que l'on distribue, pendant les débats, de la limonade et des petits gâteaux; dans les suspensions d'audiences, on pourra même déjeuner à la fourchette.
—Et ce docteur Papaver est accusé d'avoir empoisonné quelqu'un? demanda Maurice.
—Toute une famille, répliqua le philanthrope; sept personnes… dont on exposera les restes parfaitement conservés. On doit essayer le poison sur les témoins, lire des lettres qui compromettent une très grande dame; enfin la fille du docteur, qui a six ans, déposera contre son père. Ce sera la cause la plus intéressante dont on ait parlé depuis dix ans! Aussi les billets d'enceinte se vendent-ils déjà deux cents francs.»
M. Atout déclara qu'il voulait en avoir absolument, et il suivit le philanthrope au palais.
La porte d'entrée était décorée par la statue colossale de la Justice. Elle avait les yeux couverts d'un bandeau, afin que l'on ne pût douter de sa clairvoyance; sa main gauche portait une balance, et sa main droite une épée, comme pour exprimer qu'elle tenait moins à bien peser qu'à bien frapper.
Au fronton qu'elle surmontait on avait gravé ces mots:
L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE EST GRATUITE.
Et au-dessous étaient affichés les tarifs des différents actes sans lesquels on ne pouvait se faire juger. Tant pour l'enregistrement, tant pour le greffe, tant pour le timbre, tant pour les experts, tant pour l'avoué, tant pour l'avocat! Le tout produisait une somme qui ne permettait qu'aux riches de faire valoir leurs droits.
Heureusement que les pauvres avaient pour dédommagement la maxime imprimée sur chaque porte:
TOUS LES CITOYENS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI.
Maurice traversa d'abord une salle où les avoués soumettaient leurs états de frais à la vérification d'un juge chargé d'auner les procédures; l'étendue de chacune était fixée d'avance.
Trente mètres de rôles pour les affaires sommaires, cent pour les affaires graves, mille pour les affaires compliquées. Quant au moyen de remplir toutes les pages, les gens de loi en avaient trouvé un fort simple: il consistait à faire suivre chaque mot de tous ceux qui pouvaient avoir avec lui quelque rapport de signification; ce qui leur permettait de passer en revue une partie du dictionnaire à propos d'une phrase.
Qu'ils eussent, par exemple, à annoncer l'assignation d'un témoin à huitaine, ils ne manquaient pas d'écrire:
«En conséquence desquels motifs ci-dessus donnés, et de tous autres qui pourraient l'avoir été ailleurs, ou que nous trouverions convenable d'émettre plus tard;
«Faisant toutes réserves que de raison, tant implicitement qu'explicitement:
«Avons désigné, appelé, sommé, assigné par les voies pour ce fixées, tant par l'usage ou coutume que par les décrets, ordonnances et lois, le sieur…
«A venir se présenter et comparaître, sans qu'il puisse opposer aucune objection, aucun récusement ni aucune fin de non-recevoir;
«Afin de répondre sincèrement, librement, catégoriquement et clairement, soit sur ce qu'il peut savoir par lui-même relativement à l'affaire, soit sur ce qu'il en aura entendu dire, soit sur ce qu'il aura induit à l'aide du raisonnement ou de la comparaison;
«Lesquelles assignation et sommation lui sont faites pour huitaine, c'est-à-dire pour le huitième jour à partir de celui-ci; ou autrement dit, afin de ne laisser lieu à aucun doute ni fausse interprétation, pour le… février de l'an…
«Lequel jour reste bien et dûment fixé, sauf erreur dans la date ou supputation des jours.»
Cette ingénieuse amplification était écrite sur papier timbré, en caractères de huit millimètres, avec interlignes et alinéa! Le tout dans le but de mieux éclairer la Justice… et de faire monter le prix des charges!
Pendant que M. Atout et le philanthrope se rendaient au parquet pour obtenir les billets désirés, Maurice entra dans la salle des Pas-Perdus, où il trouva une foule d'avocats en robes, livrés à différentes occupations.
Il y avait d'abord les stagiaires qui entouraient de vieux praticiens chargés de leur enseigner les limites rigoureuses de la loi. La démonstration était facilitée par un immense tableau synoptique, renfermant la législation entière de la république des Intérêts-Unis. Des lignes coloriées, semblables à celles qui marquent, sur nos cartes géographiques, les conquêtes d'Alexandre ou l'invasion des barbares, indiquaient la marche de la probité. On voyait figurer les routes de traverse au moyen desquelles on tournait les articles trop formidables, les passages mal gardés qui permettaient d'échapper à la poursuite, les gorges peu fréquentées où l'on pouvait attendre un adversaire et l'assassiner légalement.
Une autre carte réglait l'honneur de l'avocat par numéro d'ordre. Il y apprenait comment il pouvait injurier et qui injurier; quand il pouvait mentir et pour qui mentir; à quel prix il devait s'échauffer, à quel plus haut prix s'irriter, à quel plus haut prix s'attendrir!
Il y avait ensuite les formules de défense.
S'agissait-il d'un cas de médecine légale, on parlait de l'incertitude des sciences! Fallait-il justifier un voleur, on le présentait comme une victime de la police! Voulait-on sauver un assassin, on le proclamait atteint de folie!
Quant aux mouvements d'éloquence, ils étaient invariables.
Si la cause exigeait de l'onction, on s'écriait:
«Mon client n'a rien à craindre, Messieurs, car il est entré ici enveloppé de son innocence comme d'une auréole.»
(Un geste indiquait la tête de l'accusé, qui croyait qu'on lui reprochait son bonnet et se découvrait.)
«Il a franchi le sanctuaire de la loi, gardé par l'humanité et la justice.»
(La main de l'avocat montrait les deux gendarmes placés à la porte.)
«Il a enfin devant lui la croix du Dieu de vérité, mort pour sauver tous les hommes.»
(L'avocat général s'inclinait avec respect.)
Cherchait-on, au contraire, le dramatique:
«Oui, mon client peut braver toutes les preuves!… S'il est vrai que sa main ait frappé, que le mort se lève pour l'accuser!»
(Ici une pose: le mort ne paraissait pas.)
«Qu'il se lève et qu'il crie:—Voilà mon assassin.»
(L'avocat se rasseyait, et les bonnes d'enfants se regardaient, convaincues de l'innocence du prévenu.)
Fallait-il de l'audace:
«Que si, malgré tant de preuves, la calomnie et la haine persistaient à poursuivre mon client, il ne résisterait point davantage! Sûr du jugement de la postérité, il présenterait tranquillement sa tête à ses ennemis!»
(Les écoliers qui faisaient partie de l'auditoire approuvaient par un geste.)
Voulait-on enfin du pathétique:
«Et après avoir convaincu vos esprits, Messieurs, j'en appellerai à vos cœurs. Songez au père de l'accusé, noble vieillard dont vous ne voudrez pas souiller les cheveux blancs!…»
(Tous les jurés chauves s'attendrissaient.)
«A sa mère, qui a veillé si longtemps sur son berceau!»
(Les pères de famille se mouchaient.)
«A ses enfants surtout, innocentes créatures auxquelles vous ne laisserez point pour seul héritage le déshonneur!»
(Émotion générale; les portières qui se trouvaient dans l'auditoire applaudissaient.)
Après les avocats stagiaires, occupés à recevoir cette instruction, venaient les avocats dont la réputation était déjà faite et la fortune en train de se faire, toujours parlant, toujours plaidant, même dans la conversation, mêlés aux grandes comme aux petites choses, indispensables partout et ne servant à rien nulle part. Ils avaient pour chefs de file ces vieux praticiens gorgés de places, d'honneurs et de richesses, vautours aux serres fatiguées qui ne pouvaient suffire aux proies qu'on leur offrait, et qui faisaient faire antichambre au plaideur avant de daigner le manger.
Les procureurs, mêlés à tous ces groupes, allaient de l'un à l'autre comme des pourvoyeurs chargés de leur fournir la nourriture; puis venaient les huissiers, rongeurs subalternes mangeant les miettes laissées par les maîtres.
Maurice se promena quelque temps au milieu de cette foule gaiement sinistre qui vivait de troubles, de crimes, de ruines, comme les médecins vivent de fièvres et d'ulcères: tristes docteurs de l'âme, toujours la main dans quelque plaie morale, et nourris par les malheureux ou par les fripons.
Il s'était insensiblement approché d'une salle où l'on rendait la justice, et, trouvant la porte ouverte, il entra.
Les murs étaient tapissés d'inscriptions empruntées aux articles du Code, et destinées à faire connaître les peines infligées à chaque faute. On pouvait aller étudier là le tarif de consommation de ses mauvais instincts; les sept péchés capitaux avaient leurs prix marqués en chiffres, comme les marchandises des magasins de nouveautés.
L'image du Christ, conservée par la tradition, apparaissait au milieu de ces sentences légales, le front meurtri et tristement penché. Près de ce flanc dont le sang avait coulé pour l'égalité des hommes, on lisait:
Les prévenus trop pauvres pour donner caution seront emprisonnés.
Et au-dessous de cette bouche qui avait proclamé la fraternité et la solidarité humaines étaient gravés ces mots:
Nous ne devons d'aliments qu'à nos ascendants et descendants directs jusqu'à la seconde génération!
Les juges avaient pour siéges des lits de repos garnis de coussins moelleux; la plume en était entretenue par les accusés, qui savaient devoir être jugés d'autant plus doucement que le tribunal se trouverait plus à l'aise. L'avocat général, au contraire, était assis sur un fauteuil dont les angles aigus excitaient chez lui une inquiétude et une irritation qui entretenaient son humeur agressive. Quant aux avocats, on avait suspendu devant leur banc un tarif de plaidoirie dont la vue les tenait en haleine.
Lorsque Maurice entra, la sellette des prévenus était occupée par un vieillard. C'était un paysan que l'âge avait courbé et dont les cheveux blancs tombaient sur une cape de coton écru en lambeaux. Le menton appuyé à ses deux mains, que soutenait un bâton de bambou, et les lèvres entr'ouvertes par ce vague sourire des vieillards, il tenait les yeux baissés vers un chien roulé à ses pieds, et qui, la tête à demi soulevée, le contemplait en agitant la queue. Il se faisait évidemment entre eux un de ces échanges d'amitié et de souvenir qui n'ont besoin, pour se poursuivre, que du regard et du sourire. Le vieux maître et le vieux serviteur s'entendaient.
Cette intimité était même l'objet des débats.
Trop faible et trop vieux pour vivre encore de son travail, le paysan avait dû recourir à la charité légale. Après cinquante années de fatigues, de probité et de patience, la société eût pu le laisser mourir au revers de quelque fossé, comme une bête de somme hors de service; mais la philanthropie était venue à son secours; elle lui avait ouvert un de ces asiles où l'on accorde gratuitement aux invalides du travail ce qu'il faut de paille et de pain noir pour faire attendre la mort.
Malheureusement le vieillard avait essayé de partager avec son chien, et l'administration s'y était opposée. On avait voulu enlever au paysan son compagnon, il avait résisté, et cette résistance l'amenait devant les Juges.
L'avocat général prit la parole pour l'administration.
Il fit d'abord l'énumération des services rendus par la Société humaine, dont il avait l'honneur d'être membre. Après avoir signalé le nombre toujours croissant de ses asiles comme un indice incontestable de la prospérité nationale, il annonça avec une haute satisfaction que la dépense occasionnée par leurs pensionnaires venait d'être réduite de moitié, grâce à un moyen aussi simple qu'ingénieux. Il avait suffi, pour cela, de leur retrancher une partie de la nourriture, de substituer des paillasses aux matelas, et de remplacer le calicot par de la grosse toile!
Mais ces améliorations devenaient inutiles si elles étaient combattues par la prodigalité de quelques privilégiés!… Et, se servant de cette transition pour arriver au chien du paysan, il s'écria que ce chien était un scandale humanitaire! Il calcula ce qu'il pouvait consommer en os rongés, en écuelles léchées, en miettes grugées, et trouva que le tout eût pu nourrir les trois cinquièmes d'un vieillard!
Puis, voyant les juges frappés de cet argument, il soutint que, puisque l'administration avait pris la charge et la tutelle du vieux paysan, elle avait droit de vendre son chien; que c'était une faible compensation de tant de sacrifices, un exemple indispensable pour la moralité et pour la dignité humaines. Il termina, enfin, en adjurant le tribunal de ne point encourager chez le pauvre ce luxe d'un compagnon inutile, et de l'accoutumer à manger seul la soupe économique de l'asile, assaisonnée par la sympathie des philanthropes, ses bienfaiteurs.
Après ce réquisitoire, que les magistrats avaient écouté avec une faveur visible, le président invita le vieillard à faire valoir ses moyens de défense; mais celui-ci ne parut point l'entendre et ne répondit rien. Les regards attachés sur le vieil ami qui se reposait à ses pieds, il semblait s'oublier dans une contemplation mélancolique.
Le chien comprit sans doute l'émotion de ce silence, car il se redressa lentement, regarda son maître de plus près, et fit entendre un de ces soupirs plaintifs qui semblent interroger.
Le paysan abaissa sa main ridée et la posa sur la tête joyeuse de l'animal.
«Tu as entendu, dit-il avec une tristesse tendre et sans regarder les juges; tu as entendu, n'est-ce pas? Il faut nous séparer. La république se ruinerait à te nourrir! Quelle raison donnerais-je, d'ailleurs, de te garder? Est-ce parce que depuis quinze années tu partages mon pain, mon eau et mon rayon de soleil? parce que je suis habitué à entendre à mes pieds le bruit de ton haleine? parce que tu es le dernier être vivant qui ait besoin de moi et qui m'aime? Ce qui ne sert qu'à nous aimer est inutile, ami! on vient de te le dire. Ah! si nous vivions dans un pays barbare, j'irais avec toi par les campagnes; je m'arrêterais aux portes des cabanes; et, en voyant mes cheveux blancs, les hommes se découvriraient, les enfants viendraient te caresser, les femmes nous donneraient le pain et le sel! Nous boirions tous deux aux fontaines courantes; nous dormirions à l'ombre des rochers, réchauffés l'un par l'autre; nous marcherions sur les fleurettes des sentiers, à travers les parfums des bois, les chansons des oiseaux et les gazouillements des sources!… Mais nous sommes sur une terre civilisée, et toutes les routes nous sont fermées. Attendrir les heureux est défendu, dormir sous le ciel est un crime. On nous a ôté les chances de la compassion avec les embarras de la liberté, et la bonté des hommes nous a ouvert une prison où l'on mesure à chacun de nous le pain, l'air et le jour. Toi, seulement, ami, il n'y a point de place pour toi! On peut manger, dormir; mais aimer! à quoi bon? Les règlements supposent-ils jamais que l'homme ait, entre la gorge et l'estomac, quelque chose qui s'appelle le cœur? Va, ami, je voulais te garder près de moi pour sentir qu'il m'en restait encore un; mais on te l'a dit: le règlement n'en passe pas! Cherche donc un nouveau maître, et puisse-t-il te faire oublier l'ancien!»
Le vieillard saisit, à ces mots, la tête du chien dans ses deux mains tremblantes, il la souleva sur sa poitrine, y appuya les lèvres et resta quelques instants immobile.
Quand il se leva, une petite larme roulait sur chaque joue à travers ses rides.
Maurice ne put retenir une exclamation d'attendrissement.
«Ah! laissez-lui son chien pour l'aimer!» s'écria-t-il involontairement.
Mais les juges s'étaient consultés pendant cet adieu muet du vieillard, et l'arrêt de séparation venait d'être prononcé.