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Le monde tel qu'il sera

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XV

Observatoire de Sans-Pair.—Comment M. de l'Empyrée aperçoit dans la lune ce qui se passe chez lui.—Réunion de toutes les Académies.—Utilité de la garde urbaine pour les droguistes, les passementiers et les marchands de vin.—Ce qu'il faut pour constituer des droits à un prix de vertu.

L'Observatoire de Sans-Pair était construit au milieu d'un vaste jardin, et sur une hauteur d'où sa vue embrassait l'horizon sans obstacle. C'était là que le grand astronome de Sans-Pair tenait le registre de l'état civil des corps célestes, constatant scrupuleusement leur âge, leurs alliances, leurs divorces et leurs morts. Mais, depuis ses dernières découvertes, la lune absorbait seule toute son attention. Il la cherchait le jour, il la contemplait la nuit, il en parlait éveillé et dans ses rêves! Jamais Endymion n'avait été si tendrement préoccupé de sa pâle amante.

M. Atout et ses hôtes le trouvèrent fixé à son immense télescope, dans une exaltation de joie inexprimable.

«Je les vois encore, disait-il à Blaguefort, qui se tenait debout derrière lui: ce sont les mêmes gens qu'hier!

—Qui donc? demanda l'académicien en s'approchant.

—Qui? répliqua Blaguefort ravi; pardieu! un couple d'amants lunaires que notre illustre ami observe depuis huit jours. Il a assisté à tous les préliminaires de la passion: signaux télégraphiques par les fenêtres, lettres échangées, murs franchis…

—Les voilà qui s'approchent, interrompit l'astronome. Oh! je distingue tout, sauf la figure de la femme, qui est voilée… C'est dans un grand jardin… avec un kiosque… et des allées de cocotiers… Les voilà qui vont s'asseoir sous un figuier.

—Ah! diable! l'arbre sous lequel notre première mère rencontra Satan! fit observer M. Atout.

—La femme a l'air d'être effrayée… reprit l'astronome, qui ne quittait point sa lunette… Elle regarde derrière elle…

—Est-ce qu'il y aurait des maris dans la lune? s'écria le commis voyageur. Pardieu! je comprends alors pourquoi elle affecte la forme symbolique du croissant.

—Attendez, interrompit M. de l'Empyrée, la femme se décide à s'asseoir…

—Bon…

Il lui prend la main…

—Et elle la laisse?…

—Non, elle résiste…

—Alors, c'est pour qu'il serre plus fort…

—Oui, il la presse contre son cœur…

—Ah! bah!…

Il tombe à genoux…

—Ah çà! mais tout se passe donc là-bas absolument comme chez nous? s'écria Blaguefort un peu étonné.

—Je crois qu'il doit y avoir, en effet, identité, interrompit en souriant Maurice, qui avait jusqu'alors tout observé sans rien dire.

—Pourquoi cela? demanda M. Atout.

—Parce que le télescope a repris sa position horizontale, et qu'au lieu d'être braqué sur la lune il regarde le jardin.»

M. de l'Empyrée recula d'un bond.

«Le jardin! répéta-t-il. Comment!… les cocotiers!… le kiosque!… le figuier!…

—Nous les avons sous les yeux!»

L'astronome regarda devant lui.

«C'est la vérité, dit-il; je n'avais jamais remarqué…»

Et se redressant tout à coup:

«Mais la femme, s'écria-t-il; la femme dont on vient d'écarter le voile!…»

Il se précipita vers le télescope, se baissa pour regarder, puis poussa un cri!… c'était madame de l'Empyrée! Ce qu'il cherchait dans le ciel se passait chez lui.

Il y eut un moment de trouble général. Blaguefort et M. Atout se regardaient; Maurice s'éloigna de quelques pas; M. de l'Empyrée s'était laissé tomber dans son fauteuil, pâle et effaré.

«Ce n'était pas notre satellite! balbutia-t-il enfin, atterré.

—C'était votre jardin! répliqua Blaguefort également stupéfait.

—Ce n'était pas une femme lunaire, reprit l'astronome.

—C'était votre femme, continua le commis voyageur.

—Tout cela se passait à quelques pas! continua le savant.

—Et nous avons formé une société pour des télégraphes trans-aériens!» acheva l'industriel.

M. de l'Empyrée porta les deux mains à son front.

«Ainsi, je n'ai rien découvert! s'écria-t-il avec désespoir.

—Permettez, interrompit Blaguefort, toujours le premier à retrouver son sang-froid; ce que vous avez vu n'est pas à dédaigner, et l'on peut en tirer parti. Je ne vous propose pas de mettre la chose en actions: le progrès des lumières ne nous a point encore amenés là; mais vous pouvez intenter une action judiciaire, exiger des dommages-intérêts.

—Quoi! pour?…

—Précisément.

—Mais qui les payera?

—L'homme lunaire que je viens de reconnaître, et qui est tout simplement notre ministre de la morale et des cultes, pour le moment hors de l'exercice de ses fonctions!

—Ah! le traître!

—Dites plutôt le malheureux. Vous pouvez lui réclamer ce que la loi appelle une prime de consolation: quelques centaines de mille francs.

—Avec lesquels je ferai perfectionner le télescope! s'écria M. de l'Empyrée. Vous avez raison; je veux profiter de mes avantages. Messieurs, vous venez tous de voir l'insulte; vous allez me suivre au parquet pour en rendre témoignage.»

Il s'était levé en cherchant sa canne et son chapeau. Maurice voulut en vain l'apaiser: l'idée des dommages et intérêts s'était emparée du savant. Il calculait d'avance tous les perfectionnements qu'il pourrait apporter à ses moyens d'exploration. Grâce à l'argent du ministre des cultes, il était sûr de savoir au juste, avant trois mois, si les maris de la lune avaient droit aux mêmes primes de consolation que ceux de la terre.

Ses visiteurs auraient été obligés de le suivre au palais de justice, où devait être reçue sa déclaration, si M. Atout ne se fût tout à coup rappelé la grande réunion annuelle de l'Institut de Sans-Pair, dont tous deux étaient membres, et qui avait lieu le matin même. Il ne restait que le temps nécessaire pour s'y rendre. M. de l'Empyrée se résigna donc à ajourner sa dénonciation, et accepta une place dans la voiture de l'académicien, tandis que Maurice et Marthe les suivaient dans le coupé volant de Blaguefort.

Ce dernier, qui avait remarqué le trouble des deux époux au moment de la découverte faite par l'astronome, prit soin de les rassurer.

«Nous ne sommes plus, dit-il, au temps où le mari trompé demandait la condamnation ou le sang du séducteur; aujourd'hui, il se contente de sa bourse. La trahison d'une femme est un désagrément compensé par les profits: aussi n'a-t-elle plus rien de honteux pour les maris; les revenus qui en proviennent sont comme des héritages indirects dont l'opulence rachète l'origine. Le moyen d'en vouloir longtemps à la femme qui vous a enrichi? Si les Juifs eussent connu les primes de consolation, loin de lapider l'épouse adultère, ils lui eussent élevé une statue à côté de celle du veau d'or. Les infidélités matrimoniales ne sont plus des questions de sentiment, mais d'arithmétique. A chaque nouvelle découverte, le mari achète une ferme avec son accident, ou place son malheur en viager. Tout cela se fait sans scandale, sans bruit, par simple jugement de première instance. On dit: Monsieur *** a été primé, comme on dirait qu'il a été nommé marguillier ou caporal de la garde nationale. C'est une chance qui peut vous enrichir sans aucune peine, et réaliser la fable de l'homme qui court longtemps en vain après la fortune, et la trouve au retour dans son lit! Pour être juste, du reste, il faut dire que nous tenons ce procédé de l'Angleterre, et que notre civilisation l'a seulement perfectionné.»

Les portes de l'Institut étaient gardées par une compagnie de gardes nationaux. C'était la première fois que Maurice apercevait cette milice urbaine, et il fut frappé de sa tenue.

On l'avait gratifiée des armes et des uniformes reconnus trop incommodes pour l'armée, comme ces enfants auxquels on abandonne de vieux ornements militaires avec lesquels ils jouent au soldat, entre leurs classes. Chaque grenadier citoyen portait un bonnet à poil de trois pieds pour se défendre des coups de soleil, une paire de bottes à l'écuyère, destinées à le garantir des engelures, et un caisson de munitions contenant de la pâte de guimauve ou des bâtons de sucre d'orge. A la place du sabre pendait un étui à lunettes.

«Vous voyez une de nos plus belles institutions, dit Blaguefort. La garde nationale de Sans-Pair s'est en tous temps couverte de gloire, comme le prouvent les décorations de ceux qui en font partie. Vous trouveriez à peine deux ou trois tambours qui n'ont point de croix, encore est-ce faute de protection. Elle est la gardienne de nos libertés, bien qu'il lui soit défendu d'avoir une opinion sous les armes, et le boulevard de l'ordre public, encore que la police soit faite par les municipaux. Elle ouvre d'ailleurs une légitime carrière à des ambitions qui, sans elle, ne trouveraient jamais l'occasion de se satisfaire. Tel droguiste patenté mourrait vierge de toute fonction publique, s'il n'obtenait de ses voisins le titre de sous-lieutenant en second; tel charcutier vendrait son fonds, privé de toute distinction sociale, si ses fonctions de caporal ne lui avaient valu trois décorations. La garde urbaine profite en outre à plusieurs industries nationales, telles que celles des cabaretiers, des marchands de blanc d'Espagne et de papier à dérouiller; elle entretient une population flottante d'enrhumés, de rhumatismants, de courbaturés, qui profite aux médecins et aux fabriques de réglisse; elle conserve enfin, dans le pays, un esprit militaire d'autant plus précieux à entretenir que l'on est décidé à ne s'en servir jamais. Quant aux services rendus par les citoyens armés, ils sont trop évidents et trop nombreux pour que j'aie besoin de vous les énumérer. Ils défendent d'abord toutes les portes, déjà défendues par la police ou l'armée; ils gardent les monuments publics, en dedans des grilles fermées; ils parcourent la ville chargés de leur caisson, de leur bonnet à poil, de leurs bottes à l'écuyère et de leur tromblon, afin d'arrêter à la course les voleurs, chargés de leur seule malice; ils servent enfin à orner de leurs bataillons les fêtes publiques, comme ces vignettes mobiles dont l'imprimeur encadre tour à tour les annonces de mariage et les billets d'enterrement.»

Les deux époux trouvèrent l'Institut de Sans-Pair établi dans une salle circulaire dont le public occupait les tribunes. Chaque académicien portait un caleçon brodé d'une guirlande de lauriers vert-pomme, et une épée suspendue à un ceinturon d'immortelles.

On commença par la réception d'un membre récemment admis à l'Académie du beau langage. Blaguefort apprit à Maurice que les nominations étaient le résultat d'un concours. Celui qui, dans un temps donné, faisait le plus grand nombre de visites, était préféré à ses concurrents; d'où il résultait que le titre le plus sûr pour réussir n'était point un beau livre, mais un bon équipage. Aussi le récipiendaire l'avait-il emporté sans peine. C'était un grand seigneur, dont les œuvres complètes se composaient de deux chansons, de trois lettres de premier de l'an et d'un madrigal.

Le secrétaire perpétuel, chargé d'expliquer pourquoi il se trouvait académicien, rappela la célébrité d'un de ses ancêtres, qui avait été général de cavalerie. Le grand seigneur répondit par l'éloge de son prédécesseur, contre lequel étaient faites ses deux chansons; puis on passa à la distribution des prix de vertu, appelés, selon un antique usage, prix Montyon.

Le rapporteur commença par expliquer à l'auditoire ce nom, dont l'origine se perdait dans la nuit des temps. Il lui apprit qu'il se composait primitivement de mont, hauteur, et de ione, pierre précieuse, d'où l'on avait fait mont-ione, et par corruption mont-yon, expression symbolique que l'on pouvait traduire par montagne précieuse, la vertu étant, en effet, ce qu'il y a de plus précieux et de plus élevé.

Vint ensuite le rapport sur les candidats couronnés par l'Académie. Le premier était un homme dont toute l'occupation avait été de secourir les pauvres de sa paroisse. Après les avoir habillés et nourris pendant vingt années, il se trouvait lui-même sans pain et sans vêtements. L'Académie, qui, par l'organe de son rapporteur, l'avait surnommé le saint Vincent de Paul de la république des Intérêts-Unis, lui accorda, à titre d'encouragement, trois livres de chocolat de santé et un caleçon d'honneur.

Le second candidat était un ouvrier qui, en sauvant une famille à travers les flammes, avait eu la tête broyée sous une poutre et venait d'être trépané. On le compara à Mucius Scévola, et on le gratifia d'un bonnet de coton orné d'une couronne de lauriers.

Un troisième (c'était une femme) avait perdu la vue en travaillant toutes les nuits pour faire vivre son ancien maître. On lui remit une paire de lunettes à l'estampille de l'Institut.

Un quatrième obtint des souliers d'honneur pour avoir successivement sauvé vingt-deux personnes qui se noyaient.

Enfin, plusieurs autres, plus ou moins appauvris ou estropiés par suite de leur dévouement, reçurent des gratifications qui varièrent depuis cinquante centimes jusqu'à dix francs.

On couronna également un soldat citoyen, inscrit depuis trente ans sans avoir manqué une seule fois à sa garde; un cocher arrivé à sa septième femme, et qui ne s'était jamais servi de son fouet qu'avec ses chevaux; un commis de la caisse d'épargne toujours poli, et un employé de la bibliothèque complaisant.

Ces deux derniers lauréats furent les seuls dont les vertus parurent invraisemblables, et qui excitèrent quelques murmures d'incrédulité.

On passa ensuite aux prix d'histoire, d'économie politique et de poésie.

En histoire, il s'agissait de décider qui avait eu le plus de génie, d'Annibal ou d'Alexandre (le programme décidant que ce devait être Alexandre).

Le secrétaire perpétuel déclara qu'aucun des concurrents n'avait traité la question comme il l'eût traitée lui-même, et que le prix était, en conséquence, remis à l'année suivante.

On avait également proposé aux économistes la question de savoir par quels moyens on pourrait améliorer le sort des classes les plus ignorantes et les plus pauvres.

Le rapporteur annonça que tous les candidats s'étaient fourvoyés en cherchant ces moyens, qui n'existaient pas, et que la question était retirée du concours.

Enfin, le sujet de poésie était la description du printemps, avec un épisode élégiaque sur la culture des pommes de terre primes.

La commission nommée pour juger les trois mille pièces envoyées fit savoir que tous les poëtes avaient décrit le printemps de leur pays au lieu de peindre le printemps absolu; et que la plupart étaient tombés dans de grandes erreurs au sujet de la culture des solanées. En conséquence, le prix était transformé en une mention honorable accordée à la pièce portant le no 940, laquelle pièce était sans nom d'auteur.

Ici, la séance fut suspendue. Une partie des immortels quitta la salle, et les marchands de limonade parurent dans les tribunes. Il y eut entre les voisins qui se connaissaient un échange de saluts et de politesses. On s'informa des absents, on parla des bals auxquels on était invité, du cours de la bourse, de l'épidémie régnante, de tout enfin, excepté de ce que l'on venait d'entendre. Ce fut seulement au bout d'une heure que la sonnette du président annonça la reprise de la séance.

Il s'agissait cette fois des communications faites par les différentes académies.

On lut d'abord un mémoire destiné à éclaircir si les rois pasteurs étaient noirs ou seulement brun foncé; puis une fable développant cette vérité profonde: «que le faible est plus souvent opprimé que le fort»; enfin une dissertation archéologique relative à l'éperon de François Ier.

Mais ce n'étaient là que les préludes de la séance, le lever du rideau destiné à faire attendre la grande pièce. Enfin, le bibliophile parut au pupitre avec le premier chapitre de son fameux Traité sur les mœurs de la France au dix-neuvième siècle. Cette lecture était annoncée depuis trois mois, et l'on en racontait d'avance des merveilles; aussi tous les auditeurs se penchèrent-ils vers le bord des tribunes; le silence s'établit plus complet, et l'académicien commença de cet accent solennel et cadencé qui constitue ce que les bourgeois nomment un bel organe.

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