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Le monde tel qu'il sera

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III

Extraction de voyageurs.—Auberges modèles.—Le verre d'eau de fontaine.—Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade accélérée, bateau sous-marin.—M. Blaguefort, commis-voyageur pour les nez, la librairie et les denrées coloniales.—Un prospectus d'entreprise industrielle de l'an trois mille.—Fâcheuse rencontre d'une baleine.—Leçon de M. Vertèbre sur les cétacés.—Destruction du bateau sous-marin.—Son extrait mortuaire.

Le convoi qui conduisait l'académicien et ses deux compagnons venait de s'arrêter au fond d'une sorte de précipice; sur leurs têtes apparaissait un coin de ciel barré par les bras d'une immense machine. M. Atout leur apprit qu'ils étaient arrivés à leur destination, et que chacune des villes sous lesquelles passait le chemin avait ainsi un puits d'extraction pour les voyageurs.

Leur wagon venait, en effet, d'être saisi par le grand bras de la machine, et commençait à monter rapidement, comme une banne de mineurs.

Lorsqu'ils atteignirent l'orifice du puits, mille cris éclatèrent à la fois, et une centaine d'hommes et d'enfants se précipitèrent vers les arrivants. Marthe crut qu'on voulait les mettre en pièces, et recula épouvantée jusqu'à M. Atout; mais ce dernier lui apprit que c'étaient les aubergistes et les commissionnaires du pays qui venaient offrir leurs services.

Les uns répandaient sur les voyageurs une pluie de cartes et d'adresses, d'autres tenaient des plateaux couverts de rafraîchissements, qu'ils voulaient leur faire accepter; quelques restaurateurs portaient d'immenses fourchettes garnies de volailles rôties, de côtelettes et de jambonneaux, qu'ils promenaient, au-dessus de la foule, comme un prospectus de leurs établissements. Il y avait, en outre, les brosseurs, les cireurs, les indicateurs, les porteurs, tous également acharnés à vous rendre service. Maurice n'avait pas fait six pas, qu'il s'était vu forcé d'accepter deux verres de limonade, et de livrer à trois commissionnaires sa canne, son foulard et son chapeau.

M. Atout lui faisait admirer cet empressement hospitalier, cette multiplicité de soins, cette abondance.

«Voyez, s'écriait-il, les bienfaits de la civilisation! Une population entière est aux ordres de chacun de nous; toutes les productions du monde viennent, pour ainsi dire, à notre rencontre; nous arrivons à peine, et déjà nos moindres besoins ont été prévenus; rien ne nous a manqué!»

Rien ne manquait, en effet, à Marthe et à Maurice, que de pouvoir respirer. Ils se réfugièrent dans la première hôtellerie qu'ils aperçurent, comme dans un lieu d'asile.

A la porte se tenait un concierge, portant hallebarde, qui leur fit trois saluts et les remit à un huissier à chaîne d'or, par lequel ils furent conduits à un valet de pied chargé d'ouvrir le salon.

C'était une immense galerie, dont le premier aspect éblouit les deux jeunes gens. Leur conducteur s'en aperçut et sourit.

«Vous voyez, dit-il, le triomphe de l'industrie; rien de ce que vous apercevez ici n'est ce qu'il paraît. Cette colonnade de marbre sculpté n'est que de la terre cuite; cette tapisserie de brocart, qu'un tissu de verre filé; ce parquet de bois de rose, qu'un carrelage en bitume colorié; le velours qui couvre ces sofas, que du caoutchouc perfectionné. Tout cela peut durer deux années, c'est-à-dire le temps nécessaire pour que l'hôtelier vende son établissement et se retire millionnaire.

Comme il achevait, arrivèrent les garçons de service. Tous avaient, imprimés sur leurs vêtements, les symboles de leurs attributions: l'un, des plats, des assiettes, des couverts; l'autre, des verres et des bouteilles; un troisième, des viandes, des poissons ou des fruits. Ils portaient, en outre, un collier au chiffre de l'aubergiste, qui servait à les faire reconnaître.

M. Atout engagea ses compagnons à déjeuner; mais, depuis tantôt douze siècles qu'ils ne mangeaient plus, tous deux en avaient perdu l'habitude. L'académicien, qui n'était point non plus en appétit, se contenta de demander un verre d'eau.

Le valet chargé de recueillir les demandes alla aussitôt à une petite bibliothèque et apporta un volume relié, sur lequel on lisait, gravé en lettres d'or:

CARTE DES EAUX
QUE L'ON TROUVE A L'HOTEL DES DEUX-MONDES.

  • 1o Eau de fontaine.
  • 2o Eau de puits.
  • 3o Eau de ruisseau.
  • 4o Eau de rivière.
  • 5o Eau de fleuve.
  • 6o Eau filtrée au charbon.
  • 7o Eau filtrée à la pierre.
  • 8o Eau filtrée au gravier.
  • 9o Eau…

Maurice s'arrêta, tourna une trentaine de feuilles, et vit que la carte allait jusqu'au no 366! L'hôtel des Deux Mondes avait autant d'espèces d'eaux qu'une année bissextile a de jours.

M. Atout en parcourut le catalogue avec soin, fit de savantes réflexions sur les eaux de différents crus, hésita, relut, hésita encore, et demanda enfin, après une longue délibération, de l'eau de fontaine!

La demande fut transmise par le valet des requêtes. Cinq minutes s'écoulèrent, puis un premier garçon apporta un plateau; encore cinq minutes, et un second garçon apporta une carafe; encore cinq minutes, et le troisième apporta un verre.

Le tout n'avait ainsi pris qu'un quart d'heure, grâce à la division de la main-d'œuvre.

Pendant que leur conducteur buvait, Marthe et Maurice voulurent s'approcher d'une fenêtre; mais le valet qui y était préposé les avertit qu'il fallait, pour cela, prendre un billet au bureau des points de vue! Ils refusèrent et voulurent s'avancer vers la porte; un autre garçon les avertit que, s'ils sortaient sans contre-marque, ils ne pourraient rentrer. Enfin, comme, dans leur embarras, ils allaient s'asseoir sur le sofa de pourtour, un troisième garçon leur fit observer poliment que ces places étaient d'un prix plus élevé.

Ainsi repoussés de partout, ils se hâtèrent de rejoindre l'académicien, qui venait d'achever son verre d'eau et avait demandé la carte.

Un domestique spécial parut bientôt, portant une magnifique feuille de papier vélin avec vignette, encadrement, cul-de-lampe et parafes embellis d'ombres portées.

Maurice lut par-dessus l'épaule de son conducteur:

Doit M.
Pour trois saluts du concierge à hallebarde 1 fr. 50
Pour l'huissier à chaîne d'or 2   »
Pour le valet de pied qui a ouvert la porte » 50
Pour loyer de la carte des eaux » 25
Pour un plateau » 30
Pour une carafe » 35
Pour un verre » 25
Pour eau de fontaine 5 »
Pour table et tabourets 4 »
Pour frais de service 2 »
Total 16 fr. 15

M. Atout fit remarquer que, grâce à cette comptabilité détaillée, on n'avait plus à s'occuper du pourboire des domestiques, paya les 16 fr. 15 c. et sortit.

Marthe se rappela involontairement l'Évangile, et il lui sembla que les hôteliers de l'île du Noir avaient trouvé moyen de réaliser sur la terre les promesses du Christ: le verre d'eau donné leur était payé au centuple.

Le conducteur des deux époux avait pris avec eux le chemin du port, où ils devaient s'embarquer pour l'île du Budget.

Lorsqu'ils y arrivèrent, les quais étaient couverts de voyageurs qui débarquaient ou qui allaient partir. On entendait crier:

Le paquebot du Japon!

L'estafette de la mer Rouge!

L'omnibus du Brésil, avec correspondance pour Terre-Neuve!

Et à ces cris la foule accourait. On voyait les buralistes distribuant leurs bulletins, et les facteurs pesant les marchandises. M. Atout fit remarquer à ses compagnons un estampilleur qui, le pinceau à la main, traçait sur la poitrine ou sur le dos de chaque passager le numéro imprimé sur ses paquets; moyen aussi simple qu'ingénieux d'établir la corrélation du voyageur et des bagages.

Enfin, ils arrivèrent à un embarcadère surmonté d'un écriteau, sur lequel était écrit:

Dorades accélérées de l'île du Noir à l'île du Budget, en cinquante-trois minutes.

«C'est ici,» dit M. Atout.

Nos voyageurs regardèrent devant eux sans rien voir.

«Vous cherchez le bateau? reprit le professeur en souriant; mais il est à sa place… à sa place de dorade.

—Comment! sous l'eau? interrompit Maurice.

—Sous l'eau! répéta M. Atout. On a cru longtemps que le propre d'un bateau était de flotter; mais de nouvelles recherches ont détrompé à cet égard. Aujourd'hui une partie de nos lignes de paquebots sont sous-marines, comme une partie de nos routes sont souterraines. Vous comprenez qu'il y a mêmes avantages dans les deux cas. Les dorades accélérées, naviguant sous les vagues, n'ont à craindre ni le vent, ni la foudre, ni les abordages, ni les pirates. Quant à leur construction, vous allez vous-même en juger.»

Il les conduisit alors à l'extrémité de l'embarcadère, où se trouvait une cloche à plongeur, par laquelle ils purent descendre au bateau sous-marin.

Sa forme avait été empruntée au poisson dont il portait le nom. C'était une immense dorade, dont la queue et les nageoires étaient mues par la vapeur. A la place des écailles brillaient plusieurs rangées de petites fenêtres, et l'air s'introduisait à l'intérieur par des conduits, dont l'extrémité flottait à la surface de la mer.

Les nouveaux venus avaient été précédés par une société nombreuse, de sorte que la dorade ne tarda pas à tracer sa route au milieu des flots.

M. Atout voulut profiter de ce moment pour préparer ses compagnons à la vue de la capitale des Intérêts-Unis; mais il fut interrompu, dès les premiers mots, par un voyageur qui venait de le reconnaître, et qui accourut à sa rencontre les bras ouverts.

«Eh! c'est M. Blaguefort, dit l'académicien en répondant aux empressements du nouveau venu avec une certaine supériorité protectrice; un de nos hommes d'affaires les plus répandus.»

Et, lui montrant de la main Marthe et Maurice:

«Je vous présente, continua-t-il, un couple des anciens temps…

—Les Parisiens d'Omnivore? interrompit Blaguefort, qui les avait déjà examinés; je les ai manqués de trois minutes. J'avais appris leur résurrection, et j'accourais pour offrir à leur propriétaire de les mettre en actions. J'aurais exploité cette entreprise avec celle des télégraphes lunaires! mais vous aviez déjà traité. Excellente affaire, Monsieur! vous pouvez gagner six mille pour cent.»

M. Atout fit observer qu'il ne s'agissait point d'une spéculation; que le réveil des deux époux devait seulement profiter à la science, et que c'était dans ce but qu'il les conduisait à l'île du Budget.

Blaguefort cligna de l'œil.

«Bien, bien, dit-il, vous avez un autre projet… Vous espérez tirer davantage. Mon Dieu! c'est votre droit… Vous comprenez que ce n'est pas moi qui irai vous élever une concurrence; d'autant que j'ai donné une nouvelle extension à mes affaires. Depuis que nous nous sommes rencontrés au cap de Bonne-Espérance, j'ai formé une société anonyme pour exploiter le brevet du docteur Naso! Vous savez, ce Péruvien qui vient d'inventer un corset orthopédique pour les nez déviés. Mais pardon: voici un voyageur à qui j'avais donné un prospectus et qui désire me parler.»

Un nouvel interlocuteur venait effectivement de s'approcher.

C'était un petit homme, tellement obèse que ses deux bras ressemblaient à des nageoires, et trottant avec des jambes si courtes qu'on eût dit un de ces poussahs de carton qui marchent sur leur ventre. Ses petits yeux, enfoncés dans la chair, semblaient des trous de faussets, et son nez, étranglé entre deux joues hémisphériques, faisait l'effet d'un pepin dans une orange de Malte.

Il salua du pied, n'ayant point assez de cou pour saluer de la tête.

«Magnifique découverte, Monsieur! dit-il d'une voix apoplectique, et en montrant le prospectus qu'agitait une de ses nageoires.

—Monsieur veut-il en essayer? demanda rapidement Blaguefort.

—Pourquoi pas? reprit l'homme-poussah avec un rire qui rappelait, à s'y méprendre, un accès de toux; pourquoi pas? J'ai toujours favorisé le progrès des arts…

—Comme nous le progrès des nez, Monsieur.

—Ainsi, vous parvenez réellement à accroître ou à diminuer leurs dimensions?

—Par le moyen d'un appareil approprié aux besoins du sujet. Monsieur peut voir, du reste, la lithographie jointe à notre prospectus. Grâce à notre corset orthonasique, chacun peut désormais choisir son nez, comme on choisissait autrefois son chapeau. Vous en avez là des modèles de toutes les formes, avec les prix en chiffres connus.»

Le petit homme retourna la feuille qu'il tenait à la main, et se mit à examiner une longue série de nez, dessinés en regard du tarif. Il hésita quelque temps entre les nez grecs et les nez retroussés; mais, sur l'observation de M. Blaguefort que ces derniers étaient mal portés, il se décida pour les autres.

L'homme d'affaires tira aussitôt de sa trousse un compas, prit les dimensions de l'espèce de verrue que l'appareil du docteur devait transformer en nez antique, et les inscrivit sur son carnet, avec le nom et l'adresse de l'acheteur.

Les deux époux apprirent ainsi que ce dernier arrivait d'Afrique, où il s'était rendu pour cause d'étisie, et que son embonpoint était le résultat d'un nouveau racahout des Arabes. Il en apportait la recette, vendue à la compagnie de l'Hygiène publique, qui l'avait attaché lui-même à l'entreprise en qualité de prospectus vivant.

Pendant qu'il donnait ces explications, M. Blaguefort avait aperçu à quelques pas un voyageur dont l'air et les cheveux longs semblaient annoncer un ecclésiastique. Il chercha vivement dans sa trousse des échantillons de reliques, de chapelets, de médailles, et, s'approchant d'un air souriant et modeste:

«Je ne crois pas me tromper, dit-il, en me permettant de supposer que monsieur a reçu l'ordination.

—En effet, répliqua le voyageur.

—J'en étais sûr, reprit Blaguefort avec onction; quand on approche les saints, il y a une voix intérieure qui vous avertit! Mais, puisque la Providence m'a fait rencontrer monsieur, j'ose espérer qu'il me permettra de lui offrir quelques objets destinés à l'édification des fidèles: ad majorem Dei gloriam

Et, prenant subitement la voix d'un commissaire-priseur, il continua, en présentant tour à tour chaque échantillon:

«Ceci est une relique de saint Loriquet, destinée à inspirer les vraies connaissances historiques! Nous ne les vendons que 50 centimes la douzaine, qui est de quatorze.

Ceci est une médaille dédiée aux saints protecteurs: elle met à l'abri des banqueroutes, de la garde nationale et autres infirmités terrestres. 1 fr. les sept-six.

Ceci est un chapelet…

—Un moment, Monsieur, interrompit le voyageur en cheveux longs, il y a méprise: je ne suis point prêtre catholique…

—Ah bah! s'écria Blaguefort, alors c'est à un ministre du saint Évangile que j'ai l'honneur de parler.»

Il rouvrit précipitamment sa trousse, y choisit une Bible, et reprit, avec l'air majestueux d'un maître d'école qui explique les neuf parties du discours:

«Prenez, car ceci est la loi universelle, le grand Verbe, le Dieu vivant! Là vous ne verrez que des règles sûres… bien que nous ayons ajouté les livres apocryphes. Vous y trouverez la recette du salut spirituel et temporel… avec le moyen de s'en servir. Le tout ne coûtant que 10 francs, compris le fermoir et l'étui!

—C'est, en effet, bien peu d'argent pour tant de choses, dit l'étranger en souriant, et, lorsque j'étais pasteur, j'aurais pu profiter du bon marché; mais depuis mes convictions ont pris une autre voie, et l'ancien ministre du saint Évangile s'est réfugié dans la philosophie…

—Vous êtes philosophe! interrompit Blaguefort, qui se frappa la cuisse; pardieu! j'aurais dû m'en douter: avec ce front vaste, ce regard penseur!… Eh bien, j'en suis ravi, Monsieur; moi aussi, je suis philosophe… philosophe pratique… et la preuve, c'est que je voyage pour la Société de l'extinction des croyances. J'ai là le règlement, et je suis autorisé à recevoir les souscriptions.»

Il avait cherché de nouveau dans la trousse, et il offrit à son interlocuteur une brochure au haut de laquelle une vignette représentait le génie de la vérité terrassant l'hydre de la superstition: le génie était le portrait du président de la société, et les têtes de l'hydre des têtes d'abbés.

Blaguefort laissa l'ex-pasteur examiner la brochure, et revint vers l'académicien.

Maurice ne put cacher son étonnement, et lui avoua qu'il venait de réaliser à ses yeux le beau idéal du commis voyageur.

«Ah! vous voulez me flatter, s'écria Blaguefort en riant; je me connais, allez! J'ai un défaut en affaires, un très grand défaut: je suis trop franc! Je ne sais point faire valoir mes articles, défendre mes avantages; mais, bah! j'aime la bonne foi antique, je veux que l'on puisse traiter avec moi sans précautions. Aussi on me connaît! Sucre, chocolat, soieries, miel, vins de Madère; on reçoit les yeux fermés tout ce que j'expédie; c'est ce que je veux: la confiance du public m'honore; elle constitue mon bénéfice le plus net et le plus sûr!»

Tout en parlant, l'homme d'affaires vidait sa trousse, afin de la remettre en ordre. Les regards de Maurice s'arrêtèrent sur un papier qui venait de s'entr'ouvrir; il lut:

Recette pour le chocolat pur caraque.—Prenez un tiers de haricots rouges, un tiers de sucre avarié, un tiers de suif; aromatisez le tout avec des écorces de cacao: vous aurez du chocolat de santé.

Recette pour le miel.—Prenez de la mélasse, de la farine de seigle; aromatisez avec de la fleur d'orange, composée de sels de zinc, de cuivre et de plomb: vous aurez du miel du mont Hymète.

Recette pour le sucre blanc.—Prenez de la poudre d'albâtre…

Maurice ne put continuer; Blaguefort, qui avait tout remis en ordre, reprit le papier et le plaça soigneusement avec ses effets de commerce; mais il aperçut, tout à coup, parmi ces derniers, une lettre qui parut réveiller en lui un souvenir oublié…

«A propos, je ne vous ai point dit, s'écria-t-il en se tournant vers M. Atout: la société pour les télégraphes trans-aériens vient d'être formée! L'année prochaine, nous serons en communication directe avec la lune.

—Avec la lune! s'écrièrent Marthe et Maurice stupéfaits.

—Les dernières expériences faites à l'observatoire de Sans-Pair ont rendu la chose possible, fit observer M. Atout. Grâce au télescope construit par M. de l'Empyrée, la lune s'est enfin laissé voir.

—Et bientôt elle se fera entendre! ajouta Blaguefort: car, grâce aux nouveaux télégraphes électriques, on pourra converser avec les lunaires aussi promptement et aussi facilement que je converse avec vous. J'ai là, du reste, le projet de prospectus qui m'a été adressé; je puis vous le faire connaître.»

Il déploya la lettre et en retira une feuille autographiée qui contenait ce qui suit:

Télégraphes trans-aériens.—Aux personnes qui ont des fonds à placer.—Capital social: dix millions.—Bénéfice assuré: dix milliards.

«Un événement qui surpasse en importance tous ceux qui ont renouvelé, jusqu'à ce jour, la face de la terre, vient de se produire au milieu de nous. Un de nos savants a subitement découvert un monde inconnu jusqu'à lui. Ce monde, c'est la lune!

«Une société s'est aussitôt formée pour l'exploitation de cette nouvelle conquête, dont il ne reste plus qu'à s'emparer. Toutes les mesures sont déjà prises pour la construction des télégraphes trans-aériens, qui doivent nous mettre en rapport avec la population lunaire, et faciliter, peu après, l'établissement d'une grande ligne de communication, construite à frais communs.

«Il résulte des observations faites par M. de l'Empyrée que la lune renferme des valeurs incalculables en carrières d'ardoises, terre à briques, gisements de granit, bancs de sable propres à bâtir, etc., etc., etc., etc. L'imagination recule devant les bénéfices que l'exploitation de pareilles richesses peut procurer. Aussi ne ferons-nous aucune promesse aux actionnaires: les plus modestes paraîtraient exagérées. Nous les avertirons seulement que, d'après des calculs exacts et consciencieux, l'intérêt de l'argent placé dans notre entreprise devra être, en terme moyen, de cinquante mille pour cent!

«Presque toutes les actions étant retenues à l'avance, nous ne pourrons accueillir les demandes que jusqu'au 30 du présent mois.»

Suivent les signatures.

La plupart des voyageurs s'étaient rassemblés autour de Blaguefort pendant cette lecture. L'annonce merveilleuse avait évidemment produit son effet. Les plus enthousiastes demandaient déjà les moyens de prendre un intérêt dans l'affaire. Blaguefort se proposa aussitôt pour intermédiaire, et se mit à distribuer des promesses de promesse d'action avec un droit de commission. Les voyageurs qui les avaient achetées passèrent dans les autres salles du bateau, où ils répétèrent la grande nouvelle, et négocièrent leurs coupons à deux cents pour cent de bénéfice. Maurice ne pouvait revenir de sa surprise, et M. Atout en prit occasion de faire un long discours sur les avantages de l'association et du crédit. Il en était à son douzième aphorisme d'économie politique, lorsqu'un choc terrible ébranla la dorade accélérée et lui fit perdre l'équilibre.

Les passagers épouvantés, s'étant élancés vers les fenêtres, aperçurent un immense cétacé endormi dans les profondeurs de l'Océan, et que le choc de la dorade avait réveillé: au moment même où les deux époux se penchèrent contre le vitrage, il venait de se retourner. Marthe eut à peine le temps de pousser un cri!… Le flot qui portait le bateau-poisson, attiré par l'aspiration du monstre, s'engloutit dans sa gueule entr'ouverte comme dans un abîme, et ne s'arrêta qu'au fond de l'estomac!

L'événement avait été trop rapide pour qu'on pût l'éviter, et, dans le premier instant qui suivit la catastrophe, les clameurs et les lamentations empêchèrent de s'entendre. L'équipage lui-même paraissait consterné. C'était la première fois qu'il avait à naviguer dans l'estomac d'une baleine, et le capitaine, quoique vieux marin, fut forcé d'avouer qu'il en ignorait complètement les débouquements.

Chacun dut en conséquence donner son avis; mais tous les moyens proposés paraissaient dangereux ou impraticables. Enfin on pensa au professeur de zoologie du Muséum, qui se trouvait par hasard à bord, et tout le monde se tourna vers lui:

«Laissez parler M. Vertèbre! s'écrièrent plusieurs voix; il peut nous donner un bon conseil, lui qui a étudié les baleines.»

M. Vertèbre se redressa.

«Je l'avoue, Messieurs, dit-il gravement; cet intéressant mammifère a été l'objet de mes observations spéciales, et, quoi qu'aient pu en dire mes adversaires, je crois avoir découvert le premier la véritable nature du lait dont il nourrit ses petits!…

La baleine, Messieurs, est un cétacé, nom qui vient du mot grec kêtos; il appartient à la famille du narval, du cachalot, du dauphin. C'est un grand mammifère plagiure, vivipare, pisciforme, portant deux pieds appelés nageoires, et respirant par des poumons…»

Il fut interrompu par un soubresaut inattendu. Les propulseurs du bateau-poisson, qui continuaient à se mouvoir, venaient d'effleurer les parois de l'estomac de la baleine, et y avaient déterminé une contraction qui ramena la dorade vers le canal alimentaire. Le mécanicien, voulant profiter de ce mouvement, lâcha toute sa vapeur, afin de forcer le passage, ce qui occasionna chez le monstre une nouvelle nausée, suivie d'un vomissement au milieu duquel le bateau se trouva rejeté au dehors.

Mais l'effort avait été si violent que la dorade alla frapper un rocher, où elle se brisa. Tous les voyageurs qui se trouvaient à l'avant furent broyés du choc, noyés dans la mer ou brûlés par les éclats de la machine.

Heureusement que l'arrière, où se tenaient Marthe et Maurice, eut moins à souffrir. La plupart des passagers échappèrent au désastre et furent recueillis par les habitants de la côte, accourus au bruit de l'explosion.

Enfin, lorsqu'ils eurent assez repris leurs sens pour regarder autour d'eux, ils reconnurent que le cétacé avait eu la délicate attention de ne les point détourner de leur route, et qu'ils se trouvaient dans les faubourgs mêmes de Sans-Pair, c'est-à-dire seulement à quinze lieues de la ville.

Le fonctionnaire chargé du registre de l'état civil des machines fut aussitôt averti. Il arriva pour constater le désastre, et dressa l'acte suivant, imprimé d'avance, et dont il n'eut qu'à remplir les blancs.

SANS-PAIR.—ÉTAT CIVIL DES MACHINES

ACTE MORTUAIRE.

Nous, soussigné, déclarons que:

La machine Dorade accélérée, no 7,
Née à l'île du Noir,
Agée de dix-huit mois,
Valant quatre cent mille francs,
A péri par accident de baleine.

Aujourd'hui 17 mai 3000.

LE COMMISSAIRE,
NETTEMENT.

Ci-joint le procès-verbal.

Quant aux voyageurs qui avaient péri, comme pour constater leur décès il eût fallu s'informer de leurs noms, de leurs professions, de leur âge, le commissaire s'en abstint, en vertu du principe constitutionnel qui déclare que la vie privée doit être murée.

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