Le monde tel qu'il sera
XXI
L'âme humaine est ainsi faite, que la difficulté seule peut entretenir son ardeur. Passionnée pour le bien le plus futile s'il menace de lui échapper, elle reste indifférente à tout ce qu'elle obtient sans recherche et sans sacrifice. On aspire de toutes les forces de son désir à l'éloge qu'il faut arracher, tandis que l'on reçoit avec indifférence la lettre d'un admirateur inconnu; on achète avec empressement les livres de l'écrivain que l'on n'a jamais vu, et, le jour où il vous les apporte, on cesse de les lire. On songe longtemps aux moyens de se présenter chez un voisin, et, s'il fait le premier une visite, on se met vite sur la réserve. Il suffit de voir tous les jours l'homme que l'on estime pour n'y plus penser. Quand on le rencontrait une fois par année, on s'informait de ses projets, de ses travaux, de ses idées; maintenant, on ne s'informe de rien; il est entré dans le cercle de nos habitudes, il a cessé d'être un but, nous ne le regardons plus!
Étrange nature! nous ne poursuivons que ce qui nous échappe, nous n'aimons que ce qui nous repousse, et tout ce qui vient nous chercher éveille à l'instant notre indifférence!
M. Atout faisait ces réflexions devant son bureau couvert de volumes dont les feuilles n'étaient point encore coupées, bien que les auteurs les eussent apportés eux-mêmes; de journaux gratuits encore enveloppés de leurs bandes, et de paquets affranchis qui n'avaient point été décachetés.
Au début de la carrière, ces hommages publics eussent enivré le futur académicien; mais, depuis, l'habitude l'avait blasé sur ces pots-de-vin de la gloire; aussi les recevait-il avec une nonchalance dédaigneuse. Ce qu'il y voyait de plus clair était la nécessité de répondre aux trois cents envois qui encombraient son bureau.
Car M. Atout savait que l'exactitude était la politesse des gens de lettres comme des rois, et il répondait toujours. Il avait pour cela trois modèles d'épîtres sténographiées, auxquelles il ne restait qu'à mettre l'adresse.
S'agissait-il, par exemple, d'un volume de poésies envoyé avec une lettre extatique, il prenait le modèle numéro 1, ainsi conçu:
«Monsieur,«Vous avez une lyre dans le cœur! J'ai lu (ici le titre du livre) avec des émotions toujours renouvelées. La muse qui l'a dicté ressemble à ces oiseaux des autres latitudes qui nichent dans les grandes herbes, chantent dans le feuillage des bois et planent dans les nuées.
«Continuez, Monsieur, et tout ce qu'une indulgence bienveillante vous fait penser de moi, l'avenir le dira un jour plus justement de vous-même.»
Était-il, au contraire, question d'une publication périodique, le modèle numéro 2 venait naturellement:
«Monsieur,«Vous avez un glaive dans l'esprit. J'ai lu avec un intérêt palpitant votre (le nom de la publication). Les arguments que vous employez ressemblent à ces armes qui frappent également par les deux tranchants et par la pointe.
«Continuez, Monsieur, et tout le bien que vous pensez de mes ouvrages, la République entière le dira un jour à meilleur droit de votre journal.»
Fallait-il, enfin, répondre à l'envoi d'un manuscrit, c'était le cas d'avoir recours au modèle numéro 3:
«Monsieur,«Vous avez un orchestre dans l'imagination. J'ai lu avec une avidité ravie votre (ici le titre du manuscrit). Les conceptions de votre génie ressemblent à ces symphonies où l'on entend successivement tous les accents et tous les tons.
«Continuez, Monsieur, et l'attention que le public accorde, dites-vous, à ma voix, se reportera tout entière, et avec plus de raison, sur la vôtre.»
L'envoi journalier de ces lettres avait prodigieusement accru la popularité de l'académicien. Tous les gens auxquels il reconnaissait du génie se faisaient naturellement les prôneurs de son discernement. Comment ne pas soutenir une célébrité qui nous écrit? Ne devenons-nous point quelque chose dans sa gloire? Plus il est illustre, plus son suffrage honore: nous le transformerions en grand homme, ne fût-ce que pour augmenter le prix de ses autographes.
M. Atout le savait et ne négligeait aucun de ces moyens de renommée, car il en est de celle-ci comme de toute chose humaine: le hasard la sème, l'habileté seule la fait grandir. Aussi beaucoup de gens peuvent-ils se faire une réputation, mais peu connaissent l'art de la cultiver. Il faut, pour cela, l'adresse qui prépare, la persistance qui fonde, l'égoïsme qui affermit. Il faut surtout beaucoup de vanité et peu d'orgueil: car, si la vanité est une voile que nous enflons nous-même et qui nous pousse, l'orgueil est une ancre rigide et tenace sur laquelle nous restons immobile. Flattez s'il le faut, pliez au besoin; mais montrez-vous partout; ayez de vous-même l'opinion que vous voulez en donner aux autres: l'homme est imitateur jusque dans ses sensations. L'estime que vous montrerez pour votre propre mérite sera toujours plus ou moins contagieuse. Gardez-vous seulement de justifier trop sérieusement vos prétentions. Notre admiration ne veut point être forcée; on peut l'obtenir de nous par faveur, difficilement comme droit. Chaque homme est toujours plus ou moins de la famille de Thémistocle, les trophées de Miltiade l'empêchent de dormir.
Évitez donc de la multiplier; n'imitez point ces glorieux insatiables que l'on aperçoit toujours dans l'arène, frottés d'huile et le ceste à la main. Contentez-vous de faire valoir le passé; prenez rang parmi ces ducs et pairs de la gloire, qui sont beaucoup aujourd'hui pour avoir été autrefois quelque chose. De cette manière, on vous acceptera comme une sorte d'illustration posthume que tout le monde honore, parce qu'elle ne porte ombrage à personne; votre paresse sera de la sobriété, votre stérilité de la discrétion; on vous tiendra à honneur tout ce que vous ne ferez point, et vous appartiendrez à cette phalange d'artistes sérieux qui prouvent leur valeur en se taisant.
Nous avons déjà dit comment cette méthode avait réussi à M. Atout, qui occupait la plus haute position littéraire des Intérêts-Unis sans rien écrire, et tenait le premier rang parmi les professeurs sans rien professer. Aussi était-il bien résolu à persévérer dans une voie qui lui permettait d'arriver sans marcher. Il se hâta donc d'achever sa correspondance habituelle, puis, se rappelant son hôte, il monta à son appartement.
Il le trouva un livre à la main, et se pencha pour voir le titre.
«Que tenez-vous là? dit-il; les fastes de la Convention française?
—Oui, répondit Maurice, je relisais l'histoire de ces stoïques audacieux, dont les moindres mouraient comme Socrate. Je comptais les sacrifices muets de ce peuple de Decius, et je trouvais le secret de tant de simplicité et de grandeur dans un seul mot: LA FOI!»
L'académicien hocha la tête.
«En effet, dit-il d'un air capable, c'était alors le puissant mobile, l'âme immortelle du corps social; mais le temps a éclairé les hommes; nous avons perfectionné le patriotisme, et nous l'avons rendu plus facile. Votre moteur ressemblait à la vapeur, puissance irrésistible, mais difficile à conduire; les explosions amenaient toujours quelques désastres; aussi lui avons-nous substitué une force plus aimable, plus docile, et non moins irrésistible.
—Vous la nommez?
—L'intérêt. Notre constitution a été si heureusement combinée que les devoirs du citoyen se sont trouvés réduits à l'obligation de rechercher en tout son propre avantage. Votre gouvernement constitutionnel contenait, du reste, les germes de cette merveilleuse réforme; germes cachés, souterrains, honteux, que nous avons habilement arrosés de légalité pour les développer et leur donner place au soleil. Aussi, aujourd'hui, le système politique des Intérêts-Unis répond-il à tous les besoins de l'homme vraiment civilisé.
Il se compose de quatre pouvoirs qui résument les principes sociaux de l'époque.
En tête se trouve le président de la République ou l'impeccable, ainsi nommé parce qu'il ne peut mal faire, et qui ne peut mal faire parce qu'il ne fait rien. L'impeccable n'est, en effet, ni un homme, ni une femme, ni un enfant, mais ce que nous appelons une fiction gouvernementale: il se compose d'un fauteuil vide sous un baldaquin! Ce fauteuil est le chef légitime du gouvernement. Les ministres ne peuvent parler qu'en son nom, et leurs déclarations politiques sont appelées discours du fauteuil.
Cette heureuse conception nous a ainsi débarrassés de l'embarras de choisir un président temporaire et des inconvénients du pouvoir transmis par l'hérédité. Quand le chef de l'État vieillit, on appelle un tapissier pour le remettre à neuf, et une douzaine de clous suffisent pour restaurer l'ordre de choses. De plus, point de cour, de liste civile. Toute la maison présidentale se réduit à une brosse et à un plumeau. Nous n'avons ni filles à doter, ni fils à marier. Nous ne pouvons craindre ni coups d'État, ni usurpations, un fauteuil étant forcément condamné au statu quo. Enfin, comme il ne peut rien exécuter, nous lui avons abandonné avec confiance le pouvoir exécutif.
La seconde autorité de l'État est la Chambre des envoyés, nommée par tous ceux qui dorment sur des sommiers élastiques et boivent du vin vieux.
Le législateur a, en effet, pensé que tout citoyen bien couché et bien nourri devait être un homme ami du bon ordre, c'est-à-dire de sa table et de son lit, et qu'il avait nécessairement de lumières tout ce qu'il en fallait pour ne pas vouloir en donner une part aux consommateurs de paille et de pain noir.
Cependant, comme il pourrait se trouver, par hasard, dans la Chambre des envoyés certains brouillons assez égoïstes pour préférer leurs idées à leurs intérêts, on leur a opposé la Chambre des valétudinaires, composée de gens que le mouvement inquiète et que le bruit fatigue. Pour y être admis, il faut prouver qu'on est ou sourd, ou aveugle, ou goutteux, ou asthmatique; ceux qui réunissent plusieurs infirmités ont la préférence; cependant, avec un peu de protection, l'entêtement et l'ignorance peuvent suffire.
Le quatrième pouvoir, enfin, est composé des banquiers, qui se sont faits les intendants de la République, lui prêtent à la petite semaine, et se chargent de passer les revenus publics par un crible qui ne laisse tomber que les petites pièces et retient toutes les grosses. L'État a insensiblement mis en gage entre leurs mains la terre, les fleuves, les mers, les mines souterraines et les transports aériens; si bien qu'ils seraient les maîtres de tout, si le fauteuil et les deux chambres n'étaient là; mais leur pouvoir entrave celui des banquiers, qui, à son tour, entrave le leur. Car là est le sublime de notre organisation politique: tout se compense et se pondère. Le char de l'État ressemble exactement à celui que l'on a découvert sur les débris de l'arc de triomphe du Carrousel, à Paris: tiré en sens inverse par quatre chevaux de forces égales, il reste nécessairement en place, ce qui l'empêche de se heurter aux bornes ou de tomber dans les ornières.
—Mais non d'être écartelé, dit Maurice; et, tôt ou tard, le char se disloquera.
—Si nous n'avions pas une cheville magique qui consolide tout, fit observer l'académicien.
—Et quelle est-elle?
—La peur! Autrefois on mettait de la passion dans la politique, mais aujourd'hui le progrès des lumières a fait disparaître ces hommes de petite vertu qui tenaient à leurs idées, et qui voulaient à tout prix le triomphe de ce qu'ils regardaient comme la vérité! On ne croit pas plus à ce que l'on défend qu'à ce qu'on attaque. Les opinions sont des logements à loyer dont on déménage dès qu'on en trouve un meilleur. Aussi les luttes ont-elles plus d'apparence que de réalité: on se combat comme au théâtre, en ayant soin de ne pas se blesser, et seulement pour occuper la galerie. Nul ne porte de coups dangereux, de peur d'en recevoir; les adversaires d'aujourd'hui seront nos alliés de demain; la cocarde que nous sifflons, celle que nous porterons à notre chapeau; cette prévision tient lieu d'indulgence, et, si chacun tire d'un côté différent, c'est avec la modération d'un coursier de fiacre payé à l'heure.
—Alors je comprends, dit Maurice, vous êtes à l'abri des fièvres politiques. Mais qui vous sauvera de l'indifférence?
—Toujours la constitution, répondit M. Atout. Croyez-vous que nous en soyons au temps où l'on demandait aux électeurs de payer leurs députés? Nous avons compris ce qu'une pareille prétention avait de décourageant pour le zèle électoral, et nous l'avons retournée. Aujourd'hui, c'est le député qui paye l'électeur! Chaque nomination est soumise à la criée publique, les candidats présentent leurs soumissions, et la place reste au dernier enchérisseur. De cette manière, plus de piéges, plus d'intrigues; chacun débat ses conditions et sait ce qu'il a. Aussi faut-il voir l'empressement des électeurs! Quelques-uns se sont fait porter mourants jusqu'aux urnes du scrutin pour déposer leurs votes et en recevoir le prix. Grand exemple de l'énergie de cette vie politique qu'entretiennent des institutions fondées sur le seul principe, vraiment social, le dévouement à soi-même. Du reste, j'ai là sur moi la dernière circulaire de M. Banqman, qui vous fera apprécier, mieux que toutes mes explications, les avantages de notre système.»
M. Atout chercha dans ses poches et en tira une large feuille imprimée qu'il remit à son hôte.
M. Banqman, candidat pour la députation, aux électeurs du quartier B de la ville de Sans-Pair.
«Messieurs,«Si j'avais obéi à mes goûts, vous ne me verriez point aujourd'hui solliciter vos suffrages; content d'une position honorée et confortable, je continuerais à en jouir, loin des agitations de la politique; mais les sollicitations de mes amis ont fait violence à mes inclinations, et m'ont décidé à venir réclamer la députation.
«Mes opinions sont connues, Messieurs; je désire le bonheur de tous les citoyens de la République, et je veux tout ce qui peut assurer ce bonheur. Je voterai toujours pour le bien et pour la vérité; je n'adopterai que le parti qui aura raison, je n'attaquerai que celui qui aura tort; je ne soutiendrai les ministres qu'autant qu'ils se soutiendront eux-mêmes, et, s'ils tombent, je me rappellerai que la voix du peuple est la voix de Dieu.
«Voilà pour mes idées gouvernementales. Quant aux droits que je puis avoir à votre confiance, les voici:
«Je gagne, année moyenne, trois millions cinquante mille francs, ce qui doit vous faire comprendre que je suis un homme d'ordre.
«J'ai toujours refusé de prendre des associés et de me marier, le tout par amour de la liberté.
«Je fabrique des moules de boutons pour tous les âges et pour toutes les classes, ce qui témoigne de mon respect pour l'égalité.
«Enfin, dans tous mes rapports à la Société humaine, j'ai appelé les hommes mes semblables, expression qui prouve mes croyances à la fraternité.
«Maintenant, s'il faut en venir à ma profession de foi, je ne serai pas moins explicite.
«Je déclare d'abord m'engager à une distribution de moules de boutons de déchet à tous les pauvres du quartier.
«Je donnerai dans l'année six bals et douze dîners, où seront invités tous les électeurs qui m'auront accordé leurs voix.
«Ceux qui pourront réunir dix votes en ma faveur auront droit à une gratification de la valeur de mille francs, payable en rognures de corne de ma fabrique, en petite bière de la brasserie projetée à Noukaïva, ou en actions pour les télégraphes aériens.
«Ceux qui m'apporteront quinze votes auront de plus une médaille en bronze avec la boîte en faux maroquin.
«Enfin, quiconque me procurera vingt voix percevra une rente perpétuelle de deux litres de potage à la gélatine, qu'il pourra faire prendre, tous les matins, à la compagnie hollandaise du Kamtschatka.
«Je ferai distribuer en outre à mes clients, au moment du scrutin, des billets portant mon nom, et dans lesquels se trouvera enveloppée une pièce de cent sous, pour leur donner plus de poids. Chacun mettra le billet dans l'urne et la pièce dans sa poche.
«J'ose espérer, Messieurs, que la franchise de ces explications me conciliera vos suffrages, et que je pourrai bientôt porter à la tribune nationale l'expression de vos souhaits et de vos besoins.
«Banqman.»
«Et cette circulaire a réussi près des électeurs? demanda Maurice après avoir lu.
—Si bien réussi que Banqman est maintenant un des membres les plus influents à la Chambre des envoyés, répliqua M. Atout, et qu'il doit adresser au ministère, ce matin même, des interpellations foudroyantes.
—Il combat donc le ministère?
—Depuis que ce dernier a autorisé l'introduction des crochets étrangers, qui menacent de faire tomber la fabrication des boutons.
—Et pourrait-on assister à cette séance?
—Je venais vous proposer d'y aller ensemble.»
Maurice accepta avec empressement, et milady Ennui, qui entra dans ce moment avec Marthe, déclara qu'elle les accompagnerait.
Les débats de la Chambre des envoyés étaient publics, c'est-à-dire qu'on ne pouvait y entrer qu'avec des billets. M. Atout connaissait heureusement l'ambassadeur du Congo, et obtint, par son entremise, l'entrée de la tribune diplomatique.
Milady Ennui, heureuse d'étaler son corset mécanique sur les premiers bancs, s'appuya à la galerie en lorgnant, tandis que M. Atout expliquait au couple étranger la politique de Sans-Pair.
«Celui que vous voyez vis-à-vis de vous, dit-il, occupé à examiner des colonnes de chiffres, a pris pour spécialité d'éplucher le budget; il passe ses journées à refaire les additions des comptables et à chercher des réductions. Il a proposé, à la dernière session, treize millions d'économies, sur lesquels la Chambre lui a accordé vingt et un francs trente centimes. Un peu plus loin se trouve un de nos confrères, qui s'est fait recevoir à l'Académie comme homme politique, et à la Chambre comme littérateur. Il refait tous les ans un discours contre les auteurs contemporains, qui ont le tort de ne lui avoir point laissé une place, et un second en faveur du ministère, qui lui en a accordé sept. A ses côtés siége le général Pataquès, connu par son éloquence mêlée d'oripeaux militaires, de cliquetis de sabres et de lazzis de chambrée. Le vieil homme qui se promène là-bas est le fameux Tacitus, espèce de Montesquieu en raccourci, qui a acquis la réputation d'excellent citoyen en s'abstenant, et de penseur profond en déchirant ses collègues. Derrière lui cause un ancien légiste, M. Format, qui regarde le gouvernement de l'État comme une affaire de procédure, et qui laisserait vendre la République, pourvu qu'elle fût vendue selon le code. Son interlocuteur, milord Grave, est un ancien ministre, qui a le premier introduit l'austérité dans la corruption. De l'autre côté se promène le docteur Traverse, qui parle pour le gouvernement populaire, dont il ne veut pas, afin de ramener la monarchie, que tout le monde repousse. Enfin, voici, au pied de la tribune, M. Omnivore, défenseur des intérêts positifs de la République, pourvu que ces intérêts soient les siens. Tous ces députés sont les chefs d'autant de partis, qui tâchent de s'entendre quand ils ne peuvent pas s'étrangler.
Le plus nombreux de tous est celui des équilibristes, composé des gens qui savent se maintenir sous tous les ministères, et dont l'opinion se résout en un bordereau d'appointements. On les appelle aussi conservateurs, vu l'ardeur qu'ils mettent à conserver leurs places, leurs fournitures et leurs pensions.
Ils ont pour adversaire le parti des aspirants, comprenant tous ceux qui ont été ministres ou qui comptent le devenir.
Entre eux flottent les indépendants, dont la politique ressemble à la marche d'un homme ivre, et qui, lorsqu'ils ont penché à gauche, se retournent brusquement à droite, uniquement pour prouver qu'ils ne suivent pas de chemin.
Enfin viennent une douzaine de factions, tantôt séparées, tantôt unies, espèce d'appoints parlementaires qui servent à déplacer les majorités, et grâce auxquelles la Chambre contredit aujourd'hui ses décisions d'hier.»
Ici, l'académicien fut interrompu par le son d'une trompette qui jouait l'air connu:
M. Atout apprit à Maurice que ce signal annonçait l'ouverture de la séance. On avait ingénieusement substitué le clairon à la sonnette, comme plus facile à entendre dans le tumulte, et pouvant épargner au président tous frais d'éloquence. Ses avertissements se traduisaient en airs connus. Voulait-il, par exemple, rappeler à l'ordre un député de l'opposition, il jouait le refrain de la romance:
S'agissait-il d'annoncer que le ministre de l'instruction publique allait prendre la parole, il jouait en mineur:
Était-il question de mettre aux voix le budget, il l'annonçait au moyen de l'air:
Fallait-il, enfin, demander un congé pour un maréchal rejoignant son gouvernement, il jouait:
Au signal qu'il venait de donner, les députés se dirigèrent vers leurs places, et un orateur monta à la tribune pour leur donner le temps de s'asseoir et de se moucher. Maurice reconnut M. Omnivore. M. Atout lui dit qu'il y avait ainsi, à la Chambre, une dizaine de comparses chargés du lever de rideau, et remplissant l'office du verre d'absinthe que l'on accepte avant le dîner, non parce qu'on l'aime, mais parce qu'il donne envie de prendre autre chose.
Ils furent remplacés par des orateurs d'un crédit médiocre; c'étaient le potage et les hors-d'œuvre.
Enfin, il y eut un silence; le festin parlementaire allait commencer; M. Banqman venait de paraître à la tribune.
L'illustre fabricant avait le menton rentré au fond de sa cravate et la main droite dans son jabot, indice évident de profondeur. Il promena quelque temps ses regards sur l'assemblée, avança lentement la main gauche, et commença d'une voix qui tenait à la fois du trombone et du bonnet chinois:
«Messieurs,«Quelque résolu que puisse être un homme politique à accomplir son devoir, il est des circonstances où cet accomplissement devient pour lui une douloureuse épreuve, et où il doit envier le sort des citoyens sans responsabilité, qui subordonnent leurs convictions à leurs sympathies, et accordent aux amis qu'ils ne peuvent continuer à approuver la faveur de leur silence! Malheureusement, telle n'est point notre position. Chargé d'une mission publique, nous devons à nos commettants, nous nous devons à nous-même, de déclarer notre pensée tout entière. Longtemps nous avons attendu, dans l'espoir que les faits éclaireraient ceux qui nous gouvernent; mais notre attente a été vaine, la prolonger est impossible. Le salut de la République doit être la grande loi, et, nous le déclarons hautement, la main sur le cœur, le moment est venu de la perdre ou de la sauver.
(Murmures au centre; applaudissements aux extrémités; longue agitation; l'orateur boit un verre d'eau sucrée.)
«Oui, Messieurs, jamais la situation ne fut plus inquiétante pour le présent, plus dangereuse pour l'avenir!
«Que nous regardions à l'intérieur ou à l'extérieur, tout nous épouvante également. La République nous fait l'effet d'une machine conduite par des mains inhabiles, et qui, contrariée dans ses mouvements, s'ébranle, fait crier ses rouages et menace d'éclater!
(Profonde sensation.)
«Et c'est dans une pareille situation qu'on parle d'imposer à la nation de nouvelles charges! On nous demande un crédit de deux cents millions, en répétant que c'est un vote de confiance. De confiance, soit, Messieurs; mais voyons d'abord si l'on a fait quelque chose pour la mériter.
(Mouvements en sens divers. L'orateur, qui va s'échauffant, boit un second verre d'eau sucrée.)
«Je pourrais multiplier les critiques, Messieurs, mais je veux faire preuve de modération. Je ne reviendrai point sur ce qui a été tant de fois et si justement reproché au pouvoir; je me contenterai d'examiner un seul de ses actes, le plus récent. Il suffira, d'ailleurs, pour nous donner la mesure de l'habileté, du tact et de la justice des hommes qui sont à la tête du gouvernement!
«Quand je parle ainsi, Messieurs, vous comprenez que mes attaques s'adressent à ceux qui peuvent me répondre, aux ministres ici présents, seuls répréhensibles et responsables. Il est un nom qui doit rester en dehors de toutes nos discussions; mes remarques ne peuvent donc franchir la sphère inviolable où le chef de l'État demeure, quoi qu'il arrive, calme et impeccable.
(Approbation générale.)
«Mais les agents de son administration sont soumis à notre surveillance, et la constitution nous permet d'apprécier leurs actes.
(L'attention redouble.)
«Quand j'ai annoncé que je n'en examinerai qu'un seul, tout le monde a compris, sans doute, que je voulais parler de la suppression des trois paires de gants fournies par la République à ses défenseurs, suppression qui a porté la désorganisation dans l'armée entière.
Le général Pataquès: Oui, c'est une idée de pékin.
Plusieurs voix d'avocats: Pékin! c'est une insulte à la Chambre.
Un ancien apothicaire: C'est indécent.
Les bourgeois en masse: A l'ordre! à l'ordre!
(Le général Pataquès met son chapeau de travers, incline le torse sur la hanche gauche et passe ses moustaches par-dessus ses oreilles; les cris redoublent; le président fait entendre l'air:
Le général se rassied et le tumulte s'apaise; l'orateur reprend:)
«Cette suppression déplorable, Messieurs, on doit penser qu'ils l'ont au moins effectuée régulièrement, sans violer les prérogatives des Chambres; qu'ils n'ont pas joint l'illégalité à l'ignorance! Eh bien! je le dis avec douleur, mais je dois le dire, cette mesure capitale a été prise par ordonnance.
(Profonde sensation.)
M. Format s'écrie avec énergie: L'acte est contraire à toutes les règles de la procédure… je veux dire de la législature.
Plusieurs voix: Oui, oui.
Autres voix: Non, non.
(Les ministres se regardent avec une visible inquiétude; longue agitation; le président joue l'air:
Banqman continue:)
«Et quel était votre but, ministres du fauteuil, en osant hasarder un pareil coup d'État! Votre orgueil se trouvait-il donc blessé de voir les mains qui défendent la patrie gantées comme les vôtres?
M. Traverse: Ce sont des aristocrates.
M. Banqman. «Et ne pouviez-vous, s'il fallait absolument consommer cette inconcevable révolution, sauver du moins les apparences, supprimer les gants du soldat, mais les laisser figurer sur le budget; de cette manière, au moins, on n'en eût rien su, et l'honneur national eût été sauf.
Milord Grave (avec un signe approbateur): Voilà ce qu'il fallait faire.
M. Banqman. «Mais non, vous avez agi avec votre légèreté et votre audace accoutumées, car là sont les deux mobiles de toute votre politique; vous leur avez dû vos succès eux-mêmes, selon l'admirable expression du profond penseur qui a dit de vous: Ils se sont élevés parce qu'ils étaient vides.
(Mouvement; tous les yeux se tournent vers M. Tacitus, qui a l'air de dormir; rires et applaudissements.)
«En conséquence, continue l'orateur, je propose le projet de loi suivant, dont copie a été déposée sur le bureau de M. le président:
«Article 1er. La Chambre déclare ne point approuver la mesure qui vient de frapper l'armée, et décide que l'on accordera à chaque soldat six paires de gants, au lieu de trois que lui passait autrefois le règlement.
«Art. 2. Ces gants seront tricotés, en fil d'Écosse, et garnis d'élastiques au poignet.
«Art. 3. Ils devront être distribués à tous les régiments trois jours après la promulgation de la présente loi.
«Art. 4. Les ministres actuels, ne pouvant procéder avec impartialité à cette répartition, sont priés d'en laisser le soin à des successeurs.»
Après la lecture de ces propositions, M. Banqman descend de la tribune et reçoit les félicitations de toutes les fractions flottantes de la Chambre, y compris les indépendants. Le ministre de l'intérieur se dirige vers la tribune, mais il est rappelé par son confrère des travaux publics, qui veut prendre sa place, et est à son tour retenu par le ministre des affaires étrangères. Une vive discussion s'élève entre eux; enfin les cris: «Aux voix! aux voix!» deviennent si nombreux que le président se voit forcé de passer outre.
L'article 1er est mis aux voix:
| Nombre de votants | 613 | ||
| Boules noires | 290 | ||
| Boules blanches | 323 | ||
La Chambre adopte!
Les ministres se querellent plus fort.
On passe aux art. 2 et 3, qui sont également adoptés.
Les ministres sont près de se prendre aux cheveux; mais le président lit l'art. 4, qui les apaise subitement; ils se retirent à l'écart pendant qu'on vote et semblent se consulter.
L'art. 4 est également adopté.
Il ne reste plus qu'à voter sur l'ensemble de la loi. Les ministres, qui se sont entendus, font passer à M. Banqman un billet sur lequel ils ont écrit:
«L'introduction des crochets étrangers sera dès demain prohibée.»
M. Banqman met le billet dans sa poche avec la boule blanche et vote contre la loi. Un autre billet apprend à M. Format qu'il est nommé avocat général; un troisième annonce au général Pataquès le titre de maréchal; un quatrième avertit milord Grave que l'on est en mesure de publier des lettres à une comtesse avec les réponses, traduction libre de la correspondance d'Héloïse et d'Abeilard; un cinquième fait savoir à Tacitus que son neveu aura une perception et sa cousine un bureau de tabac.
On vote sur l'ensemble de la loi.
| Nombre de votants | 613 | ||
| Boules noires | 611 | ||
| Boules blanches | 2 | ||
La Chambre rejette.
Le président fait entendre l'air: Allons-nous-en, gens de la noce.
Et la séance est levée.