Le monde tel qu'il sera
XIX
Au sortir du Musée, Prétorien se rappela qu'il devait assister à la première représentation d'un drame dont l'annonce remuait tout Sans-Pair. Il s'agissait d'une pièce intitulée Kléber en Égypte, qui, au dire des initiés, accusait les études historiques les plus profondes. L'auteur avait su ramener ses caractères et ses fables à la simplicité antique du dix-neuvième siècle. Cependant, il n'était arrivé à faire jouer son drame qu'après une série d'épreuves dont le directeur du Grand Pan fit le récit à ses compagnons.
«Autrefois, leur dit-il, dans une représentation scénique, la pièce était l'objet principal; c'était pour elle que l'on disposait les décorations, les costumes, les acteurs; on admettait la suprématie de l'esprit sur la matière, la soumission de l'instrument à la musique qu'il devait rendre; nous avons changé ces trop commodes habitudes. Aujourd'hui, la pièce est l'accessoire; le directeur l'essaye à ses toiles peintes, l'arrange pour sa troupe. Il la rogne au commencement, l'allonge à la fin, l'élargit au milieu. Chaque comédien, au lieu de représenter un caractère, révèle au public sa propre personnalité; on ne joue plus de pièces, on joue des acteurs. Le drame de Kléber en Égypte offre, du reste, un exemple éclatant de la souplesse avec laquelle nos auteurs accommodent l'idée à toutes les exigences. La pièce, qui s'appelait d'abord La Jeune Esclave, avait été écrite pour les débuts d'une actrice charmante, qui s'est malheureusement trouvée tout à coup hors d'état de jouer les vierges. On a alors proposé de lui substituer un amoureux, en prenant pour titre Le Jeune Esclave! Ce n'était qu'une modification d'artiste, comme le fit observer spirituellement le directeur (car les directeurs ont de l'esprit depuis qu'ils ne laissent plus les auteurs en avoir); mais l'amoureux refusa le rôle à cause du costume, qui ne lui permettait point de porter des bottes à la dragonne; les bottes à la dragonne étaient sa spécialité et l'origine de tous ses succès! Un auteur de votre temps eût sans doute renoncé à son œuvre après de tels échecs, mais les nôtres sont plus tenaces. Celui de la pièce nouvelle apprit qu'un célèbre dompteur de bêtes venait d'arriver à Sans-Pair, et son plan fut aussitôt transformé. Il substitua Kléber au grand Sésostris, un aigle chauve au capitaine des gardes, et remplaça l'amoureux par un jeune caïman de la plus haute espérance. C'est lui que nous allons voir. On dit le rôle merveilleusement approprié à ses facultés dramatiques et plein d'effets saisissants. Mais l'heure du spectacle n'est point encore arrivée, et celle du dîner vient de sonner; entrons au Bœuf de la reine d'Angleterre: c'est un restaurant nouveau établi par notre société, et dont les actions sont déjà de quatre-vingts pour cent au-dessus du pair; on y accepte tout en payement: chapeaux sans bords, breloques de montres, roues de cabriolet. Un pauvre diable peut y échanger ses vieilles bottes contre une côtelette, ou ses bretelles contre un potage; aussi vous voyez quelle foule. Cependant, les consommateurs qui payent en argent ont une salle particulière, et prélèvent les meilleurs morceaux.»
Ils entrèrent dans un réfectoire où se dressaient une douzaine de tables colossales, sur chacune desquelles étaient servis des animaux tout entiers. Ici, c'était un bœuf couché sur une litière de pommes de terre frites ou de choucroute; plus loin, des veaux à demi enfoncés dans la gelée, des moutons piqués d'ail, des porcs dorés au feu, des monceaux de poulardes exhalant le parfum de la truffe, et des files de canards nageant dans des rivières de navets ou de pois verts. D'énormes couteaux, mus par la vapeur, procédaient au dépècement de ce festin homérique.
«Vous êtes peut-être surpris d'une pareille exhibition culinaire, dit Prétorien, mais elle a pour but de rassurer contre la fraude des restaurateurs. Ici, chaque convive constate l'identité du nom et de la chose; ce qu'il mange est bien ce qu'il croit manger; comme saint Thomas, il peut voir et toucher. Asseyons-nous devant ce bœuf encore intact, auquel les cornes et la peau ont été conservés pour plus d'authenticité, et indiquez vous-même le morceau préféré, il vous sera à l'instant découpé et servi. Quant à la boisson, voyez parmi tous les noms gravés sur les tonneaux, et tournez le robinet de celui que vous aurez choisi.»
Les deux époux prirent place à une table défendue, selon la manière anglaise, par des cloisons qui procuraient à chaque consommateur l'agrément de ne pas voir ses voisins et de ne point en être vu. Chacun mangeait comme les chevaux, seul à son râtelier. On n'était jamais exposé à parler à un autre convive, à lui rendre un de ces légers services qui entretiennent la sociabilité entre les hommes; on était chez soi, avec soi, rien que pour soi!
Du restaurant, Prétorien se rendit au grand Théâtre de la République, où se donnait la pièce nouvelle.
Le péristyle était décoré des statues de Shakespeare, de Schiller, de Calderon et de Molière, mises sans doute à la porte pour avertir que leur génie n'avait plus de place au dedans. Les arrivants trouvèrent la salle éclairée et déjà garnie de spectateurs. C'était cette foule d'artistes, de gens de lettres, de journalistes, conviés à venir prendre les prémices de toutes les fêtes de l'esprit ou du regard, et n'y venant que pour railler l'amphitryon et le festin; race blasée, dédaigneuse, qui méprise les plaisirs qu'on lui donne, et qui s'indignerait qu'on les lui refusât.
En traversant un des corridors, Prétorien aperçut un groupe au milieu duquel se trouvait M. Claqueville, assureur de succès en tous genres.
M. Claqueville avait des cheveux blancs, la croix d'honneur et trois mille six cent quarante-trois médailles reçues de la société des auteurs dramatiques pour autant de pièces sauvées du naufrage. Il était, en outre, l'inventeur d'une multitude de perfectionnements destinés à transformer en chefs-d'œuvre tous les ouvrages assurés par sa maison. Non-seulement il avait des rieurs à gages, des pleureuses patentées et des ouvriers en applaudissement, tous élevés pour ces différentes destinations dans la ménagerie humaine de M. Banqman, mais il entretenait une armée de caudataires chargés de figurer de la foule; huit femmes excellant dans les attaques de nerfs et les évanouissements; trois vieillards ayant pour spécialité de se faire écraser aux portes des théâtres, afin de prouver l'affluence; enfin, une escouade de prestidigitateurs chargés d'enlever dans toutes les poches les sifflets et les clefs forées.
Au moment où Marthe et Maurice le rencontrèrent, il se trouvait précisément entouré des chefs d'escouade, auxquels il communiquait son ordre du jour.
«Attention sur toute la ligne, s'écriait-il en levant sa canne comme une épée de commandant; l'administration a dépensé six cent mille francs, il faut que la pièce fasse l'admiration du ciel et de la terre. Enlevez-moi-la au niveau de la grande pyramide d'Égypte… dont vous verrez la réduction en toile peinte. Il nous faut trois cents représentations, mes agneaux. Les claqueurs qui pourront me montrer des ampoules recevront une gratification, et les pleureuses qui se donneront un rhume de cerveau auront droit à un pourboire. Surtout, soignez les entrées du crocodile, vu qu'il m'a donné des billets.»
Prétorien se fit ouvrir une loge d'avant-scène, dans laquelle il avait reconnu madame Facile, en compagnie de MM. Banqman, Le Doux, Blaguefort, et de milord Cant, reconnu à Sans-Pair pour le roi de la fashion.
Milord Cant méritait à tous égards cette royauté: il entretenait les plus beaux équipages et les maîtresses les plus dispendieuses, tenait les plus forts paris et se montrait partout où il n'y avait rien d'utile a faire. On eût en vain cherché dans sa vie un trait de dévouement, un élan de sympathie, une heure de nobles efforts. Milord Cant n'avait jamais dévié de cette distinction qui nous fait tirer orgueil du hasard, non de la volonté; de ce qui est en dehors de nous, jamais de nous-mêmes. Pour lui, le but n'était point vivre, mais paraître; sa loi n'était pas le bien, mais la convenance. Pauvre égoïsme gonflé de vanité, qui jouait dans le monde le rôle de ces colosses brodés d'or que l'on place à la tête des régiments, les jours de revue, pour l'admiration des vieilles femmes et des enfants!
Au moment où Prétorien parut avec ses compagnons, il venait d'approcher de son oreille une petite corne d'ivoire qu'il réussit à y maintenir au moyen d'une contraction particulière. La corne d'ivoire passait à Sans-Pair pour le symbole de la suprême élégance; elle avait renchéri sur le lorgnon. Après avoir trouvé du bon ton d'être myope, on avait trouvé de meilleur ton d'être sourd. C'était une preuve d'inutilité de plus.
Milord Cant avait, en outre, laissé croître ses ongles, à l'exemple des Chinois, afin de constater son oisiveté. Il portait un vêtement de toile de chanvre, qui, vu la rareté de cette dernière production, était un objet de luxe, et, au lieu de diamants, devenus ridicules depuis qu'on les fabriquait comme du verre, des boutons de pierres à fusil, dont toutes les femmes admiraient la beauté.
Le journaliste et lui se saluèrent comme deux rois, dont l'un a conquis sa couronne et dont l'autre l'a reçue; Prétorien avec une ironie voilée, milord Cant avec une légèreté un peu dédaigneuse.
Quant à madame Facile, elle parut ravie de voir Marthe et Maurice; elle les fit asseoir près d'elle, voulut entendre leur histoire, et parut plus émerveillée du souhait qu'ils avaient formé que de le voir accompli.
«Connaître l'avenir du monde! s'écria-t-elle; et vous avez, pour cela, franchi tant de siècles! Que nous importe l'avenir à nous qui n'avons que le présent? que nous sont les hommes qui viendront après nous? avons-nous donc d'autre intérêt que ce que nous pouvons voir et sentir? L'avenir, c'est l'inconnu, et l'inconnu, c'est le vide.
—Non pas pour ceux qui espèrent, dit Maurice. L'inconnu, c'est le champ où sont semés nos rêves, où nous les voyons germer, croître et fleurir. Et qui voudrait vivre sans ce bénéfice de l'incertitude accordée à notre misère? que serait la vie sans les horizons fuyants et sans les nuées qui embrument son lointain? Privée de l'inconnu, l'âme serait prisonnière comme le regard qu'arrêtent les murs d'un cachot; ses ailes oublieraient à voler. Ah! n'éprouvez-vous donc point cette impatience qui fait regarder par-dessus chaque jour ce qui doit venir ensuite? N'avez-vous point la soif de connaître, l'aspiration vers l'infini, cette horreur du doute qui crie sans cesse: «En avant!» Aimez-vous autant aujourd'hui que demain? A quoi pensez-vous donc, enfin, quand vous êtes seule et que vous regardez le ciel?
—A quoi elle pense? interrompit Banqman en éclatant de rire; pardieu! elle pense au temps qu'il fera.
—Moi, je me rappelle les séances auxquelles je dois me trouver, ajouta Le Doux.
—Moi, les visites à faire, reprit milord Cant.
—Moi, mes échéances, continua Blaguefort.
—Moi, je ne pense à rien», acheva Prétorien.
Maurice les regarda tous avec étonnement.
«Quoi! pas un rêve? répéta-t-il; aucun souci de l'invisible? Et pourquoi donc vivez-vous alors?
—Eh! mais… pour vivre!» répliqua Banqman avec un gros rire.
Et se penchant vers Prétorien:
«Évidemment, votre ressuscité est un peu fou, dit-il à demi-voix.
—Non, répliqua Prétorien sur le même ton; c'est un enfant!»
La conversation fut interrompue par le tintement de la cloche qui annonçait le commencement du spectacle. Chacun prit sa place; tous les yeux se tournèrent vers la scène; le rideau se leva!
Ici, nous sommes obligé d'avoir recours à la forme du compte-rendu, et de donner à notre récit l'apparence d'un feuilleton du lundi. Que Dieu et nos lecteurs nous le pardonnent!
Le théâtre représente une campagne aux bords du Nil; vers l'horizon apparaît le Caire, copié sur une vignette anglaise; à droite se trouve la maison d'Achmet, ancien ministre du soudan d'Égypte, mais depuis longtemps tombé dans la disgrâce, et qui vient de mourir. Son corps est exposé sur un palanquin, à la porte de sa demeure, et la foule prie autour en silence. Quelques figurantes, pour compléter l'illusion, font le signe de la croix.
On distingue surtout, au milieu d'elles, Astarbé, la fille du défunt, qui tient les bras levés au ciel, tandis que la foule chante en chœur:
Quand l'orchestre a fini la ritournelle consacrée à la douleur publique, la foule se retire et laisse Astarbé seule avec un étranger qui, depuis quelques jours, est l'hôte de son père.
Il vient annoncer à l'orpheline son départ!… A cette nouvelle, celle-ci ne peut retenir ses larmes; l'étranger s'écrie:
Astarbé baisse les yeux et ne répond rien. Son interlocuteur, qui connaît le proverbe, lui propose aussitôt de partir avec lui. Astarbé, qui ne veut pas être en reste de politesse, l'engage, de son côté, à rester avec elle; mais, à cette demande, l'inconnu regarde de tous côtés pour s'assurer qu'il ne peut être entendu que par les dix mille spectateurs; il prend Astarbé à part et lui dit:
L'ÉTRANGER.
ASTARBÉ.
L'ÉTRANGER.
ASTARBÉ.
L'ÉTRANGER.
ASTARBÉ.
L'ÉTRANGER.
Astarbé, d'abord saisie, s'abandonne ensuite à la joie d'être aimée par le général en chef de l'armée française. Celui-ci ne s'était rendu près du Caire que pour étudier les forces du Soudan; mais maintenant sa mission est terminée, et il doit retourner vers ses soldats. Astarbé consent à le suivre, pourvu qu'un marabout du voisinage bénisse leur union. Kléber, dont la tolérance s'étend aux curés de toutes les nations, accepte le marabout, et il sort pour l'avertir lui-même.
Astarbé, restée seule, se livre à une joie entrecoupée de mélancolie; elle prend congé de tout ce qui l'environne:
Puis, entendant tout à coup un frémissement parmi les buissons de la rive, elle se rappelle le nourrisson amphibie apprivoisé par ses soins, et elle s'écrie:
Ici, tous les cuivres de l'orchestre font entendre un forte, le tam-tam déchire l'air, et la tête du crocodile paraît entre deux touffes de roseaux en fer-blanc.
Son entrée est saluée par d'unanimes applaudissements.
L'animal appuie ses courtes pattes sur la planche peinte qui représente les bords du Nil, s'élance lourdement sur le théâtre, court à la pâtée que lui présente Astarbé, l'engloutit en un instant, puis se laisse aller amoureusement sur le dos, et frotte sa tête écailleuse contre les pieds de la jeune fille.
On applaudit de nouveau, et Astarbé commence les exercices innocents qu'elle a enseignés à Moïse: c'est le nom de son crocodile.
D'abord elle lui fait jouer aux osselets, puis sauter à travers un cerceau, puis danser une polonaise.
Un grand bruit, qui se fait entendre derrière la scène, met fin à ces plaisirs. Moïse rentre dans son Nil de carton, et Astarbé, effrayée, remonte vers le fond du théâtre en annonçant le soudan.
Il arrive en effet avec ses gardes et suivi de la foule, qui paraît toujours quand il y a des chœurs. Les gardes chantent:
Mais la foule varie ingénieusement ce refrain en répétant d'un ton sournois.
Le chœur fini, le prince fait retirer tout le monde, sauf Astarbé, à qui il déclare qu'il l'a aperçue au bain, il y a trois jours; qu'il en est, en conséquence, tombé amoureux, et qu'il est décidé à en faire sa cinq cent quatre-vingt-douzième femme.
Astarbé épouvantée répond que la chose est impossible; le roi veut l'entraîner de force; mais Kléber arrive avec le peuple, qui s'est rassemblé pour le jugement des morts, auquel doit être soumis Achmet avant d'obtenir les honneurs de la sépulture. Le soudan, qui a trop peu de gardes pour faire un coup d'État, feint de se soumettre à la loi; mais, au moment où l'on va accorder une tombe au père d'Astarbé, il présente le titre d'une amende que l'ancien ministre n'a pu lui solder, et réclame, selon l'habitude, son corps pour gage!
Astarbé se jette en vain à ses pieds, en le suppliant de ne point exposer l'ombre du vieillard à errer sans asile sur les sombres bords; le soudan répond par ce vers invincible:
Et il se prépare à faire enlever le corps d'Achmet.
Mais Kléber, touché du désespoir de la jeune fille, saisit un des chevaux du roi, puis, s'élançant avec Astarbé dans ses bras, il pique le coursier de ses deux talons et disparaît au galop, suivi de Moïse emportant le corps d'Achmet.
Stupéfaction obligée.
«Courez! ramenez-le!» s'écrie le soudan quand il a disparu. L'orchestre joue un air annoncé comme égyptien, et dans lequel Maurice reconnaît celui de Va-t'en voir s'ils viennent, Jean.
DEUXIÈME TABLEAU.
Le lieu de la scène change. On voit des sables faits de paille hachée qui tournoient, deux autruches apprivoisées qui se promènent d'un air ennuyé, des gazelles qui courent après des biscuits, et une pyramide au fond: c'est le désert.
Kléber et Astarbé, et le vieux Achmet, qui, en sa qualité de mort embaumé, joue un personnage muet, arrivent sur leur coursier qui boite. Tous trois succombent à la fatigue. Ils s'arrêtent, et Astarbé, prise d'une sorte de délire, se met à murmurer:
KLÉBER.
ASTARBÉ.
KLÉBER.
ASTARBÉ.
Kléber s'efforce de gagner l'ombre de la grande pyramide; mais la trombe de paille hachée atteint le cheval, l'emporte et laisse à pied le mort et les vivants.
Kléber, au désespoir, appelle son armée. Il énumère ses exploits, ce qui est toujours agréable pour un militaire, et ne s'arrête qu'à un bruit de chevaux: il en conclut que ce sont ses braves dromadaires qui l'ont entendu, et il fait un mouvement de joie; mais il reconnaît presque aussitôt le soudan et sa cavalerie. On le somme de se rendre; il refuse et va périr avec sa femme, lorsque le Nil, qui est arrivé à son quantième du mois, déborde à propos et noie les gardes du tyran!
Kléber saisit Astarbé évanouie, monte avec elle au haut de la grande pyramide, et, près de disparaître dans les caveaux funèbres, s'écrie:
ASTARBÉ, reprenant ses sens.
KLÉBER, avec un cri de joie.
ASTARBÉ, tombant à genoux avec une exaltation pieuse.
Tableau final composé de la pyramide, de Kléber, d'Astarbé et du crocodile. Musique douce, imitant une inondation; la toile se baisse.
TROISIÈME TABLEAU.
Nous sommes dans l'intérieur de la grande pyramide; Achmet a trouvé sa place au milieu des illustres momies qui la peuplent; il ne reste plus dans l'embarras que les vivants.
Cependant Astarbé,
nourrit fort bien son général en chef, grâce à Moïse, qui lui apporte chaque jour sa pêche et sa chasse. Mais, malgré tout, Kléber maigrit, et, comme la jeune fille s'en étonne et dit en pleurant:
le Français répond:
Au même instant arrive le crocodile avec différentes provisions, parmi lesquelles se trouve une bouteille de bordeaux. Mais elle ne contient que des papiers jetés à la mer par un vaisseau français au moment du naufrage. Le général y voit que l'armée le croit mort et songe à se rembarquer; cette nouvelle le jette dans un transport de douleur et de rage.
Astarbé cherche en vain à calmer ce désespoir. Voyant Kléber décidé à partir,
elle se rappelle divers souterrains qui font communiquer les pyramides avec les bords de la mer, mais elle les cherche en vain; enfin, à bout d'espérance, elle s'adresse aux restes de son père, qui connaissait les issues.
Le mort, s'entendant appeler, ouvre lentement sa boîte à momie, montre la porte secrète, puis rentre chez lui.
Astarbé et Kléber se précipitent dans le souterrain, précédés du caïman, qui remue la queue en signe de joie.
QUATRIÈME TABLEAU.
Le spectateur aperçoit un lieu enchanteur avec la mer au fond, et une île inaccessible dans le lointain. Le soudan est accroupi à la turque sous un bosquet de palmiers, et ses esclaves cherchent en vain à le distraire. On lui sert des confitures de toutes espèces, et il ne mange pas; on lui chante des chansons dans tous les tons, et il n'écoute pas; on lui présente des odalisques de toutes couleurs, et il ne regarde pas.
Un officier arrive avec des dépêches relatives à l'armée française, le Soudan les pose sur son plateau à confitures sans les lire; enfin, un Éthiopien se présente avec un grand aigle chauve qui a fait l'admiration de toutes les têtes couronnées de l'Afrique, et qu'il vient offrir en présent.
Outre plusieurs autres talents de société, le grand aigle sait porter les lettres, tourner la broche et pêcher à la ligne.
Après avoir suivi ses exercices d'un regard distrait, le Soudan jette une bourse d'or à l'Éthiopien, renvoie tout le monde, et, resté seul, tire de son sein une pantoufle qu'il baise avec délire.
Cette pantoufle a été trouvée par lui le jour où il a aperçu Astarbé au bain; elle appartient à la fille d'Achmet, et sa vue entretient l'amour du soudan.
Après l'avoir longtemps contemplée, il la pose près de lui, prend sa guitare et chante les paroles suivantes sur un air copte, autrefois composé par Mlle Loïsa Puget.
CHANT DE LA BABOUCHE.
Ici, le chant copte avec accompagnement de guitare fait son effet, et le soudan s'endort. L'orchestre joue en sourdine pour le bercer, et l'on voit bientôt paraître Kléber conduisant Astarbé, à qui Moïse sert de monture.
Tous trois, séduits par la beauté du lieu, vont se reposer, lorsqu'ils aperçoivent le soudan! Moïse, qui, en sa qualité de crocodile, est quelque peu vorace, ouvre déjà la gueule pour l'engloutir, mais Kléber s'y oppose et s'écrie:
Il permet seulement à Astarbé de reprendre la babouche, tandis que de son côté il saisit les dépêches.
Moïse, à qui on refuse le dormeur pour son déjeuner, s'en dédommage le mieux qu'il peut en dévorant d'abord les confitures, puis le plateau.
Mais le général, qui a ouvert les papiers, vient d'apprendre que l'armée française est à quelques lieues. Au comble de la joie, il s'écrie:
Ni les dromadaires ni les chasseurs n'accourent; mais le soudan se réveille, ses gardes arrivent, on entoure Kléber, qui met l'épée à la main, et qui, pour exciter Moïse à faire son devoir, lui montre la pyramide que l'on aperçoit à l'horizon en disant:
Le caïman, jaloux de donner à de tels spectateurs une haute opinion de sa personne, fait des prodiges de courage. De son côté, Kléber repousse tous les assaillants. Mais l'aigle chauve, qui a tout vu, prend son vol, plane un instant au-dessus de sa tête, puis, plongeant avec un cri sauvage, saisit son épée et l'emporte; les Égyptiens se précipitent sur leur ennemi désarmé.
Moïse, qui se trouve alors seul contre tous, recule jusqu'à la mer et s'y jette à la nage, en emportant Astarbé, avec laquelle il aborde à l'île que l'on aperçoit vers le fond.
Le soudan ordonne de les poursuivre, mais on lui répond qu'il n'y a point de barque. Il fait un geste de désespoir.
LE SOUDAN.
Il reste pensif. Tout à coup, l'aigle reparaît, tenant l'épée de Kléber, qu'il laisse tomber aux pieds du soudan. Celui-ci, frappé d'une subite inspiration, s'écrie:
L'aigle bat des ailes, les gardes agitent leurs épées; chœur final.
CINQUIÈME TABLEAU.
On voit un rocher couvert de grands nids; c'est la ville natale de Moïse, la capitale des crocodiles.
Ceux-ci s'agitent autour de leurs demeures et vaquent à leurs devoirs domestiques. Les mères soignent leurs petits, les pères de famille partent pour la pêche ou la chasse. Les jeunes caïmans entraînent à l'écart les jeunes caïmanes. Telle est la perfection de la mise en scène que l'on croirait voir un peuple civilisé.
Séparée de tout ce mouvement, Astarbé se tient mélancoliquement assise aux bords du rocher. Moïse vient de la quitter pour quelques visites de famille. Elle pense à son époux, dont elle tient la miniature, et, après avoir versé un torrent de larmes et de vers, elle s'enveloppe dans son burnous en déclarant que,
L'aigle chauve paraît alors dans les nuages, descend lentement, saisit dans ses serres les quatre coins du burnous et emporte la jeune fille à travers les airs!
Moïse, qui arrive dans ce moment, s'élève en vain sur sa queue en tendant vers elle des pattes éplorées; Astarbé disparaît dans les nuages!
Ici commence un monologue pantomime du caïman, qui exprime sa douleur par tous les moyens à son usage: il pousse des gémissements, saisit sa tête à deux pattes comme s'il voulait s'arracher les cheveux, se roule à terre, où il reste enfin suffoqué de douleur.
Mais il est arraché à cette espèce d'évanouissement par le bruit du tambour: c'est l'armée française qui vient de débarquer à l'île des caïmans.
On voit bientôt arriver l'avant-garde, tambour-major en tête. Le crocodile court à sa rencontre, et, par ses gestes, il engage les soldats à le suivre pour délivrer leur général. Mais les Français, qui ne comprennent point son langage, et que l'expérience a rendus défiants à l'endroit des crocodiles, croisent la baïonnette. Moïse, désespéré, veut s'échapper; on en conclut que c'est un traître, et il est arrêté. Au même instant, un officier aperçoit la miniature échappée aux mains d'Astarbé et dit:
Les soldats, furieux, poussent des cris de mort, et Moïse est emmené pour être fusillé.
Sortie militaire sur l'air: On va lui percer le flanc.
SIXIÈME TABLEAU.
Nous sommes dans le palais du soudan; Kléber est enfermé dans un cachot donnant sur le fleuve, et travaille à un ballon qui doit assurer sa délivrance.
Au milieu de beaucoup de réflexions personnelles, cette fabrication lui inspire une réflexion générale.
Il est interrompu dans l'expression de ces vérités physiques par le bruit du canon; il tressaille, il a reconnu le canon français,
Le soudan arrive en effet tout troublé; la ville est assiégée et va être prise si Kléber n'ordonne à son armée de se retirer. Kléber refuse, malgré les menaces de mort du soudan; mais au milieu de leurs débats arrive le grand aigle chauve, qui dépose à leurs pieds Astarbé, toujours dans son burnous!
La fille d'Achmet s'élance dans les bras du général français, et déclare qu'elle veut mourir avec lui. La querelle recommence et s'envenime; on en vient à se tutoyer.
dit Kléber;
ajoute Astarbé;
répond le soudan.
Et, comme on vient l'avertir que les Français sont déjà maîtres de la ville, il tire son épée pour frapper les deux amants. Alors Kléber court à la fenêtre de la prison, arrache un des barreaux de fer, et tous les Égyptiens prennent la fuite.
Mais à travers le guichet de la porte refermée, le soudan lui répète son terrible:
et ajoute, en s'adressant à ses esclaves:
Et les esclaves répondent d'un seul cri:
Astarbé, épouvantée, se réfugie dans les bras de Kléber, qui regarde autour de lui en frissonnant… L'orchestre joue une marche avec triangle et bonnet chinois; on entend comme un sourd cliquetis d'écailles, puis on voit une trappe se soulever au fond, et deux monstrueux boas dresser leurs têtes.
Les amants sont restés à la même place, glacés, muets, une main tendue vers les reptiles. Ceux-ci se déroulent lentement, s'avancent de front.
Un souvenir traverse la pensée de Kléber. Il court à son ballon, l'approche de la fenêtre, fait entrer Astarbé dans la nacelle… Mais il est déjà trop tard; les boas ne sont plus qu'à quelques pas; encore un élan, et ils atteignent leur proie. Tous deux font entendre un sifflement de joie! quand un hurlement terrible leur répond!
Les deux serpents s'arrêtent: Moïse vient de paraître à la fenêtre du cachot et se précipite à leur rencontre.
Ils reculent lentement, comme étonnés et incertains. Kléber profite de cette retraite pour entrer à son tour dans la nacelle, et le ballon disparaît.
Cependant les boas ont déjà repris courage; ils se retournent, et un combat terrible s'engage. Moïse lutte d'abord avec avantage; deux fois il se dégage des replis de ses ennemis, deux fois il les oblige à reculer; enfin, ses forces s'épuisent: enserré de nouveau dans leurs anneaux, il se débat plus faiblement, pousse une plainte sourde et tombe expirant.
Les boas, victorieux, font entendre un sifflement de triomphe et regagnent leur retraite.
Au même instant, un grand bruit de pas et d'armes retentit; Astarbé reparaît avec Kléber à la tête des soldats français; mais ils arrivent trop tard; le crocodile ne peut que se soulever, poser une patte sur son cœur, puis il expire!
A cette vue, Astarbé s'évanouit de douleur, le général reste atterré, et chaque grenadier essuie une larme.
Enfin Kléber reprend le premier ses sens. Il arrache la croix d'honneur qu'il porte à la boutonnière, et, la posant sur le cadavre de Moïse, il dit avec une émotion profonde:
Le succès fut immense; on redemanda le crocodile qui reparut, fit trois saluts et se retira couvert de bouquets de fleurs.
«Vous verrez que la pièce aura trois cents représentations, dit madame Facile; les journalistes eux-mêmes en diront du bien, parce qu'elle est jouée par des bêtes, et que les bêtes ne s'inquiètent pas du mal que l'on pourrait dire d'elles. Puis, c'est l'ouvrage d'un auteur inconnu, et vous ne sauriez croire tout ce qu'il y a de recommandation dans ce mot. L'écrivain déjà célèbre n'est point seulement odieux à ceux qui sont arrivés comme lui, mais encore à ceux qui sont en chemin: pour les premiers, c'est un rival; pour les seconds, un premier occupant; pour tous, un ennemi naturel. L'auteur ignoré, au contraire, n'inspire ni crainte ni jalousie; les candidats à la célébrité l'applaudissent comme un des leurs, et chaque grand homme l'encourage dans l'espoir qu'il usurpera la place d'un de ses voisins de gloire. On s'arme de sa réussite contre ceux qui ont réussi avant lui; on élève jusqu'aux toits le bout de la planche où il vient de s'asseoir, afin de faire descendre l'autre bout jusqu'au ruisseau. Il est si doux de dire du bien d'un confrère, quand cela donne occasion de dire du mal de plusieurs autres! Les inconnus sont presque des morts, et vous savez comme nous aimons les morts!… en haine des vivants! On va faire de l'auteur de Kléber un génie, rien que pour avoir le plaisir de traiter ses prédécesseurs d'imbéciles.
—Il y a encore une autre cause, objecta Prétorien; le nouveau poëte est connu de nous tous; il nous a consultés sur chaque scène; il nous a égrené ses vers distique à distique; nous avons tous, dans son drame, quelque chose qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir, et cette chose est nécessairement admirable. Aussi soutiendrons-nous l'œuvre en indivis. C'est une sorte d'engagement tacite pris d'avance par chacun. La plupart des auteurs viennent nous présenter leur inspiration comme une inconnue subitement offerte à notre admiration, et nous nous tenons en défiance, nous examinons en détail, nous jugeons avec sévérité. Ici, rien de tout cela; la muse qui a dicté Kléber est une bonne fille qui a dormi sur notre oreiller, et à laquelle nous n'avons rien à refuser: car pour admirer, applaudir une inspiration ou une femme, le principal n'est point qu'elle soit belle, mais qu'elle soit un peu à nous.
—Voilà une explication singulièrement impertinente pour les pauvres admirées, interrompit Mme Facile.
—Pourquoi cela? reprit Prétorien; ne savez-vous point qu'être à nous veut dire régner sur nous?
—Quelle plaisanterie!
—Essayez, je m'offre pour l'expérience.
—Et que dirait la reine de votre destinée?
—Elle dirait, comme tout le monde, que rien ne peut vous résister.
—Raison de plus pour que je puisse résister à tout.
—Ah! vous croyez tout arranger avec de l'esprit?
—N'est-ce point votre monnaie?
—J'ai depuis longtemps mangé mon fonds.
—Alors, je vous offre à souper!
—Ce soir?
—Oui, avec ces messieurs; et j'espère que nos ressuscités en seront; il y aura pour divertissement une séance de la société des femmes sages. Mlle Spartacus doit parler; venez, ce sera la petite pièce après le drame.»
Prétorien accepta pour lui et ses compagnons, et tous prirent le chemin du logis de Mme Facile.