Le monde tel qu'il sera
IV
Ceux qui avaient survécu continuèrent ensuite leur route jusqu'à la ville de Sans-Pair. Maurice trouva celle-ci entourée d'une double enceinte destinée à assurer la perception de l'octroi et l'examen des passe-ports.
Ces derniers n'étaient plus, du reste, comme autrefois, des sauf conduits avec signalement, mais des portraits daguerréotypés, ornés du timbre de la police et représentant le voyageur lui-même. M. Atout expliquait à ses compagnons tous les avantages de ce nouveau procédé, lorsqu'il fut interrompu par le bruit d'une querelle. C'était le gros voyageur, au nez microscopique, que le gendarme refusait de reconnaître dans le portrait-passe-port, qui le représentait maigre et fluet. Le petit homme alléguait en vain l'action du nouveau racahout auquel il devait cet accroissement rapide; l'agent de la force publique, impassible comme la stupidité, déclarait ne pouvoir livrer passage qu'à l'original du portrait! La difficulté fut soumise à un contrôleur, qui en déféra à un vérificateur, lequel la porta à un directeur. Celui-ci se consulta longtemps, revit celles des trente-trois mille ordonnances qui réglaient la matière, et décida enfin que le gros homme serait remis à des dégraisseurs-jurés, qui, après avoir prêté serment, s'occuperaient de le ramener à un état dans lequel on pourrait constater son identité. Le prospectus vivant s'écria en vain que, s'il maigrissait, sa position sociale se trouvait perdue; qu'il vivait de son obésité, comme d'autres de leur bonne réputation; le directeur lui répondit que la loi ne s'inquiétait point de ces misères, et que son premier but était de protéger la société en général, sans s'occuper de chacun de ses membres en particulier.
Les deux époux laissèrent le voyageur au racahout dans cet embarras, et arrivèrent, avec M. Atout, à la seconde enceinte, où les attendaient les commis de l'octroi.
Eux aussi avaient suivi les progrès de la civilisation en portant jusqu'à la perfection leurs moyens d'examen et de recherche. Grâce à leurs ingénieuses imaginations, la fraude était devenue impossible à faire par tout autre que par eux.
Échappés enfin de leurs mains, Maurice et Marthe suivirent leur conducteur jusqu'à sa demeure.
C'était un vaste parallélogramme blanchi et percé d'étroites fenêtres qui rappelait assez bien, pour la forme, une cage à poules de grande dimension. L'académicien s'aperçut de la surprise de ses hôtes et sourit d'un air satisfait.
«De votre temps les maisons ne se bâtissaient point ainsi? dit-il avec une nuance d'orgueil involontaire.
—Pas précisément, répliqua Maurice; cependant nous avions l'édifice du quai d'Orsai…
—Oui, c'était un acheminement, interrompit M. Atout; mais depuis l'art a suivi sa voie, et nos architectes sont arrivés au beau idéal du système rectangulaire. La maison que j'occupe a été construite par le plus habile d'entre eux, aussi est-elle regardée comme un chef-d'œuvre. Dans tout ce que vous voyez, il n'y a pas une pierre d'ornement, c'est-à-dire inutile; quant aux dispositions intérieures, vous pourrez en juger.»
On avait atteint le perron qui précédait la porte; à peine Maurice y eut-il posé le pied que la marche céda légèrement et mit en mouvement une lanterne qui s'avança pour l'éclairer; à la seconde marche la sonnette se fit entendre; à la troisième la porte s'ouvrit d'elle-même.
Dans ce moment les yeux du jeune homme s'arrêtèrent sur une inscription gravée au-dessus de l'entrée:
CHACUN CHEZ SOI,
CHACUN POUR SOI.
«Vous devez reconnaître le précepte d'un des sept sages de votre pays, dit l'académicien en souriant; il résume à lui seul toutes les lois de l'humanité. Chacun chez soi, c'est le droit; chacun pour soi, c'est le devoir. Mais entrez, de grâce, vous avez bien autre chose à voir.»
Les deux époux traversèrent une antichambre garnie d'appareils dont ils ignoraient l'usage. M. Atout leur montra d'abord une boîte dans laquelle arrivaient les lettres qui lui étaient adressées, et leur expliqua comment d'immenses conduits établissaient, au moyen du vide, cette distribution à domicile. Il leur ouvrit ensuite des robinets chargés de conduire partout l'eau, la lumière, le feu et l'air rafraîchi. Il indiqua les tuyaux destinés à l'arrivée des journaux, les fils électriques établissant une correspondance télégraphique aussi rapide que la pensée avec les fournisseurs du dehors, les appareils panoptiques au moyen desquels la vue pouvait surmonter les obstacles et franchir toutes les distances.
Pendant cette exhibition, il s'était assuré de l'absence de madame Atout, et avait donné différents ordres en touchant quelques ressorts. Le tintement d'une sonnette lui annonça bientôt que tout était prêt; il fit passer ses hôtes dans la salle à manger, où le dîner se trouvait servi, et il les invita à prendre place.
Marthe et Maurice s'assirent, en regardant autour d'eux. Ils s'attendaient à voir paraître, à chaque instant, les gens de service; mais l'académicien, qui devina leur pensée, sourit; il se pencha de côté, appuya la main sur un bouton placé près de la table, et immédiatement tout ce qui la couvrait sembla s'animer! Les bouteilles baissèrent, d'elles-mêmes, leurs goulots sur les verres; la cuiller à potage remplit l'assiette de chaque convive; le grand couteau fixé au manche du gigot commença à enlever des tranches que de petites brochettes plongeaient ensuite dans le réservoir à jus; la pincette d'écaille exécuta une gigue dans la salade, qu'elle foulait et retournait; les poulardes, comme si elles eussent voulu prendre leur volée, étendirent, aux bords du plat, leurs membres aussitôt saisis et découpés; le poisson alla se placer lentement sous la truelle d'argent qui devait le partager; les hors-d'œuvre se mirent à tourner autour de la table comme des chevaux de manége, en ayant soin de s'arrêter devant chaque convive; enfin, le moutardier lui-même souleva son couvercle et présenta sa petite spatule d'ivoire!
Nos deux ressuscités ne pouvaient en croire leurs yeux. M. Atout leur expliqua alors par quelles séries d'ingénieuses inventions on avait pu substituer aux machines humaines des machines plus parfaites.
«Vous le voyez, continua-t-il, dans une maison bien machinée comme celle-ci, personne n'a besoin de personne… ce qui ajoute un charme singulier à l'intimité. Le progrès doit avoir pour but de tout simplifier, de faire que chacun vive pour soi et avec soi; c'est à quoi nous sommes arrivés. Au lieu de domestiques soumis à mille infirmités, à mille passions, nous avons des serviteurs de fer et de cuivre, toujours également robustes, également sûrs, également exacts. Encore quelques efforts, et la civilisation aura conquis à l'homme l'isolement, c'est-à-dire la liberté, car chacun pourra se passer complétement des services de son semblable.
—Oui, dit Maurice, qui était devenu pensif; mais alors que deviendra la parole du Christ, qui recommande de se secourir et de s'aimer? Le but de la vie est-il bien de se suffire à soi-même? N'est-il pas plutôt de se compléter dans les autres et par les autres? La machine humaine, comme vous l'appelez, avait un cœur qui pouvait battre à l'unisson du nôtre, tandis que la machine de fer ne nous est rien. En préférant celle-ci, vous avez sacrifié votre âme à vos habitudes; vous avez brisé le dernier anneau qui liait les classes heureuses aux classes déshéritées. Les riches ne pouvaient oublier tout à fait le peuple auquel ils empruntaient des serviteurs; c'étaient comme des prisonniers faits sur la pauvreté, et qui la rappelaient perpétuellement par leur présence. La nécessité les rendait plus ou moins membres de la famille. On les prenait d'abord par besoin, puis on les aimait par habitude. Leurs douleurs et les nôtres se mêlaient toujours un peu; on avait en commun les goûts, les répugnances, les infirmités; association imparfaite sans doute, mais dans laquelle s'échangeaient quelques sympathies, et qui donnait une occasion de dévouement et de reconnaissance propre à exercer le cœur. Ah! loin de supprimer le serviteur, il fallait le rapprocher plus intimement du maître; il fallait en faire un humble ami, prêt à tous les sacrifices et sûr de toutes les protections; réaliser enfin la belle histoire de la fileuse d'Évrecy.»
L'académicien demanda ce que c'était que cette histoire.
«Une vieille tradition populaire que l'on m'a racontée dans mon enfance, répondit Maurice, et qui vous semblerait maintenant bien étrange…
—Voyons, dit M. Atout en vidant son verre.»
Le jeune homme parut hésiter; mais le regard de Marthe, qui rencontra le sien, demandait l'histoire; il se décida aussitôt, et raconta ce qui suit:
LA FILEUSE D'ÉVRECY.
Vers la fin du dix-huitième siècle vivait à Évrecy, en Normandie, un gentilhomme qui n'avait pour parents qu'une fille d'environ dix ans, et pour domestique qu'une vieille servante. La petite fille avait reçu en baptême le nom d'Yvonnette, et la servante celui de Bertaude; mais cette dernière n'était connue dans le pays que sous le nom de la fileuse d'Évrecy, parce qu'on la voyait toujours la quenouille au côté. Bertaude filait effectivement du matin au soir, et souvent encore du soir au matin, sans que son maître eût, pour cela, moins de créanciers. Aussi faut-il dire qu'il en prenait peu de souci. Le gentilhomme d'Évrecy était de ceux qui regardent que leur épitaphe sera celle du genre humain. Après avoir mangé la meilleure part de son bien, il s'était décidé à boire le reste, afin de se mettre au pair, et continuait depuis, d'autant plus résolument que, selon son dire, il ne craignait plus de se ruiner. Excellent homme d'ailleurs, qui eût donné à sa fille Yvonnette la lune et le soleil, et qui appelait toujours Bertaude pour boire le dernier verre de marin-onfroi[1] ou de poiré.
[1] Nom donné à un cidre choisi extrait de la pomme naturalisée en Normandie par Marin Onfroi.
Enfin, quand il eut tout épuisé, fortune et crédit, il fut assez heureux pour mourir presque subitement, sans avoir eu l'ennui de régler ses comptes avec ses créanciers.
Mais à peine le cercueil enlevé, ceux-ci accoururent, suivis des gens de justice, pour tout saisir. Les meubles furent descendus dans la cour et vendus à la criée; on se partagea les prairies, les champs, les vergers, et un gros marchand de Falaise, qui avait tout récemment acheté de la noblesse, vint habiter le vieux logis.
Bertaude comprit qu'il fallait lui laisser la place libre. Elle prit sa quenouille et son fuseau, fit son paquet, celui d'Yvonnette, puis se présenta pour prendre congé du nouveau maître.
Ce dernier, en voyant qu'elle tenait la petite fille par la main, lui demanda si elle la menait à quelque parent.
«Hélas! faites excuse, répliqua Bertaude, qui essuyait ses yeux avec le coin de son tablier; la pauvre innocente n'a dans le pays aucune famille pour la recevoir.
—Que ne la conduisez-vous alors à l'hospice de Bayeux? reprit le nouvel anobli.
—A l'hospice! répéta Bertaude saisie.
—On n'y reçoit pas seulement les bâtards, objecta l'ancien marchand, mais aussi les enfants abandonnés.
—Par mon Sauveur! celle-ci ne l'est pas, Monsieur, dit la vieille en caressant Yvonnette, qui se serrait contre elle tout effrayée; tant que je ne serai pas sous la terre du cimetière, il lui restera quelqu'un.
—Vous est-elle donc quelque chose? demanda le bourgeois ironiquement.
—Elle est la fille de mon maître! répliqua Bertaude avec énergie. J'ai mangé vingt ans le pain de sa famille, je l'ai reçue dans mes mains quand elle est née, je l'ai portée à l'église pour son baptême, je lui ai appris à marcher et à prononcer son premier mot; si ce n'est pas l'enfant de mon sang, c'est l'enfant de mes soins. Ah! Jésus! à l'hospice! N'aie pas peur, va, Yvette, tant que la Bertaude pourra remuer un seul de ses dix doigts, ton hospice sera dans son giron.»
Elle avait soulevé l'enfant, qui l'enveloppa de ses bras, en appuyant la tête sur son épaule, et elle prit avec elle la route de Falaise.
Bertaude avait son plan, dont elle n'avait rien dit à personne.
Elle connaissait aux Ursulines une sœur qui, avant d'être une sainte choisie par Dieu, avait été une femme aimée des hommes; elle lui porta Yvonnette, avec une bourse renfermant tout ce qu'elle possédait, et lui dit: «Élevez-la comme la fille d'un gentilhomme, et ne lui refusez rien de ce qu'il lui faudra pour qu'elle fasse honneur à son nom; car, avant que la bourse soit vide, je vous rapporterai de quoi la remplir.»
Elle embrassa ensuite l'enfant, pleura beaucoup, et partit.
Mais trois mois après on la vit reparaître avec plus d'argent qu'elle n'en avait laissé la première fois. Elle continua à revenir ainsi régulièrement quatre fois par année, et chaque fois elle demandait qu'Yvonnette eût des maîtres plus habiles et des robes plus belles.
Elle seule était toujours la même: vêtue de son pauvre jupon de bure, la quenouille dans la ceinture, et marchant en faisant tourner son fuseau. On se demandait vainement d'où pouvait lui venir ce qu'elle dépensait pour Yvonnette; à toutes les questions elle se contentait de sourire en répondant:
«Dieu a une épargne pour les orphelins.»
Cependant l'enfant devint une jeune fille, si savante, si sage et si belle, qu'il n'était bruit d'autre chose dans tout le Bessin. Les plus grandes dames du pays voulaient la connaître, et venaient la visiter au parloir du couvent. Les poëtes normands lui adressaient des vers, les jeunes gentilshommes en tombaient amoureux et portaient ses couleurs; enfin il se trouva une foule de gens qui se déclarèrent ses parents ou ses alliés et qui en apportèrent les preuves.
Madame de Villers, qui était du nombre, exigea même que la jeune fille vînt passer quelques jours à son château.
Ce fut là qu'Yvonnette rencontra le sieur de Boutteville, un des plus riches seigneurs et des plus accomplis du royaume. Il devint si éperdument amoureux de la jeune fille qu'il la demanda en mariage, et Yvonnette, heureuse de sa recherche, songeait aux moyens de la faire connaître à Bertaude, lorsque celle-ci se présenta avec une douzaine de marchands. Elle n'avait point voulu que sa jeune maîtresse se mariât comme une déshéritée, et elle lui apportait un trousseau complet.
Le sieur de Boutteville, qui arriva comme on était occupé à l'étaler devant Yvonnette, ne parut point partager la joie de la jeune fille. On lui avait déjà parlé des grosses sommes fournies par la vieille servante, en exprimant des doutes sur leur origine; il craignait que cette générosité ne cachât quelque secret honteux, et il ne put s'empêcher de le laisser deviner.
Bertaude se retira sans rien dire, mais elle ne reparut plus, au grand désespoir d'Yvonnette, qui sentait que cette fuite confirmait les soupçons. Enfin le jour du mariage arriva. La jeune fille parée et tremblante fut conduite jusqu'à la chapelle, dans le carrosse de madame de Villers. Comme elle en descendait sous le porche, elle se trouva entourée de mendiants qui venaient, selon l'usage, apporter leurs souhaits, en sollicitant une aumône. Tout à coup ses regards tombèrent sur une vieille femme agenouillée… Sa quenouille et son fuseau suffisaient pour la faire reconnaître: c'était la vieille servante, c'était Bertaude!
Elle courut à elle, prit ses mains, et lui demanda ce qu'elle faisait là.
«Ce que j'ai fait pendant neuf années,» répondit la vieille femme, qui ne put retenir ses larmes.
Et voyant M. de Boutteville, qui était accouru:
«Oui, continua-t-elle, voilà tout le secret dont on a tourmenté votre fiancé. Après vous avoir déposée au couvent, je me suis mise à parcourir à pied la Normandie, filant le long des routes et demandant au nom de Dieu. Mon travail me rapportait peu de chose, c'était pour moi; l'aumône rapportait davantage, c'était pour vous! Mais il ne faut point que votre mari rougisse de ce que j'ai fait: le don accordé au nom de Dieu ne peut être une honte pour personne. Le bon cœur de tous les hommes vous a soutenue quand vous étiez petite; maintenant que vous voilà grande, le bon cœur d'un seul homme vous rendra heureuse. J'ai fini de mendier aujourd'hui; car, dès que vous n'avez plus besoin de rien, je n'ai rien à demander.»
Yvonnette, d'abord stupéfaite, puis éperdue d'attendrissement, embrassait la vieille, qui ne pouvait comprendre de tels transports. Mais M. de Boutteville, dont les yeux s'étaient mouillés de larmes, prit tout à coup sa main et y posa celle de sa fiancée:
«Vous avez été sa mère, dit-il, c'est à vous de la mener à l'autel et de me la donner.»
Ce qui fut fait sur l'heure, à la grande admiration de tous les spectateurs. Yvonnette, parée de soie, de dentelle et d'or, fut conduite au prêtre par Bertaude, qui portait encore ses habits de mendiante, sa quenouille et son fuseau; et, la cérémonie achevée, la jeune mariée vint s'agenouiller devant la vieille paysanne pour lui demander de la bénir, comme elle eût fait pour sa mère! La foule pleurait, et l'on entendit répéter de tous côtés:
«Que Dieu les protége! que Dieu les protége!»
Ce vœu fut accompli, car le souvenir de cette union a été conservé dans le Bessin, où l'on disait encore longtemps après, sous forme de proverbe: Heureux comme les Boutteville!
Mais ce qui vaut mieux, c'est qu'ils conservèrent jusqu'à la fin leur vénération reconnaissante pour Bertaude. Alors que les plus grands seigneurs et que les plus grandes dames se trouvaient réunis dans les salons du château de Boutteville, la fileuse d'Évrecy y occupait la place d'honneur. On célébrait de plus, tous les ans, à l'église de la paroisse, une messe solennelle à laquelle la vieille servante se rendait avec son ancien costume de mendiante, sa quenouille et son fuseau, ayant à un bras le sire de Boutteville, et à l'autre Yvonnette. Touchante cérémonie, qui, en rappelant le dévouement et la reconnaissance, servait également d'exemple aux maîtres et aux serviteurs.