Le monde tel qu'il sera
VIII
Tout en donnant ces détails, l'académicien avait regagné sa calèche, et il allait y remonter, lorsque milady Ennui déclara qu'elle voulait conduire Marthe aux nouvelles galeries du Bon-Pasteur.
C'était un magasin où se trouvaient réunies pour l'acheteur toutes les productions du monde connu. Il couvrait une surface de deux cents hectares et occupait douze mille commis. Outre la ligne d'omnibus desservant l'intérieur, on avait ménagé un avançage de voitures à la tête de chaque comptoir. Les étoffes, roulées et déroulées par d'immenses cylindres, passaient devant les yeux de la foule, comme ces toiles mobiles qui représentent les cascades à l'Opéra: des montres gigantesques, garnies de bijoux et d'orfévreries, tournaient partout sur elles-mêmes; des tablettes couvertes de cristaux, d'ivoires sculptés, de fantaisies précieuses, allaient et venaient sans cesse sur leurs rails de cuivre, et semblaient appeler les acheteurs; enfin, au milieu de tout cet éclat, des valets en livrée circulaient chargés de plateaux, et offraient des rafraîchissements.
«Vous le voyez, dit M. Atout, le commerce s'est agrandi comme tout le reste; ce n'est plus qu'une banque perfectionnée. Les profits, qui autrefois faisaient vivre médiocrement cent mille familles, ont créé dix existences royales auxquelles tout est possible. Votre temps était encore celui des petits marchands. En sortant d'apprentissage on se mariait, on ouvrait boutique avec son amour et son courage! Mais, de nos jours, la bonne volonté ne tient plus lieu de capital, et la première condition, pour exercer un commerce, n'est point de le connaître: c'est d'avoir un million!»
A ces mots, l'académicien se mit à calculer tout haut, pour Maurice, la valeur des marchandises entassées dans les galeries qu'ils parcouraient, tandis que milady Ennui faisait remarquer à Marthe leur prodigieuse variété.
Mais Maurice et Marthe n'écoutaient plus, car ils venaient d'apercevoir l'enseigne du magasin-monstre: Le Bon-Pasteur! Leurs regards s'étaient aussitôt cherchés, leurs lèvres avaient murmuré en même temps le nom de mademoiselle Romain, et tous deux étaient devenus subitement rêveurs!
C'est que ce nom avait réveillé chez eux le souvenir de tout un autre monde; un de ces souvenirs qui vous attendrissent comme la vue du vieux foyer sur lequel vous écoutiez les histoires de la nourrice, du petit jardin où vous plantiez des rameaux d'aubépine, de la borne qui servait de siége au mendiant avec lequel vous partagiez votre pain de l'école! Et cependant mademoiselle Romain n'avait été ni une parente, ni une compagne de jeux; mademoiselle Romain n'était qu'une vieille voisine, mercière à l'enseigne du Bon-Pasteur!
Mais aussi quelle voisine! et comment l'oublier? Qui pouvait l'avoir vue au fond de sa petite boutique obscure sans se rappeler sa haute chaise à patins, sa chaufferette de terre, ses grandes aiguilles à tricot, et son visage souriant sous les rides de la laideur.
Car Dieu, qui avait été sévère pour mademoiselle Romain, l'avait fait naître pauvre, maladive et disgraciée! Elle eût pu se plaindre de la part qui lui avait été faite; elle aima mieux y chercher le peu de bien qui s'y trouvait caché! Son indigence lui interdisait les plaisirs, elle l'accepta comme une sauvegarde contre les excès; ses souffrances étaient sans trêve, elle y trouva un utile enseignement de patience; sa laideur lui ôtait l'espoir d'être aimée, elle s'en dédommagea en aimant les autres!
Puis, Dieu n'avait point été pour elle sans pitié! A défaut de bonheur, il lui donna un grand devoir à remplir.
Mademoiselle Romain avait un père paralytique, dont elle devint le seul appui! Le corps du vieillard n'était plus qu'un cadavre insensible, mais la tête continuait à penser, le cœur battait toujours! Incapable de se faire à lui-même l'aisance ou la misère, il était encore capable de les recevoir et de les sentir.
Sa fille le comprit, et résolut de lui conquérir tout ce qu'il pouvait espérer de joie. Elle réunit ses dernières ressources, acheta quelques marchandises, et vint s'établir au Bon-Pasteur!
La boutique était petite, et bien des rayons restaient vides; mais la sainte fille avait la foi des grands cœurs! Prête à tous les sacrifices pour celui qu'elle s'était promis de rendre heureux, elle ne pouvait croire que la Providence la trahît. Le moyen, en effet, de supposer Dieu moins bon que nous-mêmes? Toujours le tricot à la main, près du comptoir, elle n'interrompait son travail qu'à l'entrée d'un acheteur, et, s'il se faisait trop attendre, si l'inquiétude ou le découragement ralentissait le mouvement de ses longues aiguilles de buis, elle regardait vers l'arrière-boutique le vieux paralytique doucement confiant dans son courage, et les aiguilles recommençaient à s'agiter plus rapides.
Les gains étaient faibles sans doute; mais qui peut dire les miracles de l'économie et du dévouement? Tout ce que mademoiselle Romain se retranchait était ajouté au bien-être du vieillard; celui-ci, trompé, la croyait plus riche à chaque nouvelle privation, et jouissait de ses sacrifices sans avoir la douleur de les soupçonner. La fille remerciait le ciel de cette erreur, qu'elle appelait une grâce, et, pour s'en rendre digne, elle s'imposait de nouveaux devoirs.
Une pauvre femme qu'elle avait employée quelquefois vint à mourir, laissant un fils presque idiot. Mademoiselle Romain l'accueillit d'abord, pour qu'il ne vît point clouer le cercueil de sa mère; mais, le lendemain, quand elle pensa qu'il fallait le conduire à l'hospice, le cœur lui manqua. L'enfant avait déjà choisi sa place près du foyer, il tenait sa tête appuyée sur les genoux du paralytique, et souriait en regardant celle qui l'avait recueilli.
«Il eût pu être mon frère!» pensa-t-elle, attendrie.
Et, regardant encore ces deux infortunés, que Dieu semblait lui offrir réunis à dessein, elle ajouta dans sa pensée:
«C'est mon frère!»
Et l'enfant ne la quitta plus.
Quand Marthe et Maurice la connurent, le vieillard et l'idiot vivaient encore près d'elle, heureux par son travail et sa tendresse. La boutique était toujours aussi petite, les rayons à peine mieux garnis; mais tout le monde connaissait mademoiselle Romain et lui achetait. Les vieillards se découvraient les premiers à sa vue, les jeunes gens la saluaient comme si elle eût été belle, et les mères apprenaient à leurs enfants à la reconnaître. Que de fois Maurice et Marthe avaient passé devant l'étroit vitrage de sa boutique en se tenant par la main, et rien que pour la voir!
«C'est la bonne demoiselle! disaient-ils à demi-voix, celle à laquelle il faut ressembler.»
Et ils la saluaient par son nom, et, quand elle leur avait répondu, ils continuaient leur route, fiers et attendris, en se promettant tout bas de l'imiter.
Ah! qu'étaient toutes les richesses entassées dans les galeries de Sans-Pair auprès de cette humble boutique, dont la vue formait un enseignement? Qu'étaient ces milliers de commis auprès de la pauvre femme qui, rien qu'avec son courage, avait soutenu deux existences et sauvé deux âmes? Hélas! que Dieu l'eût fait naître plus tard, au milieu d'une société plus éclairée, elle eût en vain travaillé et espéré! La bonne volonté ne tenait plus lieu de capital!
Avant de ramener chez lui ses deux hôtes, l'académicien voulut leur donner une idée de la magnificence de Sans-Pair, et les conduisit au grand carrefour de la Réunion.
C'était une place à laquelle venaient aboutir toutes les rues de la capitale; elle était ornée de cinquante bornes-fontaines et de deux cents becs de gaz épuré. Le musée, la bibliothèque, le théâtre national et la chambre des représentants l'encadraient de leurs façades, magnifiquement décorées d'affiches peintes à l'huile. Tout autour rayonnaient les rues, formant une ligne droite de plusieurs lieues, et composées de maisons quadrangulaires, tellement semblables que les numéros seuls pouvaient les faire distinguer. Une foret de tuyaux fumants couronnait cette charmante perspective, que l'on saisissait d'un seul coup d'œil.
Les vingt-quatre divisions qui formaient la ville entière étaient désignées par les vingt-quatre signes de l'alphabet, et chaque citoyen devait habiter le quartier qui correspondait à la première lettre de sa profession. Cette disposition avait le léger désavantage de placer votre bottier à soixante-huit kilomètres de votre tailleur; mais elle donnait à la ville une régularité qui eût fait envie à une table d'échecs, et, si les relations de la vie en souffraient, la raison pure était du moins satisfaite.
Cependant cette organisation venait d'être vivement attaquée par un savant astronome, M. de l'Empyrée, comme relevant de la numération duodécimale, depuis longtemps abandonnée pour tout le reste. Il avait proposé, en conséquence, dans l'intérêt de l'unité mathématique, la démolition de Sans-Pair, qui eût été reconstruit en dix quartiers, correspondant aux dix chiffres de la table numérale, et où chacun eût été rangé selon son mérite, c'est-à-dire selon la quantité de ses impôts. Cette profonde conception avait assez vivement ému les esprits pour détourner l'attention publique des découvertes lunaires dues, comme nous l'avons déjà dit, au même savant.
Maurice remarqua que les maisons, construites en fer, pouvaient se démonter comme un meuble. Si le propriétaire changeait d'état, il n'avait qu'à s'adresser à la compagnie des déménagements, qui lui transportait son domicile dans le nouveau quartier qu'il devait habiter.
Les logements de garçon étaient encore plus simples: ils consistaient en une malle mécanique, dont on emportait la clef. Le soir venu, la malle se développait et formait une chambre à coucher, avec alcôve et cabinet de toilette. Quant à la cuisine, elle était devenue inutile depuis l'invention des fourneaux-caporal, qui permettaient à chaque fumeur de préparer trois plats à la chaleur de sa pipe, et des briquets autoclaves, cuisant un potage et deux biftecks au feu d'une allumette.
En repassant près du port, les deux époux y virent une île couverte de bosquets et de villas, qu'ils n'avaient point aperçue quelques instants auparavant. Ils apprirent de leur conducteur que c'était le grand village flottant, le Cosmopolite, qui arrivait de sa promenade autour du monde.
L'étendue de ce bateau-phénomène était de plusieurs kilomètres. Chaque passager y avait son cottage, avec parterre, basse-cour et jardin potager. Au milieu du village s'élevait l'église, et à l'une des extrémités la salle de concerts. Cent cinquante machines, de la force de quatre cents chevaux, mettaient en mouvement le Cosmopolite, qui fendait les flots avec la rapidité du Léviathan. Son voyage de circumnavigation durait huit jours. Il touchait à la Nouvelle-Guinée, franchissait le canal creusé dans l'isthme de Panama, traversait l'océan Atlantique, remontait jusqu'à la Méditerranée, entrait dans la mer Rouge par le détroit de Suez, et regagnait le point de départ à travers la mer des Indes.
Les passagers que la navigation fatiguait se faisaient débarquer au Caire, où ils prenaient le grand chemin de fer d'Asie, qui les conduisait jusqu'à Malaca en wagons-houses. Ces wagons-houses étaient des maisons roulantes, où l'on trouvait des chambres à coucher, un restaurant, des billards, un estaminet et des bains russes.
Près du Cosmopolite flottaient une foule d'autres bateaux, dont les différentes destinations se trouvaient indiquées par des affiches en banderoles. Les uns formaient des théâtres flottants, qui, traversant les mers et remontant les fleuves, portaient aux peuplades les plus reculées les bienfaits du vaudeville ou les enseignements de l'opéra-comique; d'autres, disposés en salles de bal, allaient apprendre aux cinq parties du monde les quadrilles des Musards sans-pairiens; les plus petits, enfin, consacrés à des dioramas, à des ménageries ou à des cabinets de lecture, jetaient successivement l'ancre dans toutes les criques de la terre habitée pour populariser les beautés de la nature, les bêtes savantes et les romans de M. César Robinet.
Un peu plus loin, nos promeneurs rencontrèrent le grand dock, où arrivaient les produits de toutes les mines connues. Un système de canaux souterrains, alimentés par les eaux des mines elles-mêmes, reliait celles-ci l'une à l'autre, et permettait aux exploitations de se prêter un secours mutuel. On voyait arriver dans le bassin de Sans-Pair, par mille voûtes sombres, des barques chargées des différents minéraux arrachés à la terre, et conduites par des hommes de toutes races et de tous costumes. Ici c'étaient les Chinois avec du plomb et de l'étain, là des Espagnols avec le mercure, plus loin les Siciliens transportant le soufre de leurs volcans, les Américains riches en or, les Anglais noirs de houille, les Africains chargés de bitume, et les peuples du Nord amenant le cuivre, le fer et le platine. La facilité et la fréquence des communications avaient ainsi mêlé toutes les nations, sans qu'une association fraternelle fût venue les confondre. Chacune avait perdu son caractère, et n'avait point adopté celui des autres. Ces physionomies effacées ressemblaient aux monnaies usées par le frottement, qui, bien que dépouillées de leur empreinte, restent différentes par le métal. A force de regarder le monde comme une grande route, chacun avait perdu le sentiment de la nationalité; on n'avait plus de ville, plus de foyer, partant plus de patrie! Les lieux n'étaient que des points d'appui, auxquels on abritait sa vie un instant, comme on accroche une montre au mur d'une hôtellerie.
Maurice commençait à communiquer ces réflexions à son conducteur, lorsqu'il fut interrompu par milady Ennui, qui se trouvait lasse et voulait rentrer. Ils remontèrent, en conséquence, dans la calèche volante, et regagnèrent l'hôtel de l'académicien.
Mais, quelque rapide qu'eût été le voyage, il avait suffi pour augmenter l'indisposition de madame Atout. A peine arrivée, elle déclara qu'elle se trouvait plus mal et voulait voir un médecin.
L'embarras était de savoir lequel, car les progrès des lumières avaient introduit la division de la main-d'œuvre jusque dans les sciences. Les médecins s'étaient partagé le corps humain, comme un héritage conservé jusqu'alors en indivis. Chacun avait eu son domaine, au delà duquel il ne prétendait rien. A l'un la tête, à l'autre l'estomac; à celui-ci le foie, à celui-là le cœur. Si plusieurs organes étaient attaqués à la fois, on prenait plusieurs médecins; s'ils l'étaient tous, on en prenait davantage. Chacun traitait de son côté son morceau de maladie, et le patient guérissait par fragments, s'il ne mourait tout d'une pièce.
Comme milady Ennui souffrait surtout de spasmes, on crut devoir appeler le docteur Hypertrophe.
Celui-ci expliqua d'abord que, la vie étant entretenue par le sang, et le sang mis en mouvement par le cœur, toute maladie avait nécessairement pour cause un défaut d'équilibre dans les fonctions de ce muscle creux et charnu. Il déclara donc, après avoir examiné la malade, que son malaise provenait d'un afflux pléthorique dans l'oreillette gauche, et lui ordonna un sirop antiphlogistique dont il était l'inventeur.
Mais à peine fut-il parti que les douleurs de la malade se déplacèrent; M. Atout fit aussitôt demander M. le docteur Jecur, spécialement connu pour ses travaux sur les viscères bilio-dispensateurs.
Après avoir examiné milady Ennui, il déclara que le siége de son mal était évidemment dans le foie, viscère glanduleux, destiné à séparer la bile du sang, et qui, étant le principe même de la vie, décidait nécessairement seul de la santé ou de la maladie. Mais ses prescriptions ne furent point plus heureuses que celles de son confrère, et, après son départ, la douleur gagna les membres.
L'académicien s'adressa cette fois au docteur Névretique, qui avait pour spécialité les maladies sans causes.
Il arriva d'un saut, en criant:
«Les nerfs! les nerfs! organe de la volonté… de la sensation… tout est là… il n'y a que les nerfs!»
Il tourna trois fois autour du lit de la malade, ordonna les bals et les spectacles, avec une infusion de feuilles d'oranger, puis repartit.
Cependant les suffocations de milady Ennui ne cessaient point, et M. Atout continuait à épuiser inutilement la science des spécialistes, lorsque Maurice se rappela l'espèce d'armure ouatée qui enveloppait milady; il lui fit transmettre timidement le conseil d'en sortir. Le résultat fut immédiat; madame Atout, rendue à la liberté de ses mouvements, se trouva subitement guérie. Sa maladie n'était qu'une suffocation; et, faute de s'être adressée au docteur des poumons, elle avait failli mourir étouffée.
Tout en donnant les soins nécessaires, l'académicien avait mandé un notaire et des témoins, afin de faire constater la maladie de madame Atout. Dès qu'elle fut guérie, il prit l'acte dressé par eux, et emmena Maurice aux bureaux de la Compagnie des Centenaires.
On y assurait non-seulement la vie, mais la santé, et l'on y recevait un dédommagement pour les moindres indispositions, comme on en eût reçu autrefois de la Compagnie du Phénix pour un incendie partiel. Par ce moyen, la maladie de vos parents vous faisait vivre, en attendant que leur mort vous enrichît. L'intérêt tenait en échec l'affection; on se consolait de les voir souffrir, en calculant ce que rapportait chacune de leurs souffrances; leur fin, entrevue à travers la prime suprême, paraissait moins cruelle, et l'arithmétique appliquait ses chiffres bienfaisants sur les blessures du cœur.
Ainsi, l'arithmétique avait brisé les aiguillons de la mort… du moins pour les survivants.
En ressortant, l'académicien vit un assuré qui quittait le bureau mortuaire, et reconnut M. Philadelphe Le Doux, président de la Société humaine de Sans-Pair, et membre de tous les clubs philanthropiques du monde habité.
Il était couvert de nœuds de crêpe noir, attestant le nombre des pertes cruelles qu'il venait d'éprouver, et suivi d'un commissionnaire chargé de sacs d'argent qui constataient la quotité des consolations payées par la compagnie.
Lorsque M. Atout l'aperçut, il avait sur les lèvres ce sourire joyeusement modeste du sage dans la prospérité; mais à peine son regard eut-il rencontré Maurice et son compagnon qu'il changea de visage: une expression douloureuse enveloppa son front, comme un nuage subit.
M. Atout l'accosta, et s'informa avec empressement de ce qui lui était arrivé.
«Hélas! vous le voyez, dit le philanthrope, dont le regard mélancolique glissa de ses nœuds de deuil jusqu'au commissionnaire; la Providence m'a éprouvé cruellement! Mon frère… mon oncle… mon cousin!…»
Il s'arrêta avec un gémissement, et porta à ses yeux le groupe de billets de banque qu'il tenait à la main.
«Ah! vous me le rappelez, dit l'académicien, chez qui un souvenir sembla se réveiller; tous trois étaient embarqués sur la flottille des ballons incendiés.
—Dites tous quatre, reprit M. Le Doux, car mon neveu s'y trouvait aussi!… C'est surtout sa perte que je pleure!… Périr à vingt ans!… et les directeurs de la compagnie refusent de payer cette précieuse existence!… Ils veulent que je fournisse les preuves authentiques de sa mort!… Comprenez-vous? moi, recueillir les preuves!… Ces malheureux n'ont point d'âme!… d'autant que j'ai fait déjà inutilement toutes les recherches. Mais je les forcerai à tenir leurs engagements… dans l'intérêt de la morale publique! J'accepterai tout entier le poids de mon malheur!…»
Ici, les regards du philanthrope se détournèrent de nouveau, comme s'il eût voulu supputer ce que ce douloureux fardeau pourrait ajouter à celui du commissionnaire. L'académicien en profita pour lui offrir les consolations habituelles. Après lui avoir refait l'ode de Malherbe à Duperrier, avec plusieurs citations en langues mortes (ce qui a toujours une grande autorité près de ceux qui ne connaissent que les vivantes), il fit un relevé statistique de tous les maux auxquels les quatre défunts avaient échappé en trépassant, et arriva à la conclusion, que le seul à plaindre était leur héritier survivant.
M. Le Doux parut un peu consolé par cette démonstration de son malheur, et remercia M. Atout. Quels que fussent d'ailleurs ses chagrins, il espérait les adoucir par le noble exercice de la bienfaisance. Le genre humain lui tiendrait lieu de famille, il voulait s'adonner désormais tout entier à la propagation de la société Aide-toi! le ciel ne t'aidera pas.
Il rappela, à cette occasion, à l'académicien, qu'il avait promis de souscrire à l'œuvre, et le pria d'assister le lendemain à l'exhibition des pupilles de la société.