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Le monde tel qu'il sera

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XVIII

La Bibliothèque nationale et son catalogue.—Utilisation de la promenade.—Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.—Portraits à la grosse, avec ressemblance garantie.—M. Illustrandini, statuaire de l'univers.—M. Prestet, peintre du Gouvernement à pied et à cheval.—Opinion de Grelotin sur la peinture.

En suivant leur guide, Maurice et Marthe passèrent devant un édifice noir gardé par des soldats. Ils l'auraient pris pour une maison de force, s'ils n'avaient lu au-dessus de la porte d'entrée: Bibliothèque Nationale. Ils exprimèrent le désir d'y entrer; mais M. Prétorien les avertit qu'elle était fermée.

«L'inscription vous a trompés, dit-il en souriant; à Sans-Pair, une bibliothèque nationale n'est point celle dont le peuple jouit, mais celle qu'il entretient. Il en est pour cela comme de la voie publique, toujours barrée par ordre de l'autorité supérieure, et que l'on répare perpétuellement de ses réparations. Qu'auriez-vous vu d'ailleurs? Des montagnes de livres superposés au hasard. Le zèle et la science des conservateurs s'évertuent en vain à débrouiller ce chaos. Les fonds dont ils auraient besoin sont absorbés par les gendres et les neveux de députés, qui obtiennent des missions artistiques pour la dégustation des vins de Tokai, l'étude des huîtres d'Ostende ou l'examen des Circassiennes du Caucase. Voilà trois siècles qu'on travaille au catalogue; chaque mois on classe cent volumes, et on en reçoit mille qui restent non classés! C'est une mer dans laquelle se jettent tous les jours de nouveaux fleuves, et que l'on essaye à mettre en bassins avec une coque de noix. Aussi l'édifice eût-il déjà fléchi sous le faix toujours croissant des livres qu'on y entasse, si les rats et les collecteurs ne travaillaient sourdement à son allégement. Du reste, la police la plus rigoureuse est établie à la porte; on interdit les gros souliers, qui feraient trop de poussière; les parasols sont sévèrement prohibés, et chacun doit laisser, en entrant, son chapeau au portier. Aussi la bibliothèque de Sans-Pair est-elle partout citée pour modèle, et, sauf les livres, tout y est dans un ordre parfait.

Vis-à-vis la bibliothèque s'étendait un jardin public que Prétorien traversa, et où Maurice put renouveler l'observation qu'il avait déjà faite. Tous les promeneurs se livraient à quelque travail qui utilisait la locomotion. Les uns brodaient en marchant, les autres faisaient de la tapisserie, tressaient des paniers ou fabriquaient des bourses et des faux tours pour les étrennes. Les jeux publics servaient également à la production. Chaque escarpolette mettait en mouvement un pétrin mécanique pour la fabrication des gâteaux; les chevaux de bois faisaient tourner un moulin à café, et les tirs au pistolet servaient à casser des noisettes.

Maurice remarqua surtout un homme de moyen âge qui avait réussi à rendre sa promenade triplement profitable: il lisait, tricotait et traînait après lui un appareil économique dans lequel cuisait son dîner.

En quittant la promenade, les deux époux se trouvèrent dans un nouveau quartier.

Là, tout avait changé d'aspect. On ne voyait qu'hommes barbus et que femmes échevelées, portant tous les costumes connus, depuis la feuille de figuier de nos premiers pères jusqu'à la robe de chambre du dix-neuvième siècle. M. Prétorien leur apprit que c'était le quartier des artistes.

Leur première et constante préoccupation était celle de ne pas s'habiller comme le bourgeois, de n'avoir pas les mêmes meubles que le bourgeois, de ne pas ressembler au bourgeois! En conséquence, ils étaient vêtus de toges, de cuirasses ou de hauts-de-chausses de tricot; ils marchaient avec des pantoufles de mamamouchi, s'asseyaient sur de grands fauteuils boiteux du temps des croisades, buvaient dans d'anciens hanaps bosselés, et fumaient du tabac de caporal à travers des narguillés de douze pieds. Le tout dans l'intérêt de l'art et par haine pour la bourgeoisie.

Nous avons oublié de dire que la bourgeoisie, c'était tout le monde, excepté eux!

Outre cette grande haine, les artistes de Sans-Pair avaient certains principes qui formaient comme le code de leur association, et que l'on pouvait résumer en six aphorismes:

Article 1er. Le sculpteur trouve que la peinture a cessé d'exister.

Article 2. Le peintre trouve que la sculpture n'existe plus.

Article 3. Peintres et sculpteurs ne reconnaissent de talent qu'aux morts; encore faut-il qu'ils le soient depuis longtemps.

Article 4. La meilleure des républiques est celle où l'on achète le plus de statues et de tableaux.

Article 5. On doit toujours secourir un confrère, mais on n'est jamais tenu de l'admirer.

Article 6. L'artiste a trois ennemis: le marchand de couleurs, le public et son propriétaire.

Prétorien visita d'abord, avec ses compagnons, l'école où l'on envoyait les jeunes gens reconnus propres aux arts. On l'avait ornée de statues ou de tableaux retrouvés dans les ruines de Paris, et qui étaient devenus des chefs-d'œuvre avérés depuis que le temps en avait détruit une partie. Mais le directeur du Grand Pan ne laissa point à Maurice le temps de les voir. Il avait promis de le conduire chez les artistes les plus célèbres de Sans-Pair, et il entra d'abord chez M. Aimé Mignon, peintre de tous les princes, de tous les banquiers et de toutes les jolies femmes de la République.

M. Aimé Mignon était le premier qui eût songé à appliquer au portrait le système de la confection en pacotille. Il avait, pour cela, ramené toutes les physionomies à cinq caractères: le grave, le gai, le sauvage, le voluptueux, l'indifférent, et avait fait peindre d'avance une collection de toiles reproduisant ces différents types sans le visage! Ces toiles étaient exposées dans son atelier avec le prix, calculé en pouces carrés, de sorte que chacun pouvait choisir sa tournure toute faite comme on choisit un habit. Il n'y avait plus que la tête à ajouter; mais, pour celle-ci, M. Aimé Mignon réussissait toujours au gré de l'acheteur. Lui-même développa, sur ce point, son procédé à Maurice.

«La mission du portraitiste, dit-il, n'est point, comme on l'a cru longtemps, de reproduire ce qu'il voit, mais ce qui devrait être. La nature est généralement laide; notre rôle est de l'embellir, je dirais même que c'est notre devoir. Car, que veulent la plupart des gens qui se font peindre? Acquérir la preuve qu'ils sont plus beaux qu'ils ne le paraissent. Si un portrait ne réussit qu'à reproduire notre laideur, à quoi bon en faire la dépense? N'est-ce point assez d'avoir la laideur elle-même? Pensez-vous qu'un bègue payât bien cher pour entendre contrefaire son bégayement? Le portraitiste a toujours, du reste, un moyen sûr de savoir s'il a réussi: celui qu'il peint se déclare-t-il ressemblant, il faut qu'il efface vite; se prétend-il flatté, tout est bien; l'œuvre sera payée sans réclamation et prônée aux amis.»

De chez M. Mignon, Marthe et Maurice se rendirent chez le signor Illustrandini, statuaire ordinaire des cinq parties du monde, auxquelles il fournissait indifféremment des Vierges avec ou sans Enfant, des Vénus pudiques ou non pudiques, des Christs morts ou vivants, des martyrs en pied, des païens en gaîne et des grands hommes de toutes dimensions. M. Illustrandini avait des carrières de marbre qu'il faisait exploiter, des fonderies toujours en activité, et douze cents jeunes gens qui modelaient et taillaient pour lui.

Prétorien le trouva occupé à expédier soixante colis de saints non canonisés destinés à l'Irlande, et une statue colossale de l'Incrédulité commandée par le club des athées de Boston.

A la vue du journaliste, il s'avança les bras ouverts.

«Le voilà! s'écria-t-il, notre providence, notre étoile tutélaire, notre soleil! c'est lui qui a éclairé les ministres.

—Comment? demanda Prétorien, qui ne parut point comprendre.

—Ne vous rappelez-vous plus ces travaux qu'ils voulaient partager entre plusieurs? reprit Illustrandini.

—Eh bien?

—Ils viennent de m'en charger seul.

—Ah! ils ont enfin cédé! dit le journaliste avec un mouvement d'orgueil.

—Grâce à vous! s'écria Illustrandini en lui prenant les mains. Qui oserait vous résister? n'êtes-vous pas le roi de l'opinion? Mais je puis dire qu'en me rendant service, vous n'avez point été non plus inutile à l'art. Je serai digne de vous, maître… d'autant que les premiers prix ont été maintenus… quinze cent mille francs! Comment ne pas faire un chef-d'œuvre? Aussi, depuis hier, ma tête est en feu; je vois mes statues; elles marchent, elles regardent, elles crient…»

Illustrandini avait cet enthousiasme mécanique des artistes brouillons qui, au lieu de boire avec une émotion silencieuse aux fontaines sacrées, s'y jettent jusqu'au cou avec de grands cris. Quand il parlait d'art, chaque mot avait dans sa bouche le double de syllabes; c'était comme le tonnerre que l'on entend au théâtre, quelque chose de lourd roulant sur quelque chose de creux. Le lourd, c'était la parole, et le creux, l'esprit.

Cependant ces convulsions à froid réussissaient près de tout le monde; comme Illustrandini manquait de bon sens, on lui avait supposé de l'imagination.

Un riche mariage acheva de le poser dans le monde; il prit équipage, donna des dîners, des bals; et la célébrité de l'amphitryon finit par déteindre sur l'artiste.

Illustrandini l'avait prévu, car c'était avant tout un homme d'affaires. Une fois en possession de la vogue, il se mit à l'exploiter avec l'âpreté furieuse des parvenus. Prospectus vivant de son propre mérite, il allait partout se proposant, pressant, sollicitant. Chaque travail confié à un autre était à ses yeux un vol; il criait à la perte de l'art; déplorait les beaux siècles de Napoléon et de Louis-Philippe, et ameutait contre son rival malencontreux la troupe de ses complaisants et de ses dupes. Pour lui, tout n'était point assez.

Pendant qu'il faisait éclater l'enthousiasme continu qui lui était familier, Prétorien regardait autour de lui avec distraction. Illustrandini s'arrêta tout à coup.

«Ah! vous contemplez ma Minerve? s'écria-t-il.

—Une Minerve! répéta le journaliste, dont les yeux s'arrêtèrent avec hésitation sur un bloc de terre glaise.

—C'est elle! répéta Illustrandini avec complaisance; elle est sortie tout armée de mon cerveau comme de celui de Jupiter. Je l'ai modelée dans une telle ardeur que la terre fumait sous mes doigts.

—Cependant, fit observer Prétorien avec hésitation, il me semble qu'il reste encore beaucoup à faire…

—Pour mes élèves, acheva Illustrandini; oui, la partie de métier: les bras, les jambes, le corps! Mais qu'est-ce que cela quand l'idée a été trouvée? Tout est dans l'idée. La déesse, appuyée d'une main sur sa lance, présente de l'autre une branche d'olivier. Voilà la statue, le reste n'est que du détail et n'a pas besoin du souffle de l'artiste. Revenez dans un mois, le voile qui cache Minerve à vos yeux sera tombé, et vous la verrez dans sa divinité.»

Prétorien promit de revenir et se dirigea vers l'atelier de M. Prestet, qui occupait, parmi les peintres, le même rang qu'Illustrandini parmi les sculpteurs.

Seulement le sien n'avait rien de poétique ni de solennel, loin de là; Prestet chantait les complaintes d'ateliers, cultivait le calembour, donnait du cor de chasse et imitait le cri de toutes sortes d'animaux; c'était un artiste bon enfant, peignant comme il chassait, comme il jouait au billard, avec une facilité leste et insoucieuse. Aussi essayait-il indifféremment tous les genres; l'art, pour lui, n'était point une préférence, mais une profession. Il inscrivait sur un livre-journal les commandes qui lui étaient faites et les exécutait par numéro d'ordre. Or, on estimait que, pour y satisfaire, il devrait atteindre l'âge de cent douze ans, et qu'il aurait alors exécuté 745 kilomètres de peinture de tout genre.

Il avait, du reste, réussi à rendre plus rapide le travail des grandes toiles destinées au Panthéon de Sans-Pair, en les peignant sur une locomotive et armé d'une perche à quatre pinceaux. Pour les moindres tableaux, il se contentait d'un appareil ingénieux qui lui permettait d'en exécuter cinq en même temps.

Il reçut nos visiteurs sans se déranger, donnant pour excuse les huit tableaux qu'il devait livrer le soir même, et continua d'en peindre trois, tout en causant.

Maurice voulut connaître ses idées sur la peinture; M. Prestet les lui indiqua avec son aisance et son aplomb habituels.

«La peinture, dit-il, est l'art de représenter tout ce qu'indiquent les programmes, à la satisfaction du Gouvernement et de son auguste famille. On vous ordonne une bataille, vous faites des gens en uniforme qui se battent; un groupe de nymphes, vous peignez trois femmes peu vêtues; une machine ingénieuse, vous dessinez un métier d'où sort une paire de chaussettes. Si chacun reconnaît la chose sans inscription, vous pouvez dire comme le vieil Italien: «Moi aussi je suis peintre»; et la preuve que vous l'êtes, c'est qu'on vous commandera des tableaux. On a parlé de mélodie de tons, de couleurs vibrantes, d'harmonie de lignes! folie! Toute la peinture se trouve comprise dans un mot: copier ce qui est, de manière à ce que le ministre des beaux-arts lui-même puisse reconnaître qu'un fagot n'est pas un conseiller d'État! Tout le reste est de la poésie Grelotin, bon pour Grelotin, digne de Grelotin.»

Maurice demanda ce que c'était que Grelotin.

«Un quasi-idiot, qui sert de jouet à nos artistes, répondit Prétorien. Il a étudié l'art vingt ans, et, ne pouvant atteindre à son idéal, il s'est résigné à devenir gardien du Musée, où il continue à étudier son système: car Grelotin a un système qui ferait infailliblement de lui un grand peintre, ou un grand sculpteur, s'il peignait ou s'il sculptait. Vous pourrez, du reste, l'interroger vous-même quand nous traverserons les galeries.»

Ils prirent congé de Prestet et se dirigèrent vers le Musée.

Toutes les écoles, réunies par groupes, comme les différentes familles d'une même race, avaient été entassées dans une seule salle, afin que les autres pussent être réservées à l'art national: c'est ainsi que l'on désignait, à Sans-Pair, les œuvres d'Illustrandini, de Mignon et de Prestet.

Grelotin se tenait à la porte de l'immense galerie, comme un dragon devant le trésor qu'il garde.

C'était un tout petit homme, mal fait, presque chauve, dont les lèvres étaient agitées d'un tremblement continuel, et qui regardait devant lui avec des yeux doux et à demi égarés.

Prétorien lui présenta Marthe et Maurice comme un couple des vieux siècles; Grelotin les regarda.

«Vivaient-ils du temps où l'on savait peindre des tableaux qui chantaient?» demanda-t-il avec une curiosité empressée.

Les deux ressuscités regardèrent leur conducteur.

«Oui, oui, reprit Grelotin avec insistance; il y a eu un temps où la brosse et le ciseau communiquaient une voix mélodieuse à leurs œuvres; je le sais bien, moi qui les entends ici.

—Vous les entendez? répéta Marthe étonnée.

—Tous les soirs! reprit Grelotin; quand la porte de la galerie est refermée, et que le soleil couchant laisse glisser sur les murs ses grandes lueurs enflammées, vite je cours, là-bas, près des Italiens, et j'entends toutes les toiles qui chantent en chœur sans que leurs accents se confondent. Je reconnais celui de Raphaël, à sa douceur sublime; celui de Corrége, ample et attendri; celui du Titien, qui semble vous envelopper; ceux de Carrache, de Léonard de Vinci, de Guide, de Guerchin, d'André del Sarte, tour à tour fougueux, suaves, expressifs ou caressants. Puis viennent les Flamands, à la mélodie moins céleste, mais plus vibrante: Rubens, dont la forte voix chante tour à tour sur tous les tons; Vandyck, profond et sombre; l'harmonieux Jordaëns; le réjouissant Téniers; Van-Ostade, Ruysdaël, Berghem, Wouvermans, mêlant leurs agrestes pastorales aux cantinelles de Miéris et de Gérard Dow. Puis c'est le tour des Espagnols, avec Murillo au timbre varié, Riberra le hardi, Velasquèz le chevaleresque, Zurbaran le mystique. Enfin, les vieux peintres français: Poussin, Lesueur, Claude Lorrain, Watteau, Lancret, chœur de voix nobles ou charmantes, que l'on entendrait mieux sans leurs successeurs: car la peinture française aussi avait perdu l'art. Voyez ces dernières toiles: elles ne chantent plus, elles ne parlent même point, elles ne savent que faire entendre des clameurs discordantes; on dirait qu'elles luttent à qui poussera le cri le plus aigu. De loin en loin, quelques-unes murmurent encore mélodieusement; mais, au milieu du tumulte, on les distingue à peine, ce sont comme des voix d'anges dans le chaos.

—Heureusement que de ce chaos est sorti un nouveau monde, fit observer Prétorien.

—Oui, dit Grelotin en secouant la tête, un monde muet.

—Comment, notre art national?…

—A perdu la voix, continua l'idiot tristement. Parcourez ces salles, écoutez ces tableaux et ces statues, vous n'entendrez rien. On croit encore voir l'art, et on n'en a que l'apparence. L'art vivant n'est plus parmi nous; la toile et le marbre ont cessé de chanter.»

Le journaliste éclata de rire et prit congé du gardien; mais Maurice était devenu pensif. De tous ceux qu'il venait d'entendre, Grelotin était le seul qui l'eût touché. Les autres exploitaient l'art; lui, il le sentait.

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