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Le monde tel qu'il sera

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LE MONDE TEL QU'IL SERA

I.—PROLOGUE.

Les voyez-vous, accoudés à leur fenêtre de mansarde, au milieu des giroflées en fleurs et du gazouillement des oiseaux nichés sous les tuiles? La main de Marthe est posée sur l'épaule de Maurice, et tous deux regardent au-dessous d'eux, vers l'abîme sombre. Dans l'abîme apparaît d'abord l'azur étoilé du ciel, puis, plus bas, les ténèbres lumineuses de Paris. Maurice contemple Paris, Marthe ne voit que le ciel!

Mais après avoir erré d'étoile en étoile, son regard fatigué se repose sur Maurice, sa main s'appuie plus tendrement sur l'épaule qui la soutient, sa bouche s'approche et murmure dans un baiser:

«A quoi penses-tu?»

Perpétuelle question de ceux qui s'aiment; appel inquiet des âmes qui se cherchent sans se voir, et qui, comme des sœurs égarées dans la nuit, s'interrogent à chaque pas!

Maurice se retourna, et ces deux visages, sur lesquels souriaient le bonheur et la jeunesse, se contemplèrent longtemps.

Bien qu'il fût jeune et amoureux, Maurice n'appartenait point à la phalange des hommes de fantaisie qui se sont eux-mêmes décorés du nom de charmants égoïstes. Maurice (il faut bien l'avouer!) était un de ces esprits singuliers qui prennent plus d'intérêt aux destinées du genre humain qu'aux bals de l'Opéra. Tourmenté par la vue de tant de douleurs sans consolation, de tant de misères sans espoir, il en était venu à rêver le bonheur des hommes, comme si la chose en eût valu la peine, et à chercher par quel moyen il pourrait s'accomplir, bien qu'il n'eût reçu pour cela aucune mission du gouvernement.

Il se mit, en conséquence, à étudier les œuvres de ceux qui s'étaient posés comme les penseurs sérieux et comme les sages du temps. Les premiers auxquels il s'adressa furent les philosophes. Ils lui expliquèrent dogmatiquement, au moyen de formules qui avaient tout l'agrément de l'algèbre sans en avoir la précision, ce que c'était que le relatif et l'absolu, le moi et le non-moi, le causal et le phénoménal!… Quant au reste, ils n'y avaient point songé! La philosophie ne s'occupait que des grands principes, c'est-à-dire de ceux qui ne vous rendent ni plus heureux ni meilleurs!

Maurice, peu satisfait, s'adressa aux publicistes, aux historiens, aux légistes. Ils lui analysèrent, tour à tour, les différentes constitutions, et lui commentèrent les différents codes! Mais, sous toutes ces constitutions, le plus grand nombre mourait de faim, pendant que le plus petit mourait d'indigestion; tous les codes étaient des mers trompeuses, où périssaient les pauvres barques de contrebandiers, tandis que les gros corsaires y voguaient à pleines voiles!… Ce n'était point encore là ce que cherchait Maurice; il eut recours aux statisticiens et aux économistes.

Ceux-ci, qui s'étaient sérieusement occupés de la question, le promenèrent six mois à travers leurs colonnades de chiffres, puis finirent par lui déclarer que tout était comme tout pouvait être, et qu'il n'y avait qu'à laisser faire et qu'à laisser passer!…

Il se trouvait donc précisément aussi avancé qu'avant d'avoir rien lu.

En désespoir de cause, il fallut en venir aux fous dont parle Béranger.

Maurice étudia les socialistes: Robert Owen, Saint-Simon, Fourier, Swedenborg! A les entendre, chacun d'eux possédait la contre-partie de la boîte de Pandore; il suffisait de l'ouvrir pour que toutes les joies prissent leur volée parmi les hommes; le désespoir seul devait rester au fond! Maurice soupesa l'une après l'autre les boîtes magiques, souleva les couvercles, regarda au-dessous!… Il lui semblait bien apercevoir du bon dans chacune, mais non sans beaucoup de mélange: le froment était mêlé à l'ivraie, et, avant d'en faire une saine nourriture, il restait encore à vanner et à moudre pour longtemps. Ne pouvant tout rejeter ni tout accepter, il demeura donc à cheval sur une demi-douzaine de systèmes contradictoires; position peu commode, que M. Cousin a baptisée d'un nom grec pour lui donner un air philosophique.

Cependant toutes ces études avaient fortifié sa foi dans l'avenir, cette terre promise de ceux qui ne peuvent voir clair dans le présent. Il croyait au progrès indéfini du genre humain, aussi ardemment qu'un provincial reçu gens de lettres croit à ses destinées littéraires. Les fascinantes influences de la lune de miel elle-même n'avaient rien changé à ces préoccupations, car Marthe s'y était associée, et ce qui eût pu devenir entre eux un mur de séparation s'était ainsi transformé en anneau d'alliance. Réunies dans une même espérance, leurs deux âmes formaient un foyer commun, dont les doux rayonnements s'épandaient sur tous. Ils s'aimaient dans l'humanité, comme les époux chrétiens s'aiment en Dieu… quand ils s'aiment!

Le lecteur voudra bien observer que, ces explications indispensables étant ce que les grammairiens appellent une proposition incidente, nous fermerons ici la parenthèse pour reprendre le fil de notre récit.

Ainsi que nous l'avons dit, Maurice s'était retourné à la question adressée par Marthe, et tous deux se regardèrent quelque temps sans rien dire, comme on se regarde, à la lueur des étoiles, quand on habite ensemble une mansarde, à vingt ans!

Cependant, après un long silence, qui fut aussi un long baiser, la jeune femme répéta de nouveau sa question:

«A quoi penses-tu?»

Le jeune homme l'enlaça d'un de ses bras.

«J'ai d'abord pensé à toi, répliqua-t-il; puis, ému par cette pensée, mon cœur s'est ouvert, agrandi; j'ai été saisi d'une sollicitude attendrie pour ce monde au milieu duquel nous nous aimons, et je me suis demandé ce qu'il deviendrait dans l'avenir.

—Rappelle-toi la maison où nous nous sommes connus, dit Marthe: il y avait des enfants qui venaient de naître, des jeunes filles qui entraient dans la vie, de grands parents tout près d'en sortir!… N'est-ce point là l'avenir du monde, comme son présent et son passé?

—Pour les individus, mais non pour les sociétés, fit observer Maurice. Outre la vie, qui se transmet toujours pareille, il y a l'esprit, qui varie. Les hommes sont des pierres animées dont chaque siècle construit un édifice différent, selon ses lumières ou ses désirs. Jusqu'à présent l'édifice n'a été qu'une ajoupa de sauvages, une tente de guerriers, ou une baraque de marchands; mais le grand architecte qui doit bâtir le temple viendra tôt ou tard; il viendra, car les signes précurseurs ont annoncé son arrivée…

—Montre-les-moi, dit la jeune femme, dont la joue vint s'appuyer à la joue de Maurice, comme si elle eût pensé qu'un des signes annoncés était un baiser.

—Regarde, reprit-il en se penchant à l'étroite croisée; que vois-tu devant toi?

—Je vois de petites nuées blanches glissant là-bas dans l'azur, et qui ont l'air d'anges gardiens qui s'envolent, répondit Marthe.

—Et plus bas?

—Je vois, au sommet du coteau, une mansarde éclairée… celle où je t'ai connu.

—Et plus bas encore?

—Plus bas, répéta la jeune femme, je ne vois plus que la nuit.

—Mais cette nuit enveloppe un million d'intelligences qui veillent! reprit Maurice avec exaltation. Ah! si tu pouvais apercevoir tout ce qui se prépare au fond de ces ténèbres! Ces murmures lointains qui ressemblent à des gémissements, ces lueurs qui passent, ces vapeurs qui s'élèvent, tout cela est un monde près de se former. Ainsi qu'aux premiers jours de la création, tous les éléments sont encore dans le chaos; mais laisse au soleil le temps de se lever, et l'avenir sortira de ces ténèbres comme la terre sortit des eaux après le déluge.»

Marthe ne répondit pas, mais, fascinée par la voix du jeune homme, elle se pencha sur l'abîme sombre, espérant voir quelque magnifique transformation.

«Oui, je voudrais connaître cet avenir si beau, dit-elle avec l'expression curieuse et émerveillée d'un enfant. Pourquoi ne peut-on s'endormir pendant plusieurs siècles, afin de se réveiller dans un monde plus parfait? Oh! si j'avais une fée pour marraine!

—Les fées sont parties en brisant leurs baguettes, dit Maurice; c'est au génie des hommes d'en retrouver les débris et de les réunir de nouveau.

—Qui faut-il donc invoquer alors? reprit la jeune femme. Les anges ont cessé de nous visiter comme ils le faisaient au temps de Jacob et de Tobie; Jésus, Marie ni les saints ne quittent plus le paradis, comme au moyen-âge, pour éprouver les âmes ou secourir les affligés. Toutes les puissances supérieures ont-elles donc abandonné la terre? N'y a-t-il plus ici-bas ni dieu ni lutin qui puisse servir d'intermédiaire entre le monde réel et le monde invisible? Tous les pays, tous les âges, ont eu leur génie protecteur; où est celui de notre temps, et quel est-il?

—Voilà! cria une voix brève et lointaine.»

Les deux amants surpris relevèrent la tête! Au milieu de la nuit, sur la cime des toits, glissait rapidement une ombre qui s'arrêta tout à coup devant la fenêtre ouverte, avec un éclat de rire métallique.

Marthe saisie s'était rejetée en arrière; Maurice lui-même avait reculé d'un pas.

«Voilà! répéta la voix toujours sèche et précipitée. Vous m'avez appelé, j'arrive.»

En parlant ainsi, le nouveau venu fit un mouvement qui le plaça dans la ligne de lumière dessinée sur le toit par la lune, et se trouva ainsi éclairé tout entier.

C'était un petit homme en paletot de caoutchouc, coiffé d'un gibus mécanique, cravaté d'un col de crinoline, et chaussé de guêtres en drap anglais. Il portait au cou une énorme chaîne dorée par le procédé Ruolz, à la main droite une canne de fer creux, et sous le bras gauche un portefeuille d'où sortaient quelques coupons d'actions industrielles. Toutes les parties de son costume montraient l'inévitable estampille:

BREVETÉ DU GOUVERNEMENT
sans garantie aucune.

Quant à sa personne, on eût dit un banquier compliqué d'un notaire.

Il était commodément assis sur une locomotive anglaise, dont la fumée l'enveloppait de fantastiques nuages, et portait en groupe un daguerréotype de la fabrique de M. Le Chevalier.

Maurice, un peu effrayé d'abord de cette apparition subite, fut rassuré par son apparence pacifique. Il regarda en face le petit homme et lui demanda qui il était.

«Qui je suis? répéta ce dernier en ricanant; pardieu! dame Marthe doit le savoir.

—Moi! s'écria la jeune femme, qui tremblait comme un auteur le soir de sa première représentation.

—Ne venez-vous point de m'appeler? reprit le petit homme.»

Maurice fit un mouvement.

«Ah! je vous reconnais! dit-il; vous êtes le lutin familier des mansardes, l'ancien serviteur de don Cléophas Zambulo, le démon Asmodée.»

L'inconnu frappa du poing sur sa locomotive.

«J'en étais sûr, dit-il, toujours Asmodée; la réputation de ce drôle lui a survécu.

—Il est donc mort? demanda Maurice étonné.

—Ne le savez-vous pas? reprit le petit homme. Béranger l'a annoncé:

Au conclave on se désespère.
Adieu puissance et coffre-fort!
Nous avons perdu notre père:
Le diable est mort, le diable est mort.

—Et pourtant, objecta Marthe, qui commençait à se rassurer, on a publié ses mémoires et son voyage à Paris.

—Œuvres apocryphes! fit observer l'homme au paletot de caoutchouc; le diable n'en eût jamais fait autant. Je l'ai beaucoup connu, c'était un vaurien des plus maussades; mais il a eu le même bonheur que le prince de Talleyrand, son cousin: on lui a attribué l'esprit de tout le monde. Heureusement que l'esprit des ténèbres a fait son temps; son règne finit et le mien commence!»

Les deux amants ravis relevèrent la tête.

«Votre règne! s'écrièrent-ils en même temps. Ainsi vous êtes?…»

Ils cherchaient le nom qu'ils devaient lui donner. Le petit homme glissa gracieusement deux doigts dans la poche de son gilet de cachemire français, en retira une carte lithographiée, et la présenta à Maurice, qui lut:

M. John Progrès, membre de toutes les Sociétés de perfectionnement d'Europe, d'Asie, d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie, etc., etc.—Rue de Rivoli.

Maurice et Marthe s'inclinèrent respectueusement.

«J'allais visiter les travaux de vos nouveaux chemins de fer, reprit le génie au paletot de caoutchouc, lorsqu'en passant j'ai entendu le souhait de madame Marthe d'abord, puis son appel; je me suis détourné pour répondre à l'un et pour satisfaire à l'autre.

—Quoi! s'écria la jeune femme, ce vœu de franchir plusieurs siècles pour se retrouver au milieu du monde perfectionné qui nous est promis?…

—Je puis l'accomplir, dit le petit dieu en passant avec fatuité sur une de ses joues la pomme de sa canne en fer creux; dites un mot, et vous vous endormez à l'instant, pour ne vous réveiller tous deux qu'en l'an TROIS MILLE

Marthe et Maurice se regardèrent émerveillés.

«En l'an TROIS MILLE! répéta celui-ci; et alors les germes semés par notre époque auront rapporté tous leurs fruits?

—En l'an TROIS MILLE! et nous nous retrouverons ensemble? ajouta celle-là, un bras posé sur le bras du jeune homme.

—En l'an TROIS MILLE! et vous vous réveillerez aussi jeunes et aussi amoureux, acheva le génie avec un rire de financier.

—Ah! s'il est vrai, reprit Maurice exalté, ne tardez point davantage; montrez-nous l'avenir qu'on nous annonce si splendide! Qui nous retiendrait dans ce présent, où tout n'est que lutte et incertitude? Dormons pendant que le genre humain marche péniblement à travers les routes mal frayées; dormons pour ne nous réveiller qu'au terme du voyage!»

Il avait enveloppé Marthe d'un de ses bras, et l'approcha de son cœur, afin d'être sûr de l'emporter à travers ce sommeil de plusieurs siècles. M. John Progrès se pencha vers eux et avança les deux mains, comme un magnétiseur près de communiquer le fluide merveilleux qui transporte le nerf visuel dans l'occiput et l'odorat dans l'épigastre; mais Marthe fit un mouvement de côté.

«Ah! s'écria-t-elle épouvantée, votre sommeil, c'est la mort; votre monde, c'est l'inconnu. Maurice, restons où nous sommes et ce que nous sommes!

—Non, s'écria le jeune homme fasciné, je veux voir le but.

—La route est si belle! Regarde, que de fleurs à cueillir! quel ciel bleu sur nos têtes! que de douces rumeurs de sources et de brises!

—Savoir! savoir! Marthe.

—Vivre! vivre! Maurice.

—Oui, mais dans un meilleur monde et sous de plus justes lois! Appuie ton front sur mon épaule, Marthe; serre-toi contre mon cœur, et ne crains rien! je suis là et je t'aime!»

Il avait enveloppé la jeune femme dans ses bras, et les mains du génie étaient restées étendues! Tous deux sentirent, tout à coup, leurs paupières s'appesantir; ils cherchèrent instinctivement le grand fauteuil de travail de Maurice, et s'y affaissèrent dans un sommeil glacé qui ressemblait à la mort.

Le lendemain, tous les journaux donnaient, aux faits divers, la nouvelle suivante:

«Un événement aussi triste qu'inattendu vient de jeter la désolation parmi l'intéressante population des Batignolles. Un jeune homme et une jeune fille, qui habitaient l'étage supérieur d'une maison située rue des Carrières, ont été trouvés morts ce matin. On se perd en conjectures sur ce funeste accident, qui ne paraît être ni le résultat du crime, ni celui du désespoir.»

Le jour suivant, le Moniteur parisien consacrait un nouvel article aux amants batignollais, en annonçant que tous deux s'étaient asphyxiés par inspiration poétique et pour échapper aux désenchantements de la vie. Le surlendemain. Le Constitutionnel publiait des détails intimes sur leurs derniers instants, et le lendemain du surlendemain La Presse annonçait la publication de leur correspondance inédite, recueillie par un ami!

De plus, tous les poëtes de province accordèrent leur lyre (car la lyre et la guitare sont encore connues dans les départements); et il en résulta douze cents strophes, en vers de toutes mesures, sur la mort de Marthe et de Maurice. Mais les plus citées furent celles d'un employé des droits réunis de Bar-sur-Aube, qui venait de se placer aux premiers rangs des poëtes dramatiques par une tragédie grecque jouée avec un immense succès au théâtre de Bobino. On répéta surtout le refrain:

Ange aux yeux noirs, ange aux yeux bleus,
Vous êtes partis pour les cieux!

Heureux vers, dont le premier, selon la remarque d'un célèbre critique, appartenait évidemment à l'école colorée de Shakespeare, et le second à la sombre école de Racine.

La gravure exploita également le couple amoureux. Le journal L'Illustration publia la vue de leur fenêtre de mansarde, avec une gouttière sur le premier plan, dessin de circonstance, qui ajoutait un charme touchant au récit de cette double mort.

Enfin, pour que rien ne manquât à leur célébrité, M. Gannal écrivit au Journal des Débats une lettre par laquelle il offrait de les embaumer gratuitement, en donnant l'adresse de sa fabrique de conserves humaines.

Mais un seul mot fit évanouir toute cette gloire!

L'oncle de Marthe, averti par la rumeur publique, s'indigna des mensonges publiés par les journaux, et leur adressa une réclamation à laquelle il joignit comme pièces à l'appui:

1o Le certificat du médecin du quartier, constatant que Marthe et Maurice étaient morts naturellement, de mort subite;

2o L'extrait des registres de l'état civil, prouvant que tous deux étaient mariés à la mairie du quatrième arrondissement.

Ainsi, on avait cru s'intéresser à des amants suicidés, et l'on n'avait que des gens morts malgré eux et mariés! Cette nouvelle fut comme un coup d'air qui enrhuma subitement tous les organes de la publicité. Le Constitutionnel revint à son histoire des jésuites, entrecoupée de quelques anecdotes sur le serpent de mer; La Presse découvrit que la correspondance annoncée était apocryphe, et en suspendit l'insertion; enfin La Gazette des Tribunaux annonça l'arrestation d'une empoisonneuse de bonne maison qui venait de se défaire de toute sa famille, par suite de la déplorable organisation sociale qui ne nous permet d'hériter que de ceux qui sont morts!

Cette dernière affaire absorba toute l'attention publique, et les noms de Marthe et de Maurice retombèrent dans l'oubli.

Cependant tous deux avaient été réunis dans un même cercueil et portés au cimetière. L'humble corbillard traversa Paris suivi d'un vieillard, d'une jeune femme et de ses enfants: c'était toute la famille des morts! Le soleil brillait, les bouquetières offraient aux passants les premières violettes, les arbres commençaient à montrer leurs feuilles soyeuses, et les oiseaux gazouillaient le long des toits en cherchant la place de leurs nids! Tout était mouvement, parfum, lumière, et, au milieu de cette renaissance générale, le cercueil isolé passait sans être aperçu: car qui peut demander à la vie de voir et de comprendre la mort?

En revenant, le vieillard, la jeune femme et les deux enfants montèrent à la mansarde qu'avaient habitée ceux qu'ils venaient de déposer dans la terre. Sur le seuil se tenait l'employé des pompes funèbres, le mouchoir d'une main et son mémoire de l'autre. Le mouchoir ne couvrait qu'un œil, mais le mémoire eût pu envelopper toute la personne: car, s'il coûte cher de vivre à Paris, il est encore plus dispendieux de s'y faire enterrer. Pour payer la tombe des deux morts, il fallut vendre tout ce qu'ils avaient possédé vivants. Les livres de Maurice soldèrent le cercueil; la bague et la croix d'or de Marthe, le suaire; le reste, ce trou de terre où ils reposaient. Quand tout fut enfin payé, le croque-mort mit son mouchoir dans sa poche, et demanda son pourboire…

Cependant les jours s'écoulèrent, puis les années, puis les siècles, et tout souvenir de Marthe et de Maurice s'était effacé. On ne se rappelait même plus les deux vers de l'employé des droits réunis de Bar-sur-Aube; mais le génie au paletot n'avait point oublié sa promesse. La mort des deux amants n'était qu'un sommeil, et, du fond de leur tombe, ils suivaient les transformations successives des sociétés, comme les images d'un rêve confus.

Il leur sembla d'abord qu'ils voyaient les monarchies changées en gouvernements constitutionnels, et les gouvernements constitutionnels en républiques. Puis les races puissantes vieillissaient et faisaient place à des races plus jeunes. La civilisation, transmise comme ce flambeau allumé des saturnales, passait de mains en mains, laissant peu à peu dans l'ombre le point de son départ. De nouveaux intérêts appelaient l'activité humaine sous d'autres cieux. L'Europe négligée retombait lentement dans l'inertie et la solitude, tandis que l'Amérique, puis une contrée plus nouvelle, absorbaient en elles tous les éléments de vie. Le vieux monde n'était déjà plus qu'une terre sauvage, dont les sociétés modernes exploitaient les ruines. Richesses enfouies, monuments abattus, tombes oubliées, tout devenait la propriété de ces générations marchandes. Il sembla même à Marthe et à Maurice que le cercueil qui les renfermait était arraché au sol funèbre avec des milliers d'autres, qu'on les embarquait ensemble, et que tous étaient transportés dans une région inconnue, centre de la civilisation nouvelle.

Mais ici l'espèce d'intuition mystérieuse qui leur avait tout révélé jusqu'alors s'obscurcit. Il y eut dans leur songe une interruption subite: puis une voix claire fit tout à coup entendre à leurs oreilles ce cri:

L'an trois mille!

Au même instant, le couvercle de la bière fut rejeté, et les deux amants, réveillés en sursaut, se soulevèrent de leurs linceuls.

D'abord, ils n'aperçurent rien qu'eux-mêmes. En se retrouvant après un sommeil de tant de siècles, tous deux jetèrent un cri de joie; leurs bras s'étendirent l'un vers l'autre, et ils échangèrent leurs noms dans un baiser.

Un éclat de rire strident les interrompit.

Ils se retournèrent en tressaillant: le petit génie était à quelques pas, debout sur sa locomotive fantastique.

Marthe poussa une exclamation, rougit, et ramena autour de ses épaules les plis du suaire.

«Eh bien! j'ai tenu parole, dit le déicule; grâce à moi, vous venez de traverser onze siècles sans vous en apercevoir.

—Se peut-il? s'écria Maurice stupéfait.

—Et vous voilà transportés au centre de la civilisation que vous désiriez connaître, continua le génie; nous sommes ici dans l'île autrefois appelée Taïti.

—La Nouvelle-Cythère du capitaine Cook? demanda le jeune homme.

—Aujourd'hui nommée l'Ile du Noir-Animal, continua le dieu. Les gros industriels du pays font fouiller le monde entier pour se procurer la matière première de leur commerce, et vous devez à ces recherches d'avoir été transportés chez eux.»

Marthe regarda autour d'elle, et remarqua alors qu'ils se trouvaient dans un immense édifice rempli de bières et d'ossements. Elle se serra contre Maurice avec un geste de frayeur.

«Oh! ne craignez rien, reprit le génie en riant de sa voix aigre; on ne vous confondra point avec les morts. Vous vous trouvez chez l'un des plus respectables fabricants de l'île, M. Omnivore, qui sera ravi de voir en vous un échantillon des temps barbares. Il est averti de votre résurrection, et va venir lui-même.»

La jeune femme, inquiète, s'enveloppa plus soigneusement dans son linceul.

«Ne prenez point garde à la légèreté de votre costume, fit observer le petit dieu; nous ne sommes plus ici dans vos ridicules climats, où le soleil fait l'office d'une bougie qui éclaire sans chauffer. A l'île du Noir-Animal, l'air tient lieu de paletot; aussi vous voyez que l'intérêt bien entendu a réduit l'habillement à sa plus simple expression.»

Les deux amants remarquèrent alors, en effet, la transformation qui s'était opérée chez M. Progrès. Il n'avait pour vêtements qu'un caleçon de coton, un chapeau d'écorce à larges bords, et des bottes en vannerie ornées de clochettes. Maurice apprit de lui que tel était le costume généralement adopté, vu sa commodité et son économie. La civilisation de l'an trois mille, ayant renoncé à tout ce qui n'était pas d'une utilité immédiate, avait laissé la parure aux femmes ou aux esprits futiles; les hommes graves se contentaient du caleçon, rehaussé de leurs grâces naturelles.

Comme il achevait ces explications, un bruit de pas retentit à la porte de l'édifice, et le génie, donnant un coup de talon à son coursier de vapeur, disparut comme l'éclair.

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