Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3
J'avais donné congé de mon logement qui était trop loin; j'avais loué, boulevard Poissonnière, 24, un joli appartement au second sur le devant.
Mon intention était de rentrer au théâtre.
Richard venait me voir quelquefois.
Mon déménagement fait, je m'informai de ce que faisait Robert. Il était parti en Vendée chez une parente.
Richard m'aimait-il vraiment? je lui avais fait subir bien des épreuves. J'avais besoin de croire à l'affection de quelqu'un; ce fut sa force sur moi. Il était extrêmement doux et constamment affectueux.
Une chose lui faisait de la peine; c'était de m'entendre toujours parler de Robert; mais soit par distraction, soit que j'y pensasse plus que jamais, je ne pouvais pas m'en empêcher.
Je ne savais pas au juste quelle était la position de Richard. Les uns lui donnaient une grande fortune, d'autres peu; comme il avait beaucoup d'amour-propre, il laissait exagérer.
Il me restait pour tout mobilier une salle à manger en vieux chêne, et un magnifique lit, le reste ayant été emporté en Berri.
Richard m'envoya son tapissier avec ordre de me donner à son compte tout ce dont j'aurais besoin.
Paris est la ville aux merveilles! Deux jours après, mon appartement était meublé.
Pour toutes ses bontés, Richard recevait à peine un remercîment, un sourire. J'étais triste; l'amour que j'avais pour Robert était maître de moi; je me livrais un combat inutile. L'oubli que j'appelais de toutes mes forces me fuyait et me laissait mordre par le souvenir. Je cherchais en vain un motif de désillusion. Robert était un de ces hommes qui font tout bien, qui plaisent à tout le monde; grand seigneur dans les plus petites choses, bon, généreux, brave, un esprit vif, franc; tout le monde l'aimait, et moi plus que tout le monde. La passion embellit tout; pourtant ceux qui l'ont connu savent que je n'exagère pas.
Richard avait de grandes qualités, mais il ne ressemblait en rien à cette nature exubérante d'ardeur et d'imagination; il était doux et bon. Peu de temps après mon installation, il vint me chercher un soir pour dîner. Nous étions sur la porte de l'allée quand je vis Robert; il s'arrêta en face de nous, regarda Richard et me dit:
—Puis-je vous dire un mot?
Sa vue inattendue m'avait bouleversée; je tremblais, ne sachant que répondre.
—Eh bien, dit Robert, vous déciderez-vous?
Je regardai Richard qui, sans le connaître, l'avait deviné; il était pâle d'émotion et de colère. Je le priai des yeux en lui disant:
—Voulez-vous être assez aimable pour aller m'attendre à la Maison d'Or? je vous rejoins dans cinq minutes.
—Bien sûr, au moins! me dit Richard en regardant Robert qui semblait le défier. Et leurs regards se rencontrèrent avec un éclair de menace.
—Allez, lui dis-je en le poussant un peu, je vous le promets.
Il se retourna en s'éloignant. Robert, les bras croisés, le suivait des yeux; puis s'adressant à moi, il me dit:
—Je vous ai dérangée, ma chère, j'en suis fâché; mais j'arrive à l'instant et n'étais pas au fait. Il est bien, ce monsieur; vous n'avez pas perdu de temps; j'avais à vous parler d'affaires; vous êtes pressée, je m'en vais. J'aurais dû savoir que quand on a quitté une femme comme vous quelques heures, il faut écrire pour ne pas se rencontrer avec d'autres; chez Mogador les instants sont comptés.
Je sentais le persiflage arriver; je voulais l'arrêter.
—Le temps perdu, Robert, c'est celui que j'ai passé et que je passe à vous aimer, malgré moi, j'en conviens; en échange de cela, j'espère que vous ne venez pas pour me dire des choses pénibles. Je ne vous ai rien fait; vous m'avez prise et quittée. J'ai souffert et je souffre encore; je ne vous ai pas adressé une plainte, un reproche. Le droit que vous aviez de me quitter, je l'avais de vous remplacer. Je n'ai pas de fortune, j'aurais mieux aimé mourir que de vous demander quelque chose.
—Charmant! de sorte que c'est par affection pour moi que vous avez accepté les bienfaits d'un autre. Alors vous ne l'aimez pas, cet homme?
La voix de Robert s'était radoucie, et sa figure était triste.
—Non, malheureusement!
—Eh bien! restez avec moi; n'allez pas à ce dîner: vous me devez bien cela; j'ai tout rompu; je ne puis me passer de vous; mais si vous sortez, je pars et ne vous reverrai jamais.
—Je vous aime toujours, Robert; ce que vous venez de me dire me rend bien heureuse; pourtant, au prix que vous y mettez, je ne puis accepter. Ne pas aller retrouver M. Richard serait une méchante grossièreté. J'ai été bien contente de le trouver; je n'ai reçu de lui que des marques d'attachement; je ne puis être ingrate: je vais y aller. Après le dîner, je rentrerai et je lui écrirai que je ne puis le voir, si vous me promettez de ne jamais me reprocher un tort qui est votre ouvrage.
J'avais dit mon dernier mot; Robert avait trop d'esprit pour ne pas comprendre que j'avais raison.
—Allez, me dit-il, je vous attends.
J'arrivai à la Maison d'Or. Richard poussa un cri de joie en me voyant.
—Oh! que j'avais peur que vous ne vinssiez pas! Eh bien! comment votre entrevue avec M. Robert s'est-elle passée?
—Mais comme elle devait se passer, bien. Je vais le revoir tout-à-l'heure, nous avons à parler d'affaires.
—Quoi! dit Richard, vous allez le revoir après dîner?
—Oui, mon ami.
—Voyons, Céleste, ne me mentez pas; vous me sacrifiez, n'est ce pas? Vous me quittez? C'est mal! Je ne veux ni vous faire de reproches, ni vous donner de conseils. Vous m'en avez assez appris sur son caractère pour que je vous prédise ceci: C'est qu'il vous rendra malheureuse et qu'il vous quittera avant un mois. Revenez à moi alors, à moi qui vous aime pour vous et non pour moi. Je ne puis lutter contre lui, vous l'aimez; je dois me résigner, attendre.
Il me prit les mains, les embrassa, me disant:
—Partez, votre présence me fait mal; mais ne m'oubliez pas.
Je montai en voiture; il s'éloigna vite. Je m'aperçus avec douleur qu'il avait dû se faire violence pour prendre ce parti.
Je venais de sacrifier beaucoup à Robert; il m'attendait et me reçut froidement. Il ne devait passer que quelques jours à Paris; son projet était de repartir dans la semaine; il n'avait sans doute pas songé à m'emmener, les événements seuls venaient de le décider.
Il regardait chez moi chaque chose nouvelle avec un sourire de mépris, et me disait que tout cela était de mauvais goût.
Je défendais ce qu'on m'avait donné.
Robert en prit du dépit et il lui vint en tête une folie: il m'apporta une parure d'émeraudes et de diamants, digne de l'écrin d'une reine. Je regardai éblouie, ne voulant pas croire qu'un pareil trésor fût à moi. Quand je fus remise de mon étonnement, je lui fis des reproches.
—Je n'aurai jamais l'occasion de mettre de si belles choses, et puis cela doit être si cher! Vous avez eu tort, vous me faites de la peine.
Il me répondit poliment que cela ne me regardait pas.
Dois-je avouer que la première impression passée, je pris assez aisément mon parti de ce magnifique cadeau? Depuis, je me suis bien blasée sur les bonheurs de la coquetterie; mais je n'en étais pas encore arrivée à ce degré de stoïcisme; aussi, pour être complétement franche, je dois convenir que, me laissant aller à toute ma joie, je n'en dormis pas pendant deux nuits; je me réveillais en sursaut, croyant qu'on enfonçait ma porte.
Cette parure, qui se composait d'un bracelet, d'une broche, de boucles d'oreilles, de bagues, aurait pu valoir, chez un marchand consciencieux, vingt mille francs; elle avait peut-être coûté à Robert le double chez son bijoutier du Palais-Royal. Cet homme avait pris l'habitude de vendre si cher à Robert, quand il n'avait pas de fortune, que, pour ne pas ouvrir les yeux de ce dernier, il continuait son métier avantageux. Sa figure me déplaisait et je ne voulais jamais avoir recours à lui pour la plus petite chose. Mes pressentiments ne m'ont jamais trompée: je le voyais apparaître dans ma vie comme un traître de mélodrame.
Robert paraissait charmé de mon enchantement, et il profita de cela pour me dire:
—Faites vos malles, je vous emmène.
Pardonnez-moi de vous conduire aussi souvent sur la route du Berri; mais je suis obligée de suivre le fil de mon existence, et ce n'est pas la faute de mon récit, si cette existence s'est vingt fois embarrassée dans les mêmes broussailles. La légende de mes amours avec Robert a été une légende de voyages. Nous étions partis de points si différents, que nous devions faire beaucoup de chemin pour nous rejoindre.
J'étais en Berri depuis quinze jours à peine, que les mêmes scènes recommencèrent.
—Voyons, Robert, vous me rendez malheureuse, et vous n'êtes pas heureux; vous me dites souvent des choses pénibles sans motifs. Vous avez des regrets dont je suis la cause; voulez-vous que je m'en aille?
A cela il répondait souvent non, mais le lendemain la querelle recommençait. Il chassait plus que jamais; ses affaires s'embrouillaient de plus en plus. Je voyais cela mieux que lui, qui paraissait être en pleine sécurité. Un jour, à son retour de la chasse, je me plaignis de ma solitude; il avait manqué son sanglier, ce fut moi qui payai la défaite.
—Ah ça! ma chère amie, vous êtes revenue de votre bonne volonté; vous connaissez mon genre de vie; si je vous ai fait quitter des gens plus amusants que moi, j'ai tâché de m'acquitter envers vous du sacrifice que vous me faisiez; si vous trouvez que cela ne soit pas assez, faites un chiffre.
Le ton dont tout cela était dit me fit un mal affreux; je pensai à Richard si doux. J'étais près de Robert: on sacrifie vite, moralement, ce que l'on a près de soi. Il pâlissait dans ma pensée à mesure que l'autre s'y gravait.
Je répondis:
—Vous m'avez donné une belle parure; j'ai le droit et l'agrément ici de pouvoir la montrer au soleil pour qu'il se mire dedans: cela ne peut me distraire des jours entiers. Ce qui m'entoure est bien triste; ce château porte malheur: votre jardinier vient de perdre ses deux filles en moins d'un mois; Solange vient de perdre sa mère. Depuis quelques jours, je fais des petites robes de deuil pour elle et ses sœurs; c'est à peine si je vous vois. Je n'entends que des hurlements du matin au soir; la rage est dans votre chenil. Chaque jour, il faut pendre un ou deux de ces beaux chiens que j'ai presque élevés; le vent souffle dans vos vieilles tours à les enlever; mon aversion pour la campagne augmente, et puis vous êtes incertain du lendemain; je m'attends toujours à être renvoyée. Vous ne pourrez me garder longtemps; vous faites des dépenses folles, ce train de maison vous ruine. Vous m'avez faite la complice de vos folies en me donnant une parure magnifique. J'étais plus heureuse les premiers jours que je suis venue ici, et vous ne m'aviez pas payée, comme vous venez de me le dire. Puisque nous sommes sur ce sujet, je vous dirai ce que j'aurais voulu pour être heureuse près de vous: D'abord, vous voir diminuer vos charges; mon amour pour vous et l'idée de vous encourager à redresser votre fortune, m'auraient fait rester ici enfermée tant que vous l'auriez voulu. Le premier jour où je vous ai connu, je vous ai dit ma position; vous connaissez mon passé, mes craintes pour l'avenir et celles de chaque jour. Vous m'auriez fait un grand plaisir en me plaçant le quart de la valeur de cette parure.
Robert ne répondit rien. Me donnait-il raison, ou l'avais-je fâché! Est-ce cela qui le décida à me quitter de nouveau? Quelques jours s'étaient écoulés depuis cette explication; il était soucieux. Je lui dis un matin:
—Qu'avez-vous, Robert? Est-ce un nouveau projet qui vous tourmente et que vous n'osez m'avouer? Ma présence vous gêne ou vous déplaît.
—Non, Céleste, votre présence ne me déplaît pas, mais je viens de perdre une somme assez importante à la Bourse; je suis préoccupé.
Je m'efforçais toujours de lui arracher sa pensée. Quand on est jaloux, on cherche la vérité jusqu'à ce qu'on la trouve; alors on est dix fois plus malheureux. J'avais un soupçon; à force d'insister, je lui donnai une idée qu'il n'avait pas. C'est encore ce qui arriva cette fois.
—Oui, lui dis-je, vous avez perdu beaucoup, peut-être; il n'y a qu'un mariage qui puisse vous sortir de l'embarras où vous êtes. Ne vous gênez pas pour moi, et puisque vous tenez à ce château et à ces domaines, prenez un parti, acceptez un mariage qui vous fasse deux fois millionnaire. Pour vivre avec moi, il vous faudrait vendre tout cela; je ne vous demanderai jamais une chose aussi extravagante; je regrette seulement que vous soyez revenu me chercher. J'aurais dû vous refuser; mais que voulez-vous? je vous aimais encore; un amour comme le mien ne vaut pas un si grand sacrifice. Réfléchissez bien.
Il me tendit les mains en me disant:
—Vous avez raison, je suis un fou. On m'a proposé un parti superbe; je refusais pour vous qui vous ennuyez ici et qui seriez plus heureuse à Paris, au milieu de ces gens qui vous aiment et vous entourent. Que puis-je pour vous? Ma vie est une vie de gêne; voilà déjà trop longtemps que vous la partagez. Je vous rends votre liberté; vous partirez quand vous voudrez.
—Demain vous me ferez conduire à la ville.
Je rentrai dans ma chambre, assez résignée, mais en faisant mes préparatifs, un grand orage s'amassa sur mon cœur. J'avais beau me dire que c'était moi qui avais cherché cette séparation, que c'était moi qui l'avais amenée, le tonnerre grondait dans mon âme, et à tout, je répondais:
«Il aurait dû ne pas accepter, tout quitter pour vivre avec moi, s'il m'aimait.»
Je refusai de descendre dîner, et le lendemain, à dix heures, je le fis demander.
—Comment allez-vous ce matin? me dit-il d'un air calme qu'il se donnait peut-être, mais qu'il joua si bien qu'il me mit en rage.
—Vous êtes trop bon, je vais bien. Vous voyez que je suis prête; tâchez que cette séparation soit la dernière. A toutes ces ruptures, mon amour se brise et il finira par tomber en poussière. Tâchez que le vôtre, si vous en avez, passe avec le mien, car je vous ferais atrocement souffrir; le manque d'éducation a laissé en moi quelque chose de sauvage qui souhaite le mal. Le jour où je ne vous aimerais plus, vous vous tueriez à ma porte que je passerais par-dessus votre corps pour sortir. Ménagez-moi ou n'ayez jamais besoin de moi. Il y a dans les gens de ma sphère la haine et le besoin de se venger de ce qui est au-dessus d'eux; c'est à peine si les grands peuvent se faire pardonner leur naissance, leurs avantages à force de bonté. On se met près d'eux, on se mesure, et en se voyant si au-dessous par la position, on se demande pourquoi cette distance, surtout quand le cœur et l'imagination devraient vous rapprocher. Celui qui est en bas se dit: Pourquoi ne suis-je pas à leur niveau? Je suis en bas, Robert, je suis lasse de recevoir et de ne pouvoir donner. Si j'étais à votre place, je vous rendrais bien heureux; à la mienne, tout me fait souffrir; le mot le plus insignifiant est une blessure. Vous riez; cette fierté vous fait pitié? Est-ce ma faute si on n'a pas arraché à la fois de mon âme toutes ses qualités? Une seule est restée; elle se débat dans la poussière des autres: je la laverai avec mes larmes; elle me restera...
—Adieu, Robert, rappelez-vous cet entretien; si un jour vous étiez plus malheureux que moi, vous verriez si je vous aime. Ce qui nous sépare, c'est votre position, je la déteste. Je veux vous donner les baisers que je vous donne, je ne veux pas les vendre. L'amour que j'ai pour vous ne s'achète pas; ni vous, ni personne ne serait assez riche pour le payer. Adieu! voyez, je vous quitte sans verser une larme. Vous appelez cela mon orgueil, c'est ma fierté qui se réveille.
Il ne me retint pas. Il me dit, je crois, adieu, avec une volonté bien arrêtée de ne plus me revoir.