Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3
Ces grandes expéditions dans la forêt recommençaient trois fois par semaine. Pendant quelque temps je les suivis pour ne pas rester seule; mais cela était décidément trop dur pour une femme et à cause de ma santé je fus forcée d'y renoncer. Ma vie redevint triste et je pressentis qu'une fois encore mon bonheur allait m'échapper. Robert ne m'aurait pas sacrifié une heure de son plaisir favori.
Je passais presque toutes mes journées et mes soirées seule, dans un grand salon où le vent soufflait par toutes les ouvertures. Plusieurs fois je dis à Robert:
—Mon ami, je m'ennuie; est-ce que vous ne pourriez pas rester plus souvent avec moi? Je n'aime pas la campagne, je suis habituée au bruit, au mouvement de Paris; pour vivre ici, il faut que je vous aime beaucoup. Je sais que vous ne pouvez pas vivre à Paris, parce que vous n'avez pas assez d'argent. Si le temps que vous passez ici vous servait à faire des économies, je prendrais patience, mais la chasse vous entraîne à des dépenses folles. Je n'ai plus l'air d'être pour quelque chose dans votre vie, et pourtant je vous jure que je vous fais un grand sacrifice en restant ici: car on ne fait pas son caractère, et l'isolement m'est antipathique.
—Pourquoi y restez-vous? Est-ce que je vous y retiens de force? J'aime la chasse, je prétends chasser tant qu'il me plaira; ceux à qui cela ne conviendrait pas sont libres. Quant à des observations, je n'en reçois de personne; si une parente m'en faisait, je ne la reverrais plus. Je sais parfaitement ce que je fais et où je vais. Si je mange mon argent, je n'en demanderai à personne.
Je quittai le salon et rentrai dans ma chambre pour pleurer.
Jamais il ne m'avait parlé comme cela.
Si les joies étaient vives, avec mon caractère les douleurs étaient grandes. Il m'avait dit tout cela devant dix personnes; il ne me restait plus qu'à partir le lendemain. Je préparai toutes mes affaires pour mon départ. J'avais le cœur déchiré. Je me cherchais un tort qui le justifiât, et n'en trouvais pas.
Il entra dans ma chambre et me dit tout étonné:
—Que faites-vous donc?
—Vous le voyez bien, je fais mes malles, je partirai demain.
—Partir! pourquoi cela?
—Parce que, pour une réflexion qui était juste, vous m'avez mise à la porte. Eh bien! nous sommes seuls, et je vous le répète: ce train de maison vous ruine. Vous ne pourrez pas le continuer sans vous adjoindre une autre fortune, il faudra vous marier; alors vous me renverrez quand je me serai faite à cette vie; vous m'aurez montré le ciel, pour me rejeter dans mon enfer. On monte facilement de la misère à la grandeur, mais pour descendre de la grandeur à la misère, on souffre; quand on a du cœur, on se brise. Vous m'avez fait sentir durement, aujourd'hui, que j'étais chez vous; cela n'est pas généreux. C'est une fatale idée que vous avez eue de m'amener ici. Vous vous êtes fait du tort, et à moi vous m'avez montré les secrets et le bonheur d'une vie que je devais toujours ignorer; chaque chose me devenait chère ici. Folle, qui se permet de s'attacher à ce qui vous sert ou vous appartient! Sotte, qui se croirait digne de pitié, si, après avoir passé quelques années ici, on la chassait pour en recevoir une autre!... Mais regarde-toi donc, misérable, regarde donc ton passé, c'est ton ombre!... Vous avez raison, Robert; moi aussi j'ai raison: je n'aime pas la campagne; c'est une tombe où je mets ma gaieté. Quand je ne ris pas je pense et quand je pense je pleure. Quel intérêt voulez-vous que je prenne à tout ce qui m'entoure? Qu'est-ce que cela me fait que les peupliers poussent et gagnent vingt sous par an? est-ce que c'est à moi? Mariez-vous; pendant que vous chasserez, cela amusera votre femme. Moi, j'aime les bals, le théâtre, je veux m'en aller; je pleure, ce n'est pas parce que je vous regrette, c'est... Ah! je ne sais pas pourquoi je pleure.
—Vous pleurez, parce que vous avez mal aux nerfs; je ne comprends pas un mot de tout ce que vous venez de me dire. Je ne vous ai rien fait de blessant; si je l'ai fait, je vous en demande pardon; mais il ne faut pas abuser de moi. Je vous aime, vous le savez trop bien. Souvent, je suis triste, j'ai un remords, et puisque vous m'avez dit tout ce que vous aviez sur le cœur, j'en ferai autant. Je vous ai amenée ici, c'était rompre avec le monde. Je vous ai fait coucher dans la chambre de ma mère, vous, Céleste, qui tout-à-l'heure pâlissiez en regardant votre passé dans cette glace! pardonnez-moi ce mot, mais c'était une profanation; vous avez de bonnes qualités, mais vous êtes vous! Ma famille se révolte depuis qu'elle vous sait près de moi; il ne se passe pas de jour que je ne reçoive des lettres qui me demandent votre éloignement. Je n'en ai pas le courage. Vous êtes ma faiblesse. Je pense à ce que je suis et à ce que je pourrais être si je ne vous avais pas connue; si j'ai un regret, je l'oublie en vous embrassant. Ne me faites pas de peine, restez près de moi, ne vous faites pas de chagrin; personne ne vous aimera plus que moi. Vous regrettez Paris: nous irons dans quelques jours; j'ai moi-même des intérêts qui m'y appellent. Allons, défaites votre malle, laissez-vous aller à la vie, sans penser au lendemain.
Je fus quelques jours bien sombre, j'avais repris ma gêne d'autrefois. Marie, cette domestique que j'avais depuis longtemps, se faisait faire la cour par le valet de chambre de Robert; il le sut et me pria de la renvoyer. Je le fis à regret. Ma vie devenait une contrainte volontaire; je m'enfermai et ne quittai plus mon métier. Je me reprochais ma présence là.
—Allons, me dit Robert, préparez-vous, nous allons passer un mois à Paris; j'ai reçu des lettres d'affaires.
J'embrassai Justine; j'allai voir ma pauvre idiote qui commençait à me connaître; je fis mes adieux à chaque chose, car il me semblait que je ne reviendrais pas.
En route, Robert me dit qu'il ne pouvait demeurer chez moi, parce qu'il emmenait son cuisinier et son valet de chambre.
—Mais, jusqu'à ce que vous ayez trouvé?...
—J'ai écrit, on m'a arrêté un appartement, cité d'Antin; je vais y descendre.
Il m'avait caché tout cela; il y avait donc une arrière-pensée dans ce voyage.
—Voyons, Robert, dites-moi la vérité; vous ne savez pas mentir, vous êtes trop loyal. Pourquoi venez-vous à Paris?
—Je viens à Paris pour vous y ramener, Céleste. Je ne veux pas vous quitter, mais je dois le laisser croire; il faut que j'aille dans le monde, mes parents le désirent. Vous irez au bal de votre côté; nous voyant ainsi l'un sans l'autre, on croira notre liaison rompue; vous viendrez tous les soirs, en vous cachant. Il faut arranger toutes vos affaires chez vous, reprendre une domestique. Voilà de l'argent, je vous donnerai cent francs toutes les semaines.
Mon sang bouillonnait; c'était encore une rupture.
—Eh bien! je ferai ce que vous dites; il y a un bal au Jardin d'Hiver, samedi: j'irai.
J'avais demandé une femme de chambre qui sût faire les robes; une se présenta, je la regardai à peine.
—Savez-vous travailler, faire les robes? je vous préviens que j'ai beaucoup à faire; j'arrive de la campagne, je n'ai rien à me mettre, et je vais au bal samedi.
Elle n'était pas causeuse.
—Si madame veut m'essayer, elle verra si je lui conviens.
Une fois d'accord sur le prix, je l'arrêtai; et lui dis:
—Pouvez-vous commencer de suite?
—Oui, madame.
—Eh bien, faites-moi cette robe de crêpe noir à cinq volants découpés, et, sur chaque volant, trois petits rubans de satin.
Je commandai une couronne de chèvrefeuille d'or dans un feuillage vert; cette toilette était originale, et avait quelque chose de triste qui s'harmonisait avec mon cœur.
Robert m'avait vue m'habiller; j'espérais qu'il serait jaloux, qu'il allait m'empêcher de sortir. Il n'en fit rien.
—Tenez, il manque une chose à votre toilette.
Et il me remit un écrin contenant une magnifique croix en diamant.
Je la pris sans joie, quoiqu'elle fût bien belle; ce devait être un cadeau d'adieu.
—Vous êtes charmante comme cela, vous allez faire tourner toutes les têtes; amusez-vous bien. Avez-vous trouvé beau le bouquet que je vous ai envoyé? Gardez-moi une petite place dans votre souvenir, au milieu de ce tourbillon qui va vous entraîner.
—Voulez-vous que je n'y aille pas?
—Si, allez-y: d'abord, je suis sûr que cela vous amusera; ensuite il le faut. Avez-vous fait prévenir votre amie? est-ce elle qui vient vous prendre?
—Non, je vais la chercher.
—Alors je vais vous conduire chez elle.
Arrivés à la porte de Victorine, il ne m'avait pas dit un mot. Décidément il ne m'aimait plus. C'était une rupture polie.
Il m'embrassa et partit en me disant:
—A demain.
Entrée chez Victorine, je me mis à pleurer.
—Ah! mon Dieu! me dit-elle, ces larmes, cette robe noire... est-ce que nous allons à l'enterrement? J'allais mettre une robe de velours grenat, je vais en mettre une grise, vous me passerez bien le demi-deuil.
—Ne riez pas, chère amie, je souffre beaucoup. Robert me quitte; il se marie.
—Quand j'ai reçu votre lettre, hier, où vous me disiez qu'il fallait absolument aller avec vous au bal du Jardin d'Hiver, je me suis bien doutée qu'il y avait quelque chose comme cela. Il ne faut pas vous tourmenter, vous deviez vous y attendre; vous n'espériez pas, sans doute, qu'il allait vous épouser? Prenez-en un autre.
—Je ne pourrai jamais l'oublier. Si vous saviez comme je l'aime!
—C'est pour cela qu'il vous quitte.
—Non, ses affaires sont embarrassées.
—Tiens! je le croyais si riche.
—Oui, il est riche; mais il a des goûts dispendieux, il a des charges énormes: la chasse, cela lui coûte bien cher!
—Il est riche, et il ne vous garde pas! c'est qu'il est plus ambitieux qu'amoureux. Choisissez quelque joli garçon dont les passions soient tournées à l'inverse, qui ait plus d'amour que d'ambition, et moquez-vous de Robert; il sera jaloux, vous quittera tout-à-fait ou vous reviendra.
Nous entrions au Jardin d'Hiver. La salle était splendide de fleurs, de lumières et de diamants. On ne m'avait pas vue depuis longtemps; c'est un gage de succès: on s'occupa beaucoup de moi. Je ne voulais pas danser; pourtant, un jeune homme blond, grand, mince, à l'air distingué, m'invita avec tant d'insistance que j'acceptai. Les conseils de Victorine commençaient à fermenter dans mon âme. Je sentais, au travers de ma rage, renaître tous mes projets de coquetterie, que le bonheur avait presque effacés de mon souvenir. Mon danseur, qui, avec la vanité naturelle à son âge, attribuait mon indulgence à un tout autre motif, m'accabla d'assiduités toute la soirée. Je les souffris, dans l'espérance que le jeu continuerait à lui plaire, qu'il chercherait à me voir, que Robert s'en apercevrait et que la jalousie le ramènerait à mes pieds.
Seulement, le rival que je lui préparais avait-il assez d'avantages personnels pour remplir cette délicate mission?
Je le regardai avec cette préoccupation, et le résultat de mon examen fut qu'il était très-joli garçon.
Seulement, ne voulant pas m'en rapporter à moi, je consultai Victorine.
—Comment le trouves-tu? crois-tu qu'il soit assez bien pour rendre Robert jaloux? il est si parfait, lui!
Je ne puis m'empêcher de rire, en pensant au sérieux avec lequel Victorine procéda elle-même à son examen. Décidément, elle était digne de ma confiance.
—Certainement, me dit-elle, il est très-bien. Il faut que Robert le voie.
Mon danseur me demanda la permission de m'envoyer des fleurs, parce qu'il avait abîmé mon bouquet en dansant.
Je ne dis pas positivement non, ce qui, dans tous les mondes possibles, je crois, de la part d'une femme, veut dire oui.
L'adroite Victorine comprit ma réserve, et quelques instants après, elle trouva moyen dans la conversation d'apprendre mon adresse à mon amoureux, qui ne doutait déjà plus de son succès.
La patience de Victorine, du reste, était à bout.
—Quelle corvée je fais pour vous, ma chère! je m'ennuie ici à périr; je ne connais personne: je ne peux pas dire du mal de gens que je ne connais pas.
—Voulez-vous partir?
—Ah! oui, me dit-elle en se levant avec enthousiasme!
J'étais tellement absorbée par le souvenir de Robert, que je ne pensais pas à ma belle croix qui avait pourtant attiré bien des regards envieux.
Au moment où nous prenions nos sorties de bal au vestiaire, beaucoup de personnes entraient.
—Ah! dit Victorine, nous nous en allons au plus beau, regardez donc ces deux coiffures; l'une ressemble à un potager, l'autre à une autruche.
—Tenez, regardez celles-là, en revanche, comme elles sont jolies!
Mmes Doche et Plumket entraient, coiffées de couronnes de pâquerettes avec des toilettes charmantes. Ozy les suivait.
—Oui, elles sont bien mises, mais la couronne ne fait pas le nez.
—Oh! Vous ne dites pas cela pour Mme Doche; regardez-la donc.
—Oh! je n'ai pas besoin de la regarder, voilà vingt-cinq ans que je la vois.
Rentrée chez moi, je repensai au Berri, où je venais d'être si heureuse d'abord, si triste plus tard. «Comme ce souvenir est préférable à ces faux plaisirs que je viens de voir, me disais-je en ôtant ma couronne!» Et j'avais envie de pleurer. La fin de la nuit me parut longue; je fus agitée. A midi, je reçus un magnifique bouquet de violettes de Parme entouré de camélias blancs et une carte. C'était mon jeune homme de la veille qui demandait la permission de venir me faire une visite à quatre heures. J'hésitai; puis me rappelant ce que Victorine m'avait dit, je répondis oui.
Robert arriva à deux heures; j'étais toute rouge, j'attendais l'effet de mon bouquet. Robert s'approcha de la table, lut la carte et me dit:
—Vous connaissez ce monsieur? C'est le fils d'un agent de change; il est gentil, mais on le dit bête, ce n'est pas votre affaire.
Une voiture s'arrêta à la porte. Il prit mon bouquet, ouvrit la fenêtre, et de l'air le plus naturel, le laissa tomber comme par accident juste sur la tête de la personne qui descendait de voiture et qui n'était autre que le jeune homme qui me l'avait envoyé. Il ne prit pas la peine de le ramasser, remonta en voiture et partit.
J'étais enchantée; cela ne lui avait pas fait grand mal, et Robert venait de me laisser voir qu'il m'aimait toujours, puisqu'il était jaloux. Ce fut lui qui, le soir, alla au bal. Le coude appuyé sur la table, la figure sur ma main, je regardais ses préparatifs avec chagrin. Dans ce monde où il allait, il devait y avoir des personnes si séduisantes! jeunes, riches, belles, honnêtes! Mon souvenir ne devait pas passer le seuil de ces portes; on le laissait tomber sur le tapis où on essuie ses pieds en entrant.
Mon Robert était si beau, si élégant, qu'on devait le regarder beaucoup; il me prenait envie de déchirer tout ce qu'il allait mettre.
Je l'attendis. A chaque voiture qui passait, j'allais ouvrir la croisée. Quand il rentra, il me fit des reproches de veiller si tard.
La femme de chambre que j'avais prise était petite, brune; elle m'avait dit être mariée à un cocher. Un jour qu'elle m'essayait un corsage, comme je la trouvais grosse de taille, je lui dis:
—Est-ce que vous êtes enceinte, Caroline?
Elle devint rouge et me dit:
—Non, madame.
Je n'en parlai plus; elle travaillait comme un cheval, elle était économe; j'étais enchantée d'elle.
Dans toutes les allées et venues de Robert, il y avait un mystère; il écrivait beaucoup, recevait des lettres qu'il me cachait; en pareil cas, un soupçon est une torture; je me rendais et me trouvais la plus malheureuse des femmes. Je résolus de savoir ses secrets; je pris et cachai, pendant qu'il déjeunait, la clef de son secrétaire qu'il avait oubliée, ce jour-là, et quand je fus seule chez lui, j'ouvris le meuble et en tirai sa correspondance avec avidité; je trouvai des lettres d'une parente: toutes parlaient de moi dans des termes pénibles. Elles disaient:
«En avez-vous fini avec cette fille?.... J'espère que vous ne la voyez plus... Songez à votre avenir... Cette fois, au moins, ayez de la fermeté dans votre résolution; c'est votre bonheur que nous voulons. Mlle B*** ne demande pas mieux que de vous épouser; seulement, elle veut être bien sûre que vous n'avez plus de mauvaises liaisons; je crois même que sa famille vous fait surveiller; n'allez pas chez cette femme.»
Il avait cent lettres, toutes les mêmes.
Mon cœur se serra; je savais bien qu'elles avaient raison, que l'amour de Robert céderait à ces attaques réitérées.
Je trouvai dans un tiroir une lettre de l'écriture de Robert: elle n'était pas achevée, sans doute mon arrivée l'avait interrompue; elle était adressée, sans doute, à un des parents de Mlle B***, et devait répondre à un reproche qu'on lui avait fait à cause de moi; elle commençait ainsi:
«Mon cher ami,
»En demandant la main de Mlle de B***, je sais à quoi je m'engage, et je suis trop honnête homme pour ne pas remplir mes devoirs. Quant à Mogador, dont on s'occupe beaucoup trop, je la rencontre quelquefois; on a pu me voir lui parler dans la rue. La pauvre fille ne m'a pas fait de mal, et je ne sais pas pourquoi je passerais près d'elle sans la regarder.
»Vous savez, mon cher, ce que c'est que la vie de garçon, on s'invente des distractions; je me suis inventé celle-là; j'ai eu tort, mais que voulez-vous? on ne noie pas les filles avec lesquelles on a vécu. Dès que je serai marié, je partirai avec ma femme. Tâchez que Mlle de BB*** prenne un parti, qu'elle ne me fasse pas attendre plus longtemps; pour un caractère comme le mien, de longues épreuves ne valent rien. Demain; j'espère avoir une réponse...»
La lettre s'arrêtait là. Mon cœur serré se dégonfla par les larmes; puis, la haine du monde s'en empara. Qu'avais-je fait à tous ces gens pour qu'ils s'occupassent de moi? Pourquoi s'acharnaient-ils à me prendre Robert? Lui, pourquoi ne les repoussait-il pas? Non, il me gardait jusqu'au dernier moment parce qu'il ne pouvait pas me noyer. Il me trompait et n'attendait qu'une réponse pour me quitter. Est-ce que j'attendrai cette humiliation? Est-ce que je n'aurai pas le courage de souffrir? Allons, mon orgueil, réveille-toi!
Je replaçai les lettres, fermai le secrétaire et partis.
Arrivée chez moi, le concierge me donna ma clef.
—Où donc est Caroline? est-ce qu'elle est sortie?
—Oui, madame, mais elle ne rentrera pas; les douleurs l'ont prise, elle est allée faire ses couches à l'hôpital, dans le faubourg Saint-Honoré.
—Comment! elle était donc enceinte?
—Est-ce que madame ne l'avait pas vu?
—Non; il y a un mois que je lui en ai fait un jour la question, parce que je la trouvais énorme. Elle m'a dit être toujours comme cela, je n'y ai plus pris garde. Si elle me l'avait avoué je ne l'aurais pas laissé aller à l'hôpital. Savez-vous le nom de la salle?
—Oui, Sainte-Marie.
—Allez me chercher une voiture, je vais la voir.
En chemin, je pensais au parti que j'allais prendre. Écrire à Robert? Je ne pouvais lui dire que j'avais lu ses lettres; il valait mieux avoir une explication, y aller le soir comme si je ne savais rien, et attendre qu'il me fît part de ses projets.
Je trouvai Caroline.
—Êtes-vous folle de vous sauver comme cela de chez moi? Pourquoi ne m'avez-vous pas dit votre position, toute naturelle, puisque vous êtes mariée?
Comme elle rougissait, je repris:
—Et puis, quand bien même vous ne le seriez pas, j'ai trop besoin d'indulgence, pour n'en pas avoir pour les autres.
—Quel bonheur! Alors madame me reprendra quand je sortirai.
—Mais certainement, et si vous m'aviez fait part de votre position, vous ne seriez pas ici.
—Oh! que vous êtes bonne, madame; et si j'osais vous demander...
—Quoi donc? osez toujours.
—D'être la marraine de mon enfant?
—J'accepte de grand cœur. Quand pensez-vous accoucher?
—Le médecin a dit que j'avais encore quatre à cinq jours.
—Bien; j'aurai le temps d'acheter une petite layette.
Caroline m'embrassait les mains. Je partis, sinon heureuse du plaisir que je venais de faire à cette pauvre femme, du moins un peu soulagée.
En sortant, j'allai chez Victorine:
—Ah! dit-elle, on vient me voir, c'est qu'on a besoin de moi. Les amours ne vont donc pas mieux? Finissez-en donc une bonne fois.
—Oui, c'est mon intention; demain tout sera fini. Je ne reverrai plus ce château que j'avais arrangé avec tant de soin, ma petite Justine, qui me tenait si fidèle compagnie; on brûlera tous les ouvrages faits par moi; il m'enverra l'argent de mes meubles; il aura le droit de les offrir à une autre; on ouvrira les fenêtres pour que le souffle impur que j'y aurai laissé s'envole. Mon Dieu! mais tout cela est naturel; pourquoi donc suis-je ainsi torturée?... Mon cœur est comme entortillé d'une couleuvre qui lui ôte le sang et lui met du venin. Personne ne me fait de mal, et je voudrais me venger. Je hais l'univers, je me hais moi-même. Vous aviez raison, on vieillit vite. J'ai fini de vivre, moralement; mon cœur ne s'éveillera plus. Allons, il le faut! Il y a bal demain au Jardin d'Hiver, vous y viendrez avec moi?
Victorine prit son air le plus sérieux.
—Ma chère, tout ce que vous voudrez, mais pas cela; les bals m'ennuient à mourir; d'abord, ma petite fortune ne me permet pas de suivre le luxe de toutes ces folles d'aujourd'hui. Vous-même, ma pauvre Céleste, qui venez de vivre deux ans en châtelaine, qu'avez-vous? Les bijoux et les dentelles ne tiennent pas chaud longtemps quand on est malade. Croyez-moi, dépensez moins en fanfreluches, allez moins au bal.
—Pensez-vous que j'aille à celui-là pour m'amuser? Non, il me faut de la distraction pour oublier Robert. Il faut qu'on parle de moi, qu'on m'aime, qu'on m'enrichisse. Venez encore demain, ce sera la dernière fois que je vous le demanderai, et puisque vous allez venir demeurer dans ma maison, je ne vous dérangerai plus.
—A cette condition, je le veux bien; j'irai même vous prendre; et tâchez que tout soit fini, que je ne vous voie plus pleurer: ça rend laide, et ce n'est pas gai du tout pour moi, quoique je ne sois pas sensible.
Le soir, je fus dîner chez Robert; comme à l'ordinaire, je fis tout mon possible pour qu'il me parlât de ses projets; il ne me dit rien; son valet de chambre préparait sa toilette.
—Vous sortez ce soir, Robert?
—Oui, je vais dans le monde.
La soirée se passa sans qu'une parole fût échangée entre nous. Quand sa voiture s'éloigna, je me mis à écrire une longue lettre que je brûlai. Il valait mieux lui dire tout cela... Je n'avais jamais eu si peu de courage: ce que j'allais accomplir, c'était notre séparation. Cette idée me rendait folle et me semblait impossible. Il était trois heures du matin; je me promenais à grands pas dans le salon; ma tête brûlait. Ces quelques heures me parurent plus longues que ma vie entière. Je le voyais au bal, près de la personne qu'il devait épouser, lui sourire, lui dire: «Je vous aime!» J'envoyai ma haine entre lui et elle, comme une furie vengeresse; mon cœur était un brasier, dans lequel mon sang tombait goutte à goutte et s'y brûlait, en m'envoyant au cerveau une fumée noire qui troublait ma raison... Je voulais me tuer chez lui; je me disais: «Est-ce que cela l'empêchera d'en aimer une autre? Le lendemain il ne pensera plus à moi; il ne m'aime plus; il me ménage pour son amour-propre; il ne veut pas qu'un autre m'ait tant qu'il sera là; et puis, si ses projets manquent, s'il est refusé, on dira dans le monde: Il tenait peu à ce mariage, il n'a pas quitté sa maîtresse. Je suis son hochet... Prends garde, Robert, je te souhaite ce que je souffre; je suis abandonnée de Dieu, je dois porter malheur.»
Une voiture s'arrêta; c'était lui!
J'appuyai ma main sur mon cœur pour l'empêcher de battre; il me faisait trop de mal.
Robert entra, il avait l'air gai; sans doute il avait de bonnes nouvelles, il espérait. Sa gaîté me mit en fureur.
—Pourquoi n'es-tu pas couchée? tu es pâle; est-ce que tu es malade?
—Oui, je suis malade; j'ai la fièvre... mais ce que j'ai, je puis me soulager en vous le disant... Mademoiselle B*** a-t-elle enfin dit oui? êtes-vous heureux? est-elle jolie? Comme vous devez l'aimer?
Il devint pâle mais ne répondit rien.
—Dites-moi donc que vous l'aimez! Pourquoi jouer cette grimaçante comédie avec moi? Est-ce que j'en vaux la peine? Vous m'avez prise, vous avez le droit de me quitter... Pourquoi vous gênez-vous? Il faut que j'attende dans votre alcôve qu'une autre entre pour en sortir; peut-être même après me continuerez-vous vos bonnes grâces; mais je ne veux les restes de personne, je ne veux pas qu'on me vole une pensée. Vous me volez, depuis quelques jours, en partageant avec une autre votre amour; vous avez le droit de me le reprendre, mais en me prévenant. Vous savez bien, je vous l'ai déjà prouvé, que je ne m'imposerai pas à vous, que je ne ferai obstacle à rien. Pourquoi ne pas être franc? Doutiez-vous de mon courage? Est-ce pour me ménager? l'idée n'est pas heureuse. Les coups à la tête guérissent vite. Voyons, parlez-moi donc.
—Je ne sais qui vous voyez et qui vous monte ainsi l'imagination, ma pauvre Céleste; vous n'êtes pas raisonnable. Vous connaissez ma position, ma fortune, ma famille; vous ne comprenez rien aux exigences du monde... Je cède aux désirs de mes parents, de qui le vœu le plus cher serait de me voir établi. Je ne vous avais pas parlé de ces nouveaux projets, parce qu'ils pouvaient manquer et que je reculais à l'idée de vous faire de la peine inutilement; j'avais la présomption de croire que ce coup vous irait au cœur; si j'eusse pensé qu'il ne troublât que votre tête, je vous aurais tout dit le premier jour.
—Ah! si on pouvait noyer les filles avec qui on a vécu, cela serait plus facile, on n'aurait pas d'explication à donner.
—Vous vous êtes permis de lire des lettres que vous ne deviez pas regarder... Vous oubliez trop qui vous êtes, Céleste; ne me faites pas regretter ce que j'ai fait pour vous. Votre cœur est bon, mais votre manque d'éducation vous fait faire et dire des choses inconvenantes. Une autre fois, sachez que les lettres qui ne vous sont pas adressées sont sacrées, et que, fussent-elles à votre disposition, vous devez les respecter... J'ai vos meubles chez moi: si je me marie, je vous les payerai; je vous donnerai vingt mille francs. Vous avez peur de l'avenir, ce sera un petit commencement de fortune... Nous ne nous verrons plus, mais je vous promets de garder un bon souvenir de vous.
La nuit s'était passée; je mis mon manteau pour partir.
—Vous ne me donnez pas la main, Céleste?
—Si.
La sienne était glacée... Comme moi, il avait tout le sang au cœur.
Parler si souvent de larmes est fatigant; mais c'est qu'on en a beaucoup quand on souffre... Je pleurais encore à midi, quand on m'apporta une lettre et un paquet; il contenait les quelques objets laissés par moi chez Robert... la lettre n'avait que deux lignes:
«Dès que je recevrai un peu d'argent, je vous en enverrai. De loin, comme de près, je veillerai sur vous.
»ROBERT.»
Le soir, quand Victorine vint me chercher, je n'étais pas prête. Ce fut elle qui m'entraîna au bal après m'avoir habillée comme une machine. J'avais une robe de dentelle blanche, une coiffure de grenades; ma toilette était belle, surtout éclatante.
—Allons, secouez vos chagrins, vous êtes ravissante; vrai, je vous croyais plus forte que cela.
—C'est que je n'ai pas la force du premier jour, moi: la blessure est profonde, mon amour s'en va, il me déchire en sortant.
Nous étions arrivées; la fête était plus brillante encore que la première fois. Je dansai vis-à-vis de ma prétendue sœur... Quand je dis danser, je veux dire se regarder debout, en face l'un de l'autre, car il y avait tant de monde qu'on ne pouvait bouger.
Victorine était de très-bonne humeur, elle riait beaucoup et disait:
—Je danse, voilà des années que cela ne m'est arrivé! Cette Céleste me fait sauter, avec son chagrin.
Sur les deux heures, la foule diminua un peu; le bal devint plus animé et plus joli. Je sentis que le sombre nuage de tristesse qui me pesait sur le cœur commençait à s'évaporer, et comme la danse a toujours eu pour moi un charme presque irrésistible, j'aspirais les joyeuses fanfares de l'orchestre et, une fois en train, je ne manquai ni une valse, ni une polka, ni une mazurka. Il y avait beaucoup d'artistes. Hyacinthe faisait du bruit pour quatre; on se pressait autour de lui; il montrait gratis son grand nez et ses grandes mains; il dépensait son esprit à lui, qui vaut bien celui que les auteurs lui font débiter d'habitude; son directeur n'avait pas pensé à ces représentations-là, car il les aurait défendues dans son engagement. Tout le monde l'entourait, se poussait pour l'entendre; il était gai et s'amusait comme un enfant à suivre une femme d'une quarantaine d'années qui était seule et habillée d'une façon grotesque; il la poursuivait en l'appelant Elvire, et lui disait:
—Dansez avec moi, je vous aime, madame; ne soyez pas cruelle ou je vous poignarde avec mon nez.
Grassot, qui est toujours le même, était aussi fou et aussi amusant; il voltigeait autour des femmes, mais il s'arrêtait aux plus jolies, les prenait par le bras et les tutoyait sans les connaître.
On commençait un quadrille: je fus me placer à l'autre bout de la salle; nous avions fait une figure et nous attendions que notre tour revînt, quand j'entendis prononcer mon nom très-haut.
—Tenez, voilà Mogador! regardez comme elle est belle!
—Vous trouvez? dit une autre voix; je ne comprends pas qu'on trouve cette femme-là belle. C'est mon antipathie.
Je fis un petit mouvement pour voir celui qui m'arrangeait ainsi; c'était le plus joli garçon qu'il fût possible de voir.
—Enfin, disait celui qui avait parlé le premier, tu ne peux pas lui ôter ce qu'elle a. Elle te déplaît, cela ne l'empêche pas d'avoir de beaux bras, une jolie taille, d'être grande, bien faite, d'avoir de beaux cheveux, de jolis yeux et les dents blanches comme un jeune chien.
—C'est possible, reprit mon détracteur, je ne l'ai pas regardée.
—Tu es difficile.
Si au moins j'avais pu lui rendre la pareille, à ce bel indifférent! cela m'aurait fait plaisir de le trouver laid; mais, en conscience, il n'y avait pas moyen.
La seule chose qu'on pût dire de lui, c'est qu'il était trop beau pour un homme. Après tout, me disais-je, les gens sont libres; mais c'est égal, si peu coquette qu'on soit, on est vexé de savoir qu'il y a quelqu'un qui vous trouve affreuse sans avoir pris la peine de vous regarder; aussi, la contredanse finie, fis-je courir Victorine en tous sens.
Quand j'eus retrouvé mes jeunes gens, je repassai dix fois devant eux; je faisais la roue comme un paon. J'aurais voulu que mon ennemi me regardât; mais je perdis ma peine, il ne fit pas attention à moi; il semblait tout occupé d'une femme qui n'était pas jolie du tout.
J'en pris du dépit et j'allais m'éloigner, quand le plus petit, qui était son cousin, m'arrêta et me dit:
—Mademoiselle, vous dansez à ravir, et, si je n'étais pas si mauvais danseur, je vous engagerais.
—Eh bien, monsieur, invitez-moi, vous ne connaissez peut-être pas votre mérite; je vous accepte avec plaisir. Il m'offrit son bras, tout radieux.
J'espérais que son ami allait le suivre; pas du tout. Pendant la contredanse, je lui dis:
—Vous aviez tort de ne pas oser m'inviter, je vous devais bien quelque chose pour la manière dont vous m'avez défendue. Ce monsieur, là-bas, ne m'aime guère; il ne veut même pas m'accorder les cheveux.
—Oh! vous avez entendu? C'est un maladroit! Il ne sait ce qu'il dit.
—Pourquoi donc cela? Il a probablement raison de me trouver laide. Les goûts sont libres; mais il va contre moi jusqu'à la haine, jusqu'à l'antipathie!...
—Quelle folie, madame! Puisqu'il est assez malheureux pour que ses folles paroles soient arrivées jusqu'à vos oreilles, je vais vous l'amener pieds et poings liés; il faut qu'il vienne s'excuser.
Je voulus le retenir, mais il m'échappa.
A la pantomime qui se jouait de loin, je vis bien que l'autre se défendait; mais le petit était têtu et me l'amena.
C'était un jeune homme: il ne paraissait pas avoir plus de vingt-deux à vingt-quatre ans. Il était grand, un peu fort, mais bien pris. Ses cheveux et ses favoris blonds encadraient sa figure; il avait le teint d'un blanc mat; ses moustaches fines laissaient voir sa bouche; les lèvres étaient un peu fortes, bien faites, les dents blanches; il souriait de côté, ce qui lui dessinait une fossette dans la joue et lui allait à ravir; le nez fin, le front charmant, les yeux les plus doux du monde; distingué, élégant; des pieds et des mains de créole; il avait de quoi tourner la tête à toutes les femmes; on le regardait, on le suivait. Pauvre Richard!
Je le répète, il était trop beau pour un homme.
Il venait à moi.
Victorine, qui n'avait rien vu, rien entendu de toute cette petite scène, me poussa le bras et me dit:
—Voyez donc quel joli garçon!
—Oui, il vient nous parler; c'est mon ennemi.
—Ah! c'est dommage! S'il avait voulu s'y prêter un peu, en voilà un qui aurait fait mourir votre Robert de jalousie.
Il était près du nous et paraissait fort embarrassé.
—Mon Dieu! monsieur, est-ce que je vous déplais au point de vous ôter la parole?
—Oh! du tout, mademoiselle; je vous prie de croire que si j'ai parlé de vous en ces termes, il y a une heure, c'est que je ne vous avais pas regardée; il faut me pardonner, parce que je suis créole et très-indolent; mais vous êtes charmante, et je vous fais, de bien bon cœur, amende honorable.
—Prenez garde, monsieur, vous vous asseyez sur ma robe; c'est de la dentelle, et vous n'êtes pas léger.
—Oh! pardon! je suis un maladroit; vous m'en voulez?
—Du tout, monsieur. Je suis de votre avis... sur mon genre de beauté, bien entendu; ainsi, ne vous donnez pas de peine à chercher des compliments qui me plairaient moins que votre franchise; j'ai surpris votre opinion sur mon compte. Tout créole que vous êtes, vous ne l'auriez pas dite, si vous aviez pensé que j'écoutais.
—Je veux vous convaincre que mon repentir égale mon crime et que je suis de bien bonne foi dans ma rétractation. Vous avez pour moi, d'abord, une grande séduction. Rien ne me touche plus que le son de la voix, et j'aime votre son de voix... Comme vous avez de jolies mains! Mais j'étais fou de ne pas avoir vu tout cela... J'ai trop mal débuté avec vous pour jamais oser être bien ambitieux; mais je serais heureux de devenir votre ami.
—Non, monsieur, non; je perdrais plus encore dans votre esprit; le moral est pire que le physique... Adieu, je vais danser.
Il resta pensif.
Une demi-heure après, le petit monsieur, qui était son cousin, vint près de moi et me dit:
—Qu'avez-vous donc fait à Richard? Pardonnez-moi à mon tour ce que je vais vous dire, mais je crois que ce soir il perd la tête dans tous les sens: le voilà maintenant qui est fou de vous; il prétend que vous l'avez magnétisé, que vous lui avez jeté un sort, qu'il n'y a que vous de belle au monde et qu'il veut absolument vous revoir.
—Ah ça! il me croit donc bien blessée de son opinion sur mon compte qu'il se donne tant de mal? Rassurez-le, je n'y pense plus; j'ai bien autre chose en tête.
Pendant ce temps, Richard causait avec Victorine; il était temps de partir. Il me demanda la permission de me reconduire. Je le remerciai et nous partîmes seules.
—Il est charmant, me dit Victorine, en le suivant des yeux..... Il faut, ma chère, refaire les proverbes à votre usage; pour vous, les jours se suivent et se ressemblent: voilà deux bals, deux conquêtes..... A propos, ajouta-t-elle en riant, cette aventure commence comme l'autre. Attendons le dénoûment; seulement vous me laissez un rôle odieux et monotone. Je fais concurrence à l'almanach Bottin. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il m'a demandé votre adresse.
Un pressentiment me serra le cœur.
—Vous ne la lui avez pas donnée, j'espère.
—Si fait. Vous avez besoin de distraction, voilà une belle occasion, et, sur ma foi, une douce vengeance.
—Oui, vous avez raison; mais il ne viendra pas: il a fait tout cela par politesse.
—Il ne viendra pas! dit Victorine en sonnant le cocher qui dépassait sa porte; soyez bien sûre que vous le verrez demain à quatre heures. Bonsoir; si vous n'avez rien de mieux à faire, venez dîner demain avec moi.
Je rentrai chez moi à moitié endormie, et, en défaisant mes fleurs, je pensais à Robert.
Victorine avait raison: cette aventure commençait comme l'autre. Hélas! elle ne devait point avoir le même dénoûment, et je me disais:
—Si ce Richard allait m'aimer? Il est beau, aussi beau comme homme que Mlle B... peut être jolie comme femme! Si un jour nous sortions ensemble et si, étant à son bras, je pouvais rencontrer Robert, il verrait alors que je ne suis pas abandonnée; que si je l'aimais, ce n'était pas parce que j'avais besoin de lui. M. Richard n'est pas noble, je sais son nom, mais qu'importe! il est si élégant, si distingué; pourvu qu'il vienne!
Et je m'endormis.
Ce désir, qui n'était qu'une ombre, se réalisa pour notre malheur à tous les trois. Voilà pourtant comme un mot, prononcé avec irréflexion dans le désordre d'une fête, peut étendre son influence sur la vie tout entière.