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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3

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XLII

Robert avait perdu une partie de l'argent qu'il voulait me rendre: il recherchait le monde. C'étaient tous les jours des dîners et des fêtes. Je ne lui disais plus rien; je ne combattais plus ses prodigalités, je les partageais et quelquefois même je les encourageais. Quand il avait fait quelque extravagance nouvelle, quand il m'apportait quelque présent de grande valeur, je ne lui disais même pas merci. Parée de ses dons, radieuse dans mon orgueil, je me faisais un trophée de sa ruine. J'aurais pu m'appliquer un mot célèbre: «L'ingratitude est l'indépendance du cœur.» Je m'étais fait un petit raisonnement infâme, qui me dispensait des remords comme de la reconnaissance. Je me disais que ce que Robert ne me donnerait pas à moi, il le donnerait probablement à sa provinciale. Avec cette idée absurde, une femme jalouse et mal élevée boirait la mer pour ne pas laisser une goutte d'eau à un poisson.

Nous avions de nouveaux amis et amies... Mme Ré... femme très-élégante et très-adroite, était la voisine de Robert; elle nous invita à passer la soirée chez elle. Elle avait un appartement admirable; là était la plus grande partie de ses charmes.

Un jour, Az.... me fit un reproche de la voir.

Az.... est une charmante actrice, fille d'artiste; elle a été élevée dans les coulisses d'un théâtre, mais elle n'aimait pas les femmes de théâtre.

Quand la pauvre petite disait un mot, on l'appelait bête. Elle était si gentille! Il y a beaucoup de gens qu'on rend stupides avec cette phrase; on tue l'intelligence qui pourrait sortir de son enveloppe.

Quand Az.... fut femme, elle voulut se venger de ce qu'on lui avait fait. Elle devint très-acariâtre pour tout le monde, ne s'appliquant jamais qu'à dire des méchancetés de ses chères sœurs, comme elle appelait toutes ses camarades de théâtre. Moi qui l'ai étudiée, je sais qu'elle a un cœur excellent. Son père s'est remarié. Elle a des petites sœurs d'un second lit, qui ont perdu leur mère; elle l'a remplacée, a fait élever les petites filles, qu'elle appelle ses enfants. Je l'ai vue se priver pour eux; pourtant elle avait dix-huit ans: ce n'était pas la raison qui la faisait agir, mais bien son cœur.

Elle me disait donc à cause de Mme Rémi:

—Pourquoi vas-tu chez elle? Je ne l'aime pas, moi, elle est trop heureuse au jeu. Dans le temps elle donnait des soirées. On jouait entre femmes; elle gagnait toujours, et quand nous n'avions plus d'argent elle nous faisait jouer nos effets. Elle m'a gagné des boutons d'oreilles; Brochet a perdu un très-beau cachemire; c'est Sarah qui a le plus perdu chez elle. Aussi tout le monde la fuit.

Je fus étonnée de ce qu'elle me disait, et avant de le croire je m'en informai à d'autres. Tout le monde me répéta la même chose.

Robert donna un bal travesti; il fut magnifique et me fit grand plaisir, car il me donna l'occasion de me lier avec la petite Page.

Il y avait quelque chose de si doux, de si langoureux dans ses grands yeux noirs, qu'ils me semblèrent être le miroir d'une belle et bonne âme. Je fus aussi enchantée de voir de près ces grandes sommités dramatiques: Mmes Octave, Nathalie, etc. Nathalie n'était pas dans ses jours de gaieté! je ne pus la juger à sa valeur. Ce jour-là son esprit ordinaire lui faisait défaut. Elle était venue pour chercher l'oubli d'un amour perdu, et comme c'était une passion littéraire, elle arrosa le bal de ses larmes. Je n'avais encore vu Mme Octave qu'au théâtre: c'était au moment de son grand succès dans la Propriété c'est le vol. C'est une belle personne et son caractère répond à la franchise de sa figure.

Je regardais toutes ces femmes avec curiosité. Je n'avais fait que les entrevoir de loin; je les trouvai plus jolies de près; mais c'était surtout au caractère de chacune que je désirais m'attacher; elles étaient au moins cinquante.

Je m'arrêtai devant une Bretonne charmante; c'était la petite Durand. Elle avait tout pour elle, jolie, bien faite. Je ne fus pas longtemps à m'apercevoir qu'elle le savait trop et que cela même me la rendrait antipathique. Je fis vis-à-vis dans un quadrille à une grande et belle personne. Je cherchais où je l'avais vue pour la première fois, et pour aider mes souvenirs je demandai son nom. On me dit: «C'est C..., une actrice des Variétés.»

—Elle est jolie, dis-je à Az... qui se trouvait près de moi.

—Tu la trouves jolie, toi? elle est bête comme un chou.

—Que tu es drôle, ma chère amie; quand même elle serait bête, cela l'empêche-t-il d'avoir une jolie figure?

—Et toi, tu es bien fatigante avec ta manie de trouver toutes les femmes jolies; moi, je les trouve toutes laides, et puis, si tu savais comme elles t'arrangent. Je m'étonne de les voir toutes ici.

—Voyons, Az..., tais-toi! Il faut être juste, c'est le moyen d'être vraie.

La danse s'arrêta au bout du salon. Robert fit ouvrir une fenêtre. C'était Mlle Page qui venait de se trouver mal; la chaleur l'avait suffoquée. Je pris soin d'elle; elle me remercia et me dit en se retirant:

—Vous seriez bien aimable de venir me voir.

Je le lui promis.

—Pauvre Page! disait une petite femme que je n'avais pas remarquée, elle se serre trop; c'est ce qui la rend malade.

Bonne âme! dis-je en moi-même, en entendant cette phrase d'un faux intérêt qui cachait une méchanceté.

—Viens-tu danser, Amanda? dit un grand jeune homme brun.

Je me plaçai derrière elle et la regardai longtemps. Elle était jolie de figure, quoique ayant le nez un peu trop long et les lèvres minces. Elle était petite, d'une maigreur grêle, elle était entortillée de tulle et habillée avec beaucoup d'art. On voyait ses bras, ses mains osseuses. Je fus malgré cela étonnée quand elle appela mademoiselle C...: Ma sœur. La nature avait tant fait pour l'une et avait été si avare pour l'autre, que je devinai sans les connaître, que A... devait envier B...

Ces fêtes donnée par Robert coûtaient fort cher. Il était triste quand nous étions seuls, et cherchait à s'étourdir.

Il s'était commandé un coupé à huit ressorts; il me le donna.

J'allai voir Page; j'en fis mon amie. Je ne m'étais pas trompée; elle était aussi bonne qu'elle était jolie.

Le temps passait et Robert ne me rendait pas cet argent que je lui avais prêté. Je commençais à m'inquiéter, car je me perdais avec lui.

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