Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3
Je fus chez Robert. Il était de retour. Il avait eu de grands ennuis chez lui pour ses affaires, n'avait pu se procurer d'argent, et sa tristesse annonçait assez ses préoccupations.
Il cherchait à vendre sa terre, car il avait emprunté dessus près de trois cent mille francs; bien qu'elle en valût huit cent mille, les intérêts absorbaient les revenus. On lui en avait offert six cent mille francs, il avait refusé. Je l'avais prié de me rendre de suite cet argent prêté pour ses dettes de jeu. Il ne le pouvait pas.
Un jour, me voyant toute pensive, il me demanda ce que j'avais.
—Je pense à l'avenir, je voudrais bien te demander quelque chose, mais j'ai peur de te fâcher.
—Moi, pourquoi diable veux-tu que je me fâche?
—Parce que je sais que tu n'as pas d'argent et que c'est mal de t'en demander.
—Eh bien! me dit-il, toujours avec sa fierté hautaine, j'en ferai, si je n'en ai pas; combien te faut-il?
—Mais je voudrais avoir ce que tu me dois, ou bien une garantie, s'il t'arrivait malheur! tout le monde est mortel, je perdrais tout ce que j'ai.
—Comment, cet argent est donc à toi?
—Oui, lui dis-je.
—Pourquoi m'as-tu trompé en me le donnant? me dit-il en devenant pâle comme la mort.
—Parce que tu ne l'aurais pas accepté, si je t'avais dit:—C'est à moi.
—Oh! Céleste, c'est mal ce que tu as fait là, tu m'as fait le complice d'une infamie; cet argent te vient...
Il n'acheva pas, une grosse larme coula sur sa joue...
—Oh! si j'avais su, dit-il, se levant enfin, je ne puis te les rendre de suite, il faudrait vendre. Demain je chercherai. Je vais aller chez mon homme d'affaires.
Ses démarches avaient été vaines, il était profondément triste.
Après le dîner, je lui demandai s'il voulait sortir.
—Non, me dit-il, nous avons à causer. Tu as raison de penser à l'avenir, mais je suis un misérable d'avoir pris cet argent; tu t'es cruellement vengée; il faut que je te le rende de suite; depuis que je sais d'où il vient, je ne vis plus. Je souffrirai de te quitter, pourtant il le faut. Je vais tâcher de me marier, sans cela il me resterait à peine de quoi vivre, ma terre vendue. Je ne puis te donner une hypothèque chez mon notaire, ma famille le saurait, on croirait que c'est un cadeau que je te fais, on crierait; cela gênerait mes projets. Voici ce que je te propose. Je vais te faire des lettres de change, sitôt que je le pourrai je te les payerai; si à l'échéance je n'étais pas en mesure, tu prendras un jugement et je te consentirai hypothèque. Il faut que je parte dans quelques jours, je vais faire un petit voyage à Lyon, je ne puis garder cet appartement. Demain nous irons chez le propriétaire, je le prierai de t'accepter pour locataire à ma place, j'espère qu'il ne me refusera pas; tu viendras demeurer ici, puisque ce logement te plaît.
—Et le mien, lui dis-je, que vais-je en faire? Car pour être plus près de chez lui, j'avais loué rue Joubert un petit pavillon, très-joli, mais un peu triste.
—Eh bien! me dit-il, tu le loueras.
Deux jours après, le bail était à mon nom.
Ma mère avait été malade, elle était seule et venait me voir assez souvent. J'eus peur de me laisser aller à quelque nouvelle faiblesse. Je passai mes valeurs à l'ordre de ma mère, en lui recommandant de ne me les rendre sous aucun prétexte. C'était la fortune de ma petite fille adoptive.
Je trouvai l'occasion de louer mon logement et de vendre tout mon mobilier. J'avais le cœur gros de vendre des grands ouvrages de tapisserie qui me rappelaient mon séjour en Berry. Mlle Amanda, c'est elle qui voulait acheter mon mobilier, en avait grande envie et me faisait toutes sortes de flagorneries.
Robert m'engageait beaucoup à accepter. Il me donnait tantôt une raison, tantôt une autre, mais le vrai motif, c'est que tout me venait de Richard et que cela lui déplaisait. Poussée par l'un, tourmentée par l'autre, je vendis ce petit pavillon-hôtel vingt mille francs. Il était meublé d'une façon charmante, belles pendules, tapis dans toutes pièces, meubles en chêne et bois de rose; pianos, orgue, rideaux; tout y était complet.
On me régla à trois ans.
Robert partit.
Toute à mes intérêts et à mon emménagement, je m'aperçus à peine de son absence; pourtant il me quittait pour se marier, peut-être n'allais-je plus le revoir. Je fus quelques jours sans lui donner un regret. J'allais chez l'une, chez l'autre; les heures s'envolaient comme un songe.
Une de mes nouvelles connaissances, que j'avais amenée chez moi, aperçut ma filleule.
—Tiens, me dit-elle, c'est une bonne idée que vous avez eue là, vous semez pour récolter; elle sera jolie, il faudra en faire une danseuse; elle gagnera de l'argent et vous rendra ce qu'elle vous coûte.
Je me sentis passer un frisson, il me sembla voir la mère, l'entendre me répéter le serment que je lui avais fait, et je répondis:—Non, jamais je n'en ferai une danseuse; elle sera riche, mais si j'étais obligée de lui donner un état, ce ne serait pas celui-là.
—Oh! dit-elle en riant, est-ce que vous craignez les faux pas?...
Je ne répondis rien et nous partîmes.
Je m'arrêtai place de la Madeleine, et je montai chez Mlle Page.
Je venais de rompre moralement avec mes autres connaissances. Ce mot cynique qu'on venait de me dire au sujet de ma fille adoptive m'avait bouleversée. On pouvait donc croire que je l'élevais pour la vendre, la perdre; cette pensée me faisait si mal que je ne pouvais retenir mes larmes.
La pauvre petite Page ne me consola pas par sa gaieté. Elle souffrait au cœur; sa vie était dominée par une grande passion qui la ravageait physiquement et moralement; elle était amaigrie, ses joues étaient pâles, ses yeux brillants encore, parce qu'ils étaient pleins de larmes. Elle était malheureuse en tout; elle avait une petite fille qu'elle voyait mourir de langueur; l'art était impuissant. La pauvre petite poitrine de cette enfant râlait toujours; la mort venait à pas lents, comme pour déchirer plus longtemps le cœur de la pauvre mère; souvent je l'ai vue, en dînant chez elle, laisser tomber son pain, regarder sa fille en extase, puis pleurer sans faire un mouvement. Elle ressemblait à une belle statue de la douleur; mon cœur partageait sa peine, et je m'y attachai comme à une sœur. Ce n'étaient pas ses seuls chagrins; elle était si jolie, si mignonne; sa voix était si douce, que comme femme et comme actrice le public l'adorait.
Aussi était-elle jalousée de ses camarades de théâtre, qui ne savaient qu'imaginer pour lui faire des méchancetés. La santé de Page était délicate et j'avais peur de la voir tomber malade.
Pour pouvoir vivre plus près d'elle, il me vint une idée, j'étais seule, je disais: Robert ne reviendra pas.
—Allons, me dis-je; cela me distraira. Et je demandai à Page de me faire entrer aux Variétés.
Elle me présenta à M. C..., directeur; il promit de m'engager; je lui écrivis que je voudrais que cela fût fait de suite. Il me fit revenir à son cabinet; il n'est pas assez beau physiquement, pour que je vous fasse son portrait. Ce jour-là il ne me parut pas trop maladroit: il me fit signer un engagement où il me donnait douze cents francs d'appointements, avec un dédit de vingt mille francs.
Ces demoiselles crièrent beaucoup de mon admission.
Ce fut pour la pauvre Page une source de mauvais propos auxquels elle ne prit pas garde, car elle savait bien avoir en moi une véritable amie.
On me donna deux rôles dans la Revue de cinquante et un; j'étais en répétition quand Robert arriva de Lyon.
—Eh bien, me dit-il, je ne pourrai jamais me marier; j'ai été refusé net à cause de toi, je n'ai plus qu'un parti à prendre, je vais vendre mes chevaux, mes chiens, réformer les trois quarts de ma maison et nous resterons ensemble.
—Mais, mon ami, je ne puis retourner avec vous; croyant que vous ne reviendriez plus, je suis entrée dans un théâtre, j'ai un dédit et je répète. C'est du reste une bonne résolution que vous prenez là de vendre beaucoup de choses; moi-même je ne puis soutenir ce train de maison; vendez la calèche, le grand coupé que vous m'avez donnés et deux chevaux; plus tard je vendrai mon petit coupé et la petite voiture.
Il parut fort contrarié de mon engagement, mais il ne me fit pas de reproches. Il vendit ses chevaux, ses voitures et ne resta à Paris que quelque temps.
Amanda me demanda si je voulais vendre des bijoux, que j'en avais trop, et puis que je devais en être dégoûtée. Je lui répondis qu'on ne se dégoûtait pas de ces choses-là, que j'étais assez raisonnable pour consentir à m'en défaire si je trouvais une bonne occasion.
—Eh bien, me dit-elle, vous n'en trouverez jamais une meilleure; on vous payera dans trois ans avec vos meubles, réfléchissez bien que cela vous fera un beau capital.
Je consultai Robert, qui me répondit:—Cela vous regarde; il me semble que vous ferez bien.
J'avais vingt-cinq ans, je voulais que ma petite fille fût riche; je consentis. Je donnai les factures, je vendis un peu moins que cela n'avait coûté; seulement je fis trois ans de crédit sans intérêts.
Page m'approuvait.
Un soir, Robert me dit:
—J'ai rencontré un jeune homme que je connais, le pauvre garçon m'a fait de la peine; il est désolé, on va l'arrêter. Je pourrai peut-être empêcher cela, car c'est mon bijoutier qui le poursuit; je l'ai fait demander.
—Prenez garde, lui dis-je, de vous mettre une mauvaise affaire sur les bras; vous savez mon opinion sur votre bijoutier. C'est un fin renard, méfiez-vous...
Hélas! il ne tint pas compte de ma recommandation; quelques jours plus tard, tout était consommé. Robert avait répondu d'une somme de vingt mille francs pour un homme qui n'était pas solvable. Je le grondai pendant huit jours; il me répondit que ce pauvre jeune homme voulait se tuer.
—Enfin, lui dis-je, quoi qu'il en soit, vous avez été joué.
Robert partit pour la campagne, je le priai de surveiller ma petite maison, je voulais faire bâtir à côté de la locature un pavillon; Robert m'engagea, à cause de la position près de la forêt, à construire un rendez-vous de chasse, que je pourrais toujours louer un bon prix jusqu'au jour où je l'habiterais.
Je lui dis que je m'en rapportais complétement à lui, et que tout ce qu'il ferait serait bien fait.
Il partit et je débutai. J'étais toujours mauvaise. J'avais aussi peur qu'aux Folies. Page m'encourageait, elle me donnait de si bons conseils que j'étais forcée d'en profiter. Les journaux prenaient la peine de m'abîmer; ils disaient que mes pas avaient vieilli. Enfin, j'avais à peine vingt-cinq ans, et ils m'envoyaient aux Invalides. Quelques-uns s'imposèrent à moi; plus ils sont petits, moins ils ont d'abonnés, plus ils sont méchants; si on ne souscrit pas, ils vous abîment.—Arnal et Déjazet ne sont pas à l'abri de leurs morsures. C'est une lourde charge pour les pauvres artistes qui gagnent leur vie avec bien de la peine, et qui sont obligés de s'abonner à trois ou quatre mauvais journaux qui disent tous la même chose. Le journal le Corsaire, ce chien hargneux de la littérature, me mordait au sang.
Celui qui se déchaînait le plus après moi faisait aussi des pièces; j'avais la consolation de me dire: Il est plus mauvais auteur que je ne suis mauvaise actrice, car on le siffle et moi on ne me siffle pas.
J'allais jouer une nouvelle pièce, Paris qui dort. M. C... me dit:
—Il faut absolument que vous alliez voir M. J...; il est mal disposé pour vous.
—Dame! que voulez-vous que j'y fasse, s'il ne m'aime pas, je ne puis forcer son goût.
—Si, me dit-il, il faut y aller dans l'intérêt de la pièce, il vous recevra bien.
—J'en doute, je n'ose pas...
—Si, si, reprit M. C..., faites-le pour moi.
—Eh bien, pour ne pas vous désobliger; j'irai.
Je fus le même jour chez Amanda qui le connaissait beaucoup, puisqu'elle était toujours dans sa loge les jours de première représentation. Je la priai de me recommander à son ami. Hélas! j'oubliais que je l'avais obligée, et qu'à partir de ce jour-là, elle ne pouvait plus me souffrir, c'est l'usage. Elle n'en fit rien, ou fit le contraire.
J'entrai citez M. J..., le cœur décroché d'avoir monté ses cinq étages, et terrifiée de peur à l'idée de me trouver en face d'un si grand écrivain. Il me reçut en parlant à son perroquet avec qui il continua la conversation.
Je perdis contenance, et il me fallut bien des efforts pour lui dire:
—Monsieur, je sais que vous êtes prévenu contre moi. Mon passé me condamne dans votre opinion; pourtant, je voudrais travailler sérieusement le théâtre; votre jugement a tant de poids, je viens vous supplier de ne pas dire de mal de moi. Plus tard, si à force de travail j'arrive, je vous remercierai de ne pas m'avoir écrasée au départ.
—Ah! me dit-il, mademoiselle, j'en suis fâché, mon feuilleton est fait, et d'ailleurs je ne passerai certainement pas sur le mot: Il faut du chique pour les pincer, que vous dites dans votre rôle.
—Mais, monsieur, ce n'est pas moi qui ai fait la pièce.
Son air glacial m'avait bouleversée, et je sentis des larmes rouler dans mes yeux.
Il me trouva sans doute ridicule; mais il fit des changements à son feuilleton. Je l'avais échappé belle.
Victorine vint me voir le lendemain.
—Ah! ma chère, me dit-elle, vous vous êtes fourrée en enfer; quand il faut vivre avec les journalistes, avec les auteurs, avec les acteurs, autant vaudrait prendre un billet de logement à la barrière du Combat, dans la niche des chiens. On serait moins mordu, moins déchiré.
—Connaissez-vous Vervenne, qui a été un peu au Vaudeville, il y a quinze ans? Elle m'a dit l'autre jour qu'elle était engagée aux Variétés. Je vous la recommande, celle-là; si jamais elle vous fait une méchanceté, ce qui pourrait arriver, demandez-lui de montrer devant tout le monde le bas de ses jambes, et vous serez vengée. Un jour je suis allée la voir, on m'a fait attendre une heure; j'allais m'en aller, quand sa femme de chambre me dit mystérieusement:—Attendez encore cinq minutes, madame finit de sécher.
—Comment, sécher?
—Oui, madame fait sa figure avec du blanc liquide, alors faut qu'elle sèche.
Robert, depuis mon entrée au théâtre, était venu plusieurs fois à Paris. Il avait vainement cherché à me remmener.
Je trouvais dans la vie de théâtre une distraction, un mouvement qui ne contribuait pas peu à me le faire oublier.
Voyant que je ne voulais pas absolument retourner avec lui, il prit sa terre en dégoût et la mit en vente. Il m'écrivait lettres sur lettres; ces lettres étaient tour à tour tendres, bonnes, méchantes, brutales; elles m'irritaient au point que mille fois je le priai de ne plus m'écrire. Alors, il se répandait en plaintes, en lamentations. Malgré mon parti bien arrêté de rompre avec lui, je trouvais encore dans les souvenirs du passé de bonnes paroles pour lui inspirer du courage et pour l'amener doucement à cette séparation.
«Du courage, lui disais-je, mon cher Robert, il faut sortir de là, il y a eu trop de choses entre nous pour que nous puissions être heureux désormais. Il faut que tu penses à ta fortune, à ton avenir; je souffre de cette séparation. Mais il faut faire mentir ceux qui disent que tu touches à ta ruine. Ne donne pas ce plaisir à tous ces gens qui sont jaloux de toi. Je ne suis plus que ton amie, je fais des vœux pour ton bonheur.
»CÉLESTE.»
Il me répondait:
«Je n'ai besoin ni de vos conseils, ni de vos avis; je ne suis plus assez riche, vous ne voulez plus me voir; soit! vous n'entendrez plus parler de moi.»
Six heures après, je recevais une autre lettre.
J'avais reçu d'un auteur, M. Philoxène, une invitation à un bal qu'il donnait à l'occasion du réveillon. Je n'avais pas envie d'y aller; mais tous mes camarades me dirent d'y venir, que ce serait très-amusant, qu'il y aurait beaucoup d'artistes.
Je mis une robe décolletée, les bijoux qui me restaient; un ami m'envoya un bouquet, que je pris pour ne pas le désobliger, car cela m'embarrasse généralement.
Quand j'entrai dans le salon, je fut toute désappointée. Il y avait beaucoup de monde, toutes les actrices des Délassements-Comiques et des Folies-Dramatiques; elles étaient en toilette de ville, c'est-à-dire en robes montantes. Tout le monde me regarda comme une curiosité. J'étais on ne peut plus gênée. Il ne restait qu'une place où je pusse m'asseoir; je priai un monsieur de m'y conduire, me promettant bien de n'en pas bouger de la soirée.
Sur ce même canapé, il y avait une dame en robe rouge. Je ne regardai pas sa figure et je me plaçai à côté d'elle; mais elle se leva, fit un bond au bout du salon, comme si je l'avais brûlée.
Tout le monde se regarda.
Je reconnus Mlle Judith. Je devins plus rouge que sa robe.
Tous ces messieurs s'empressèrent autour de moi pour me venger de cette malice. Cela me procura le plaisir de faire la connaissance de M. Henri Murger, et je commençais à savoir gré à ma voisine d'avoir quitté sa place. Je gagnais au change.
Ses amis lui firent des reproches de cette brusquerie; elle se mit à bouder.
Vers la fin de la soirée, M. Murger écrivit sur le fond de son chapeau un couplet sur chacun des convives qui restaient. Il mit ces couplets sur l'air d'une romance de Quidant.
Dans la galère nous étions vingt rameurs.
Il me vengea en faisant ceux-ci pour moi:
Pour vexer la comédienne
Qui n'a que des bijoux en toc,
Céleste qui dans le Maroc
Jadis a choisi sa marraine,
Derrière un jardin tout en fleurs
S'avance en princesse hautaine.
Dans les salons de Philoxène
Nous étions quatre-vingts rameurs.
J'étais toute fière que l'auteur du Bonhomme Jadis, de la Vie de Bohême, eût un instant laissé courir son crayon et sa pensée sur mon compte. Il avait, en une heure, fait quarante couplets sur ses amis; j'en avais deux, trop aimables sans doute.
Décidément, les dédains de la jolie juive m'avaient porté bonheur.
J'allais jouer une nouvelle pièce, quand je reçus cette lettre de Robert:
«Céleste, je ne puis vivre ainsi. J'ai trop compté sur mon courage, je ne puis vivre sans vous. Écoutez ce que je vous propose. Si vous avez eu de l'amour pour moi, il a duré ce que dure un feu d'artifice, une fusée, un rêve, une fête de nuit. Tout a brûlé et je suis écrasé; j'ai le cauchemar, il me poursuit; je me réveille la nuit en sursaut, je crois t'entendre chanter gaîment à table, au milieu des gens qui n'ont que des désirs sans amour, et qui te disent:—Je t'aime! je t'aime!—Sais-tu ce que c'est que d'aimer comme je t'aime? C'est de la folie! Je suis fou, je t'offre plus que ma fortune, je t'offre ma vie, mon nom, mon honneur. Je vais réaliser ce que je possède. Je vends ma terre dans quelques jours, nous pourrons être heureux loin d'ici. Ne me refuse pas; j'ai bien réfléchi. Je n'aurai jamais un regret, si tu me rends heureux.—Réponds-moi de suite.
»ROBERT.»
Je ne pouvais en croire mes yeux. Je relus cette lettre vingt fois. J'en étais si étourdie que je ne pus répondre de suite. Mon orgueil me criait:—Accepte! Mon cœur me dicta la lettre suivante:
«Mon cher Robert, je vous renvoie cette lettre, dont je suis indigne et qui ne peut être adressée à une femme comme moi. La douleur et l'isolement ont égaré vos esprits. Que de regrets vous auriez quand la fièvre, qui vous conseille, serait passée. J'ai pu vous suivre dans une vie de dissipation, cela n'a fait de tort qu'à votre fortune; mais vous prendre votre honneur, votre nom. Ah! mon ami! brûlez cette lettre, c'est celle d'un insensé.—Oubliez-moi, je vous ai toujours dit que je ne me marierais jamais. A cette époque, vous me disiez en riant:—Pas même avec moi? et je vous répondais:—Moins avec vous, Robert, qu'avec un autre, à cause de mon passé et de votre caractère violent; votre couronne de comte me ferait une couronne d'épines; je ne pourrais plus regarder ces pauvres réprouvés avec lesquels j'ai vécu, et je n'aurais jamais le droit de regarder une honnête femme.—Un reproche, et je me tuerais.—Je vous disais cela, il y a quatre ans, je vous le répète aujourd'hui; vous me remercierez plus tard. Il y a deux routes: la vôtre et la mienne; laissez-moi Mogador, restez Robert de ***.—Sortez de cette crise, que vous oublierez avec un peu de courage, je serai toujours votre amie.
»CÉLESTE.»