Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3
Je n'avais pas de secrets pour Page. Je lui contai ce que je venais de faire.
—Tu as peut-être eu tort, me dit-elle.
—Non, il m'aurait fait payer cher sa faiblesse; toutes les scènes que j'ai eues avec lui ont effeuillé mon amour. Je ne le rendrais pas heureux. Je suis au théâtre, j'y reste. Je vais travailler avec ardeur. Je ne serai heureuse que le jour où je pourrai vivre indépendante. J'aurai une petite fortune, mais il me faut attendre encore quelques années. Je voudrais que Robert prît le parti de voyager. Il va vendre ses biens. J'ai peur qu'il ne se fasse illusion; enfin, il lui reste des parents riches, il ne sera jamais malheureux, au lieu que moi, quelle perspective aurai-je? le suicide!
Six jours plus tard, je reçus une nouvelle lettre de Robert; cette lettre était longue, terrible, et me porta un coup dont je fus bien longtemps à me remettre.
«Oh! fou! mille fois fou, celui qui croit que, parce qu'on a tout donné, on se souviendra de vous; ce que l'on vous donne en échange, c'est un conseil, c'est un peu de pitié. On vous dit: Pardon de vous avoir fait souffrir, oubliez-moi, ayez du courage, travaillez à tout réparer; voilà le souvenir qu'on vous garde... Et puis la lettre terminée, la corvée finie, on rit, on fait de nouvelles amours... Le pauvre fou courbe la tête sans se plaindre, car se plaindre est une lâcheté... J'avais tout, fortune, jeunesse; j'ai tout jeté au vent. Il ne me restait que mon nom à vous offrir, c'est trop peu... Honte et infamie sur moi! J'ai tout sacrifié pour vous, et vous allez jusqu'à me reprocher ma faiblesse. J'ai été stupide, n'est-ce pas, de vouloir faire de vous une femme de cœur? J'espérais un mot de vous, vous avez bien fait de ne pas m'écrire. Vous n'avez même plus l'effronterie de me mentir par lettre.
»Misérable nature que la vôtre! vous que j'ai entourée de tous mes soins pour faire oublier votre nom, vous à qui j'offre l'oubli du passé, je viens de faire bénir votre maison... Oh! je vous vois rire d'ici, vous dont le cœur ne peut comprendre un bon sentiment. Votre prédiction sera accomplie: vous ne m'aurez quitté qu'avec mon dernier sou. Je viens d'apprendre ma ruine... Un homme d'affaires à qui j'avais donné un pouvoir en blanc pour vendre un domaine pendant mon absence, abusant de ma confiance, vient de vendre ma terre pour la moitié de sa valeur. Combien a-t-il reçu? Je l'ignore; pour moi je suis perdu.
»Je vais partir et ne reviendrai que quand, fatiguée, honteuse de ces ignobles hommages, que vous recherchez et pour lesquels vous m'avez sacrifié, vous me rappellerez. Je tâcherai de vous faire oublier les souillures de votre cœur. Allez, Céleste, que toutes mes larmes retombent sur votre existence, comme des larmes de feu. Je vous ai aimée, comme on aimerait un ange. Dieu me punit; je vous quitte sans haine. Il ne me reste qu'une vie pauvre, isolée, dont je me délivrerai. Ma cervelle rejaillira jusque sur votre robe de théâtre et votre lit de plaisir. En vendant mes biens, j'avais fait porter chez vous mes papiers et mes portraits de famille. Je vais partir, y laissant tout, jusqu'à mes effets personnels. Vendez-les, car tout souvenir de moi serait un remords. Je n'irai pas à Paris, je ne veux pas vous donner la jouissance d'une destruction morale et physique.
»Je vous offrais mon nom, je ne vous reverrai jamais comme ma maîtresse. Vous auriez pu être ma bonne étoile; vous ne m'avez pas trouvé digne de vous. Fou que j'ai été de croire à de bons sentiments, qui, chez vous, étaient gâtés le jour où vous veniez au monde. Le 10, je pars pour l'Afrique.
»Je veux oublier, oublier, car les souvenirs comme les miens tuent. Vous, vous irez en Russie. Comme les femmes y sont heureuses! Peu d'amour et beaucoup d'argent! Votre théâtre doit faire monter vos actions. On se dira: C'est Céleste Mogador! Son Robert est ruiné, il est parti pour l'Afrique. Je vous ai donné une bonne devise pour votre voiture, c'est une recommandation pour les passants.
»La passion que j'ai pour vous est une énigme pour tout le monde, pour moi-même; pour aimer, il faut estimer, et je vous méprise. Cette lettre est bien longue, c'est la dernière, c'est le chant du cygne, car pour moi la vie est finie. Il est bien permis à un homme qui meurt de jeter un regard en arrière. J'étais né pour être aimé, car j'avais le cœur plein de tendresse et d'amour; j'avais besoin d'être aimé, mon cœur est brisé, ma vie est finie... Plus d'amis, plus de parents, je m'en vais bien loin. J'espère y trouver la mort ou y reconquérir, à mes propres yeux, une estime qu'on ne peut plus avoir pour moi. Le monde est sévère, mais il est juste. Je ferai mon devoir en honnête homme, et il me pardonnera mon passé. Quant à vous, continuez longtemps cette vie de plaisir; tâchez que cette nuit n'ait pas de matin, car le réveil sera affreux. Vous connaîtrez alors l'abandon; il ne vous restera plus rien que la misère, la vieillesse hideuse!... Cette enfant que vous élevez vous méprisera... Vous verrez comme elles sont longues les nuits qu'on passe à pleurer... Ne m'écrivez plus!
»RICHARD.»
Jamais je ne pourrai exprimer ce que j'ai souffert à la lecture de cette lettre. Je restai plusieurs heures en larmes; mon cœur était nâvré, abattu. Il me fallut faire sur moi-même un grand effort pour répondre:
«Je souffre bien, mon cher Robert, et je dois supporter tous vos mauvais traitements; vous me plaindrez. Il y a deux jours, vos lettres étaient tristes, mais bonnes; aujourd'hui, vous m'accablez sans un motif de plus. Le premier jour où je vous ai connu, je vous ai dit mon caractère. Vous dites que je ne vous ai pas aimé, vous savez bien le contraire, et pourtant, quand vous me faisiez pleurer et souffrir par votre froideur ou quelque vérité qui me blessait mortellement, bien que vous vinssiez me combler après de bontés et de caresses, je me révoltais, et chaque jour, j'arrachais petit à petit cet amour qui tenait encore toute ma vie. Je vous voyais faire des extravagances pour des chevaux et des chiens. J'étais jalouse du plaisir qu'ils vous donnaient loin de moi. Je sais bien que, pour arranger tout cela, vous me disiez de vous suivre à la chasse; je n'en avais pas la force; je me déchaînais après un plaisir que vous me préfériez, du moins en apparence. Mon ambition était bien modeste alors; je vous disais souvent:
—Oh! si j'avais un jour douze cents francs de rente, je serais effacée. Mais vous me combliez de cadeaux, je sortais en voiture avec vous, je vivais comme une reine, et quand je vous disais: J'ai peur de l'avenir!... vous me répondiez qu'une des anciennes domestiques de votre mère était heureuse avec six cents francs de pension... C'est qu'elle n'avait jamais connu les vices que vous nous mettez au cœur. On oublie ce que l'on a été, surtout quand dans ses souvenirs on retrouve l'opprobre et la misère. Moi, je n'ai pas oublié l'hôpital où j'ai été, où j'aurais voulu rester, parce qu'en sortant j'allais mourir de faim; Saint-Lazare, où je voyais de malheureuses vieilles femmes qui se vantaient d'avoir été jeunes et belles, et qui venaient de commettre un délit dans la rue pour se faire arrêter, parce qu'elles n'avaient ni pain ni asile; je ne l'ai pas oublié, je ne l'oublierai jamais. J'ai voulu me faire une autre fin, j'aimais à vos dépens... Je prévoyais votre ruine. J'aurais voulu vous voir marié... Je me serais résignée à cette séparation pour votre bonheur; mais l'idée ne m'était jamais venue que vous pourriez prendre une autre maîtresse. Vous pouviez tout sauver en vous mariant. J'ai pris ailleurs ce que je ne voulais ni vous demander, ni prendre de vous. Je n'ai pu supporter la douleur de vous savoir près d'une autre; j'ai payé bien cher mon retour à vous. Le peu que j'avais, je l'ai mis à votre disposition; j'aurais voulu vous donner ma vie.
»Avec le temps l'inquiétude me prit, et je vous demandai de me reconnaître mon argent. C'était mal, mais j'avais peur. Cette peur m'a donné un ennui continuel. J'avais tout en espérance, rien en réalité. La nuit je me tourmentais; le jour je cachais mon inquiétude sous le luxe. Cette femme que vous aviez prise, j'ai lutté d'amour-propre avec elle... je la rencontrais partout; alors, bijoux, dentelles, voitures, j'ai tout désiré... pardon, ce n'était pas un combat contre vous... non, je vous aimais. A cet amour se mêlait quelquefois de la rage... je voudrais aujourd'hui donner ma vie pour réparer le passé; j'avais pour la solitude la peur que vous aviez du mariage. La destinée est écrite, on ne la conduit pas, on la suit. Je crois que vous auriez pu faire autre chose de moi. Je trouve vos accusations tellement exagérées, que je fouille ma vie passée avec vous et que je m'excuse un peu en pensant que je ne vous ai jamais menti. Vous avez voulu me régénérer en me donnant votre nom. C'est aujourd'hui que je serais infâme si j'acceptais ce que vous m'offrez, puisque je sens que je ne pourrais remplir ce devoir sacré. L'ennui, cette ombre de nous-mêmes, s'est accroché à moi pour toujours. Je n'ai plus de jeunesse, j'ai perdu ma gaieté. Je suis entrée au théâtre, parce que je ne voulais pas qu'on se réjouît de notre séparation. Si j'avais ma petite fortune, je quitterais ce luxe qui cache tant de larmes, et je m'habituerais à la vie modeste avec laquelle je dois finir. Je vous ai aimé, je vous aime encore. Vous avez été et vous serez mon seul, mon dernier amour. Ce n'est pas à cause du malheur qui vous frappe que je ne suis pas près de vous, mais l'isolement et l'oisiveté me feraient mourir; vous ne m'avez jamais connue autrement. Je suis une misérable créature que votre mépris désespère. Pardonnez-moi, je vous en supplie les mains jointes. J'ai été peut-être plus coupable que je ne le pense; mais je ne l'ai pas médité. Écrivez-moi, mais pas de ces mots que contient votre lettre, ou ne m'écrivez plus jamais. Je penserai à vous comme on pense à Dieu. Je respecterai votre souvenir comme celui de l'ange qui vous a tendu la main. Croyez-moi, si mon corps est avili, il y a une place bien pure où je vais renfermer l'offre que vous m'avez faite... Tout ce que j'ai est à vous, disposez-en. Je voudrais vous rendre un peu du bien que j'ai reçu de vous. Il faut que je vous voie. Il est impossible que vous preniez un parti aussi désespéré... Ah! répondez-moi... je deviens folle!... Je vous aime.
»CÉLESTE.»
C'est lorsqu'on est malheureux qu'on voit les gens qui vous aiment; je cherchais un refuge contre mon désespoir. J'allai chez Page, qui me conta ses peines. Nous pleurions ensemble, car la douleur était aussi chez elle. Elle venait de perdre sa petite Marie. Je ne rentrais chez moi qu'à regret: ma première apparition dans ce logement avait commencé par une scène qui avait failli me coûter la vie; je sentais qu'il continuerait à me porter malheur.
Pour m'aider à la résignation, voici ce que Robert me répondit:
»Je vous avais priée de ne jamais m'écrire. Vos lettres me font mal, et je souffre assez sans que vous vous acharniez après les débris de mon existence.
»Toutes vos paroles ont été mensonges. La place de votre cœur a été, comme celle de votre boudoir, partagée avec le plus offrant... Je ne rougis pas de mon dévouement pour vous. Je ne regrette rien. Vous n'aviez qu'une chose à me donner en échange de mon amour, c'était votre personne. Vous l'avez vendue, aux uns pour de l'argent, aux autres pour du plaisir. Moi, je vous donnais mon existence, vous l'avez salie. Vous voudriez voir où a pu me conduire une ruine physique et morale, conduite avec dessein, acharnement, préméditation, comme vous l'avez fait; vous l'aviez annoncé à tout le monde, vous avez tenu parole. Soyez bien heureuse de votre triomphe. Je ne me mettrai plus sur les rangs pour disputer un amour que je n'ai plus le moyen de payer. Je pars le 10 pour Alger; votre argent vous sera remis. Ne pensez pas plus à moi qu'à Dieu, c'est un blasphème. Le mensonge doit s'arrêter là.
»ROBERT.»
En lisant cette lettre, je payai en une heure de souffrance tout ce qu'il avait pu faire pour moi. Nous étions quittes, et, à mon tour, je songeai plus à me venger qu'à me justifier.
»Je me révolte à la fin, et je suis fatiguée de recevoir des mauvais traitements que je ne mérite pas. Lorsque je vous ai connu, et que vous m'avez emmenée à la campagne, chez vous, j'avais quelques dettes; peu de chose m'aurait suffi; vous auriez pu me le donner en vous gênant un peu. Pourtant, vous m'avez laissée venir et chercher près d'un autre ce dont j'avais besoin. J'ai joué, et après avoir payé mes dettes les plus pressées, acheté quelques robes, nous avons remporté, à la révolution, un peu d'argent qui me restait. Aujourd'hui, vous me traitez comme la dernière créature du monde; et quand même j'aurais voulu, plus tard, éviter la misère pour l'avenir, serais-je plus coupable qu'il y a cinq ans? Je vous renvoie votre lettre qui me soulève le cœur. Je ne puis supporter une correspondance qui me désespère. Je suis lasse de pleurer. Jamais une bonne parole. Adieu... Regardez votre passé, et vous verrez s'il est juste de m'accabler ainsi. Avant de me connaître, vous aviez déjà fait de grands pas dans la voie de la prodigalité, est-il juste de me rendre responsable de tous vos malheurs? Adieu, je tâcherai que vous n'entendiez plus parler de moi, mais je ne vous oublierai jamais.
»CÉLESTE.»
FIN DU TROISIÈME VOLUME
TABLE
| Pages | |
| XXV. Vive la réforme! | 1 |
| XXVI. La roulette. | 14 |
| XXVII. La Pépine. | 27 |
| XXVIII.Déceptions. | 43 |
| XXIX. L'insurrection de juin. | 50 |
| XXX. La vie de château. | 65 |
| XXXI. Le jardin d'hiver.—Richard. | 80 |
| XXXII. Le choléra.—Ma filleule. | 113 |
| XXXIII.Irrésolutions. | 126 |
| XXXIV. Le théâtre des Folies-Dramatiques. | 140 |
| XXXV. Où l'orgueil va-t-il se nicher? | 149 |
| XXXVI. Ma voiture. | 156 |
| XXXVII. Londres. | 173 |
| XXXVIII. | 202 |
| XXXIX. | 224 |
| XL. | 238 |
| XLI. | 257 |
| XLII. | 266 |
| XLIII. Les usurières de l'âme.—Un dîner chez de nouvelles connaissances. |
272 |
| XLIV. Une folie. | 288 |
| XLV. Départ. | 307 |