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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3

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XXX
LA VIE DE CHATEAU.

Arrivée dans son château, je montai mon métier de tapisserie, et je commençai de grands ouvrages.

Mon séjour chez Robert n'avait plus un caractère aussi incertain. Je prévis qu'il se prolongerait, et, passant brusquement de la vie la plus agitée à l'existence la plus tranquille, j'avais besoin de me créer une occupation qui m'aidât à passer de longues heures dans cette solitude qui, pour être presque royale, n'était pas moins la solitude. Je m'habillais modestement; je ne voulais pas que les gens du pays pussent dire que j'étais une fainéante et que je ruinais Robert par ma coquetterie. Ce n'était pas, du reste, une tâche pénible que je m'étais imposée. Le luxe m'ennuyait et j'ai toujours eu horreur de l'inaction. Aussi, tous les gens qui traversaient le parc pour aller d'une route à l'autre me voyaient-ils à la fenêtre de ma chambre, travaillant sans relâche. Les femmes qui ont fait de la tapisserie diront comme moi, que cela devient une rage qui vous ferait perdre le boire et le manger; à huit heures j'étais à l'ouvrage, jusqu'à la nuit. J'avais emmené Marie, qui faisait du fond; je ne sortais jamais; il venait de pauvres petits enfants me voir: alors je laissais de côté la tapisserie, et, avec des rideaux de perse, de toile ancienne, trouvés dans les armoires du château, nous improvisions un atelier de couturières; mes petites filles s'en allaient avec une bonne robe.

Petit à petit les gens de la maison se firent à moi. La fille du régisseur venait me voir. Elle avait vingt-trois ans; elle était ce que j'ai vu au monde de plus laid, mais très-bonne et indulgente comme la vertu. Je l'aimais beaucoup; je crois qu'elle me le rendait. Cette vie me paraissait être celle des élus. Chaque jour j'avais un peu plus de liberté. Je montais quelquefois à cheval. Si par moments j'étais triste, c'est que j'avais peur d'être obligée d'abandonner une existence qui comblait mes vœux. Je rêvais au moyen de me l'assurer. Robert aimait les enfants: si j'en avais un, peut-être m'aimerait-il davantage.

Une petite fille venait me voir plus souvent que les autres; on l'appelait Solange; elle était jolie comme un ange. C'était ma préférée. Ses parents étaient bien pauvres; ils avaient sept enfants tout jeunes.

Je donnais à ma petite Solange le plus que je pouvais. Un jour elle me dit:

—Pourquoi donc que tu ne viens pas me voir, demoiselle? mes petits frères t'aimeraient bien; grand'maman est aveugle, mais elle n'est pas sourde, va; quand je porte le sucre que tu me donnes, elle l'entend bien. Je te donnerai du lait de mes chèvres; c'est pas loin d'ici, le Ris. Quand viendras-tu?

—Je ne sais pas, mais j'irai un de ces jours avec Célina, la fille du régisseur.

—Oui, bien, me dit la petite en sautant; ce jour-là je mettrai ma belle robe que tu m'as donnée et on peignera le chignon à grand'mère, parce qu'elle est toujours ébouriffée.

J'avais lu les livres de Mme Sand, et je me faisais une fête de visiter les paysages qu'elle avait décrits. J'allai voir la Mare-au-Diable. Quelle déception! Je trouvai une mare pleine de vase, ornée de beaucoup de canards. Je me désillusionnai sur le pays que j'avais cru enchanté. Tout le monde avait la fièvre. Chacun était grêle, maigre; les figures, même ordinaires, sont rares; l'esprit est lourd. On se croirait au fond de quelque contrée sauvage, tant la civilisation est en retard. Les paysans sont minables, leurs petites chaumières sentent la misère; quand on entre chez eux, cela fait mal à voir; ils vivent plus misérablement que des sauvages; nul soin d'eux-mêmes, nul souci de la santé et de la vie de leurs parents. Ainsi, un homme âgé de soixante-seize ans, qui demeurait près de nous, était malade; on n'avait pas voulu demander le médecin, parce que cela coûtait de l'argent. Le jour même où je l'appris, le docteur vint nous voir: je le priai d'aller faire une visite à ce pauvre vieillard.

Il s'y rendit aussitôt, et après avoir regardé le moribond:

—Toujours de même, dit-il à la fille qui était là, vous m'envoyez chercher quand il n'y a plus de ressource.

Savez-vous ce qu'elle répondit?

—Oh! monsieur le médechin, c'est-y dommage que j'avons pas su ça à ce matin.

—Pourquoi? fit le docteur.

—Parce que j'aurin acheté des épingles pour ensevelir mon père.

—C'est pas la peine, dit le vieillard à sa fille, tu en trouveras sur la cheminée dans un petit pot.

On n'a pas d'idée d'une pareille sauvagerie. Ils se laissent mourir; eh bien! ils ont tous un champ, un pré, une locature; le plus malheureux a un peu de bien. Il ont abrégé leur vie pour l'amasser; ils se laissent mourir plutôt que d'y toucher.

Le peu d'argent que Robert me donnait servait à des aumônes; je ne pouvais voir cette misère sans un serrement de cœur; qui ne les voyait pas chez eux en était moins frappé. Ainsi, le dimanche, quand le cornemuseu passe, chacun sort; les filles ont une coiffe blanche, un tablier de soie; les gars, comme on les appelle, ont un bourgeron, quelquefois une veste bien propre, le grand chapeau de feutre noir à larges bords; ils s'accouplent et suivent la musique jusqu'à la place où l'on danse; puis les bourrées commencent; depuis midi jusqu'à six heures on n'arrête pas; à la fin, on ne voit plus qu'un nuage de poussière.

Le lendemain la place est marquée par un grand creux fait par les danseurs; les hommes, qui se privent de tout dans la semaine, boivent du vin le dimanche; le premier verre leur porte à la tête; ils ne s'arrêtent plus. Il est impossible de leur faire comprendre qu'un peu tous les jours leur ferait du bien, leur donnerait de la force à l'ouvrage; ils ne veulent pas et boivent, s'ils le peuvent, quatre litres le dimanche. On oublie la messe pour le cabaret; le pasteur se plaignait beaucoup et venait faire sas doléances à Robert, qui n'en pouvait mais.

Je ne sais si l'on m'aimait dans le pays à cette époque, mais je suis certaine qu'on ne me haïssait pas et que mon installation au château ne faisait aucun tort à Robert. Je payais quelquefois la musette; Robert permettait qu'on dansât dans le parc. C'était grande fête: on m'invitait, je dansais la bourrée ou la boulangère; quoique j'eusse le jarret solide, ils me rendaient des points.

Le piqueur avait trois filles; l'une d'elles s'appelait Justine, petite brune de treize ans. Elle avait tant fait, tant tourné autour de moi, que j'avais fini par l'avoir toujours à mes côtés. Elle était charmante, bonne, travailleuse; je lui montrais à faire de la tapisserie. Je l'habillais, elle était raisonnable comme une femme, et, je crois, m'était très-attachée. Le soir on jouait au volant.

Le jardinier avait deux filles; l'une d'elles venait souvent avec nous. Elle avait seize ans; elle était aussi forte que moi et de ma taille. On trouvait qu'elle me ressemblait. On ne voyait jamais sa sœur, parce qu'elle était épileptique; on la gardait à vue, toujours quelqu'un restait près d'elle. On la disait d'une beauté rare. Un jour, j'entrai dans sa chambre, et quoique je fusse prévenue, je restai toute surprise du spectacle qui frappa mes regards. Je vis, près de la cheminée, assise dans un fauteuil, une délicieuse créature; elle ne bougea pas; je lui parlai, elle remua les lèvres, tourna les yeux d'un air inquiet et ne répondit rien. Sa sœur accourut du dehors.

—Oh! pardon, madame, elle ne vous répondra rien, elle est idiote; elle nous donne bien du mal, allez. Quand ses attaques la prennent, elle nous fait signe de la coucher; on n'ose pas la quitter, on a toujours peur du feu avec elle. Dans notre pays, en Bourgogne, les médecins ont renoncé à la soigner; le bon Dieu ferait mieux de la reprendre, car elle souffre bien par moments. Hier, nous avions fermé toutes les portes, nous avions peur que monsieur le comte ne l'entendît; elle jetait les hauts cris. Heureusement qu'il y a loin d'ici au château. La voilà calme pour quelques jours. C'est qu'elle est si forte, quand elle se débat dans ses crises, que nous ne pouvons pas en venir à bout... elle se donne des coups... elle se meurtrit... enfin c'est pitié de la voir.

Je ne pouvais détacher mes yeux de cette figure; celle de qui on parlait ainsi était calme, immobile; son regard suivait nos lèvres; il était beau, languissant; sa peau d'un blanc transparent, ses lèvres rouges, ses dents petites et blanches, ses traits d'une régularité irréprochable lui donnaient l'air d'une poupée de cire, d'un automate. Je lui dis quelques paroles: elle regarda sa sœur, comme si l'une avait la vie des deux. Je sortis les larmes aux yeux, me demandant comment Dieu avait créé quelque chose de si parfait, s'il ne voulait pas lui donner l'existence de l'âme et les clartés de la raison.

L'hiver commençait à venir. Robert était heureux à l'idée que bientôt il allait chasser à courre. A part quelques petites querelles d'amoureux, le temps passait vite. Pourtant j'étais souvent tourmentée de l'avenir. Je voyais bien passer des moments de tristesse dans la pensée de Robert, mais il ne me disait rien. Ses amis de Paris venaient le voir; il se mettait en quatre pour les bien recevoir; il y parvenait, mais cela lui coûtait cher, car sa générosité dépassait tout ce qu'on peut imaginer; il ne savait rien faire avec mesure.

Un jour, Robert nous dit, pendant le dîner.

—Si vous voulez, demain matin, nous irons chasser un lièvre dans les brandes; Céleste sera de la partie.

Tout le monde fut enchanté; Montji surtout, qui est une de nos anciennes connaissances; c'est le peintre qui avait fait le portrait de Lise et plus tard le mien. Robert l'avait connu par moi et lui avait dit à la révolution: «Les arts vont souffrir, voulez-vous venir chez moi à la campagne?» Montji avait accepté et d'aussi bon cœur il accepta la partie de chasse, quoiqu'elle ne fût pas sans danger pour lui, car il ne maniait pas aussi bien le cheval que le pinceau.

A cinq heures, tout le monde était prêt; les chevaux sellés piaffaient dans la cour. Montji, qui en venant au château ne s'était pas attendu à monter à cheval, n'avait rien apporté. Robert fut obligé de lui prêter bottes, veste et culottes. Le tout lui était une fois trop large; sa casquette lui tombait sur les yeux. Il montait une petite jument appelée Henriette, qui, sans être méchante, était chatouilleuse. A peine se fut-elle mise à trotter que Montji nous fit mourir de rire: quand il serrait les jambes, elle ruait; quand il les écartait, il perdait l'assiette et s'accrochait à la crinière.

Il aurait bien voulu rester en arrière, mais Henriette n'était pas de son avis. Elle avait été montée par le piqueur, elle ne voulait pas quitter les chiens. Le pauvre Montji était toujours devant, bien malgré lui, faisant des sauts de deux pieds de haut sur sa selle. Il était brave, mais j'avais grand'peur, car je le voyais à chaque instant perdre l'équilibre. Il ne savait pas ce que c'était que la bride ou le bridon. Je lui avais arrangé les deux dans les mains, et de peur de ne plus savoir les reprendre, il ne les avait pas encore lâchés.

Arrivés au bout de l'avenue qui avait une lieue, nous débouchâmes dans une étendue immense; c'était la brande, terrain inculte qui appartenait à Robert. Dans d'autres pays, on appelle cela lande. C'était une magnifique chasse. Cela paraissait uni comme une grande route, et en effet, à part quelques petits fossés ou bouchures, on suivait un lièvre ou un renard à vue. Le piqueur découpla vingt chiens qui se mirent à quêter ensemble, explorant chaque touffe de bruyère. La Tembel, chienne d'attaque, qui maraudait un peu, donna de la voix; tous se rallièrent à elle, et un grand lièvre lui bondit devant le nez et vint passer dans les jambes de nos chevaux.

L'imprévoyant Montji poussa un grand cri de joie; Henriette, voyant les chiens lancés, partit comme une flèche. Montji ne s'attendait pas à cela; sa casquette s'enfonça sur ses yeux. Il lâcha la bride pour la relever. Henriette profita de cette liberté; le pauvre Montji prit la crinière d'une main, la selle derrière lui de l'autre, et, ainsi cramponné, s'abandonna à la fougueuse passion pour la chasse de mademoiselle Henriette. Je les suivais de près; il sautait les fossés, les bouchures, comme le vent. Heureusement pour lui, le lièvre se rasa, les chiens perdirent la voie, revinrent sur le contre-pied; Henriette s'arrêta. Il n'avait aucun mal, mais il avait été secoué comme un prunier. Robert et Martin rirent de bon cœur, moi aussi, parce que ma peur était passée. Montji était en train de s'arranger, quand les chiens, retrouvant la piste à l'improviste, s'élancèrent de nouveau. Henriette reprit sa course avec l'infortuné Montji à cheval sur son cou, près de ses oreilles. Quand il le put, il mit pied à terre, et la punition d'Henriette fut d'entendre la chasse sans la suivre. Elle avait toujours le nez et les oreilles tendus du côté des chiens; il était impossible de perdre la chasse en forêt avec elle, si on la laissait aller où elle voulait.

Après avoir bien rusé, les chiens avaient pris leur lièvre, raidi par la course. On rallia les chiens qui gambadaient de tous côtés, car il y avait énormément de gibier. Montji remonta Henriette, qui fut plus calme et fit sa retraite au pas. Nous rentrâmes à onze heures. Le déjeuner fut gai aux dépens de Montji, qui faisait la grimace pour s'asseoir.

Les chasses en forêt sont bien autre chose. Je croyais savoir monter à cheval, je m'étais fait illusion. On chassait le sanglier dans la forêt de Châteauroux, à six lieues du château. Le piqueur, ses chiens et ses chevaux de relais partirent la veille pour coucher près du rendez-vous. Le piqueur se leva à trois heures, fit le bois avec son limier. De notre côté, il fallut se lever à quatre heures; ces jours-là, Robert faisait sa barbe, mettait sa culotte de velours blanc, la botte molle, le gilet chamois, la redingote bleu foncé à parements et collet de velours cramoisi, le ceinturon d'or, le couteau à poignée d'ivoire, la toque de velours noir, le cor de chasse, et le costume était complet. Il lui allait à merveille. La cravate blanche était de rigueur. Une fois en chasse, il s'occupait peu de moi; il était tout à saint Hubert. Les matinées étaient froides; nous partions soit en break, soit à cheval; à neuf heures précises, nous étions aux Trois-Fouinots, magnifique carrefour de la forêt, où l'on fixait le rendez-vous. Les arbres y sont gigantesques; c'est la futaie réservée par le gouvernement pour la marine. Sans la voir, on ne peut se faire une idée de cette magnificence de la nature.

C'est donc là qu'on se réunissait. Trois valets de chiens gardaient, à chaque coin des routes qui se traversent, chacun un relais de vingt chiens. Quatre domestiques tenaient en main les chevaux de selle; tous portaient la livrée de Robert, marquée aux armes de sa maison; tous les gardes de la forêt étaient réunis autour du feu qu'ils nous avaient fait. On se chauffait en attendant le rapport.

Huit routes faisaient le tour du rond-point. Chacun regardait si l'on voyait le piqueur. Robert, comme dans la Barbe-Bleue, disait souvent: «Ne voyez-vous rien venir?» A une de ces demandes, un garde répondit: «Voilà Pinoteau;» c'était le premier piqueur. Tous les chiens dressèrent l'oreille et prêtèrent attention, comme s'ils comprenaient ce qui allait se dire. Pinoteau arriva, tiré par son limier, qu'il tenait en laisse.

—Eh bien! dit Robert, as-tu une bonne brisée au rapport?

Pinoteau secoua la tête d'un air triste:

—Monsieur le comte sait bien que je fais ce que je peux, et que quand je ne le contente pas, ce n'est pas ma faute. (Pinoteau faisait toujours des phrases.) Je n'ai rien de bon; il a plu cette nuit; les voies sont mouillées. J'ai trouvé une harde, mais mon chien l'a perdue. J'ai fait le pied d'un ragot; il a tourné toute la nuit, il est parti au petit jour du côté du bois de Saint-Maur.

—Bien, dit Robert en fronçant les sourcils, si La Feuille (c'était le nom du second piqueur) n'a pas été plus adroit que toi, je ne chasserai pas.

La Feuille arriva.

—Eh bien? dit Robert.

—Monsieur le comte, j'ai un solitaire de deux cent cinquante. Je l'ai trouvé à la bauge, derrière la maison du garde; mon chien donnait à me couper les mains, il filait sur Ardentes. J'ai fait le tour de son enceinte, je suis sûr qu'il n'est pas sorti.

Robert sauta à cheval.

—Alerte! dit-il; mettez les chiens à l'attaque! Attention à vos relais!

A ce moment, tous les chiens se mirent à hurler d'impatience. On leur distribuait des coups de fouet; la douleur leur arrachait quelques cris plaintifs; mais ils continuaient à japper de plus belle. Robert me salua en me faisant signe de le suivre. Je le suivis. Mais quelle rude récréation que celle-là! Piquer sous bois, enfoncer dans des ornières où mon cheval entrait jusqu'au poitrail, recevoir des branches dans la poitrine... Certainement, il y a un moment d'enivrement quand c'est bien lancé, que les chiens donnent de la voix: cette musique est superbe et vous entraîne; mais quand les chiens perdent ou qu'ils prennent le change, cela manque de charme.

Mon premier enthousiasme se refroidissait peu à peu et je commençais à réfléchir que c'était un plaisir dangereux et que j'aurais pu me tuer. Robert était transporté; il ne pensait à rien, pas même à moi qui étais derrière lui. Je dois même dire, que dans la crainte que je ne fusse tentée de lui parler et de lui donner des distractions, il me perdait volontairement. Enfin, le soir, on avait forcé le monstre; mais il avait fait tête aux chiens: Il y en avait quatre de tués et six de blessés.

Nous rentrâmes brisés de fatigue. Je pleurai les chiens; je pris la chasse et les sangliers en horreur parce que je voyais en eux des rivaux. Je vous ai dit que la jalousie n'était pas mon moindre défaut.

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