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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3

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XLI

A Paris, tout ce qui peut occuper les pauvres d'esprit prend une publicité énorme. On me montra au doigt dans les promenades; chacun racontait mon histoire, on voulait voir ma rivale: elle était jolie: elle se disait victime de sa confiance; elle était mariée et avait beaucoup d'enfants dans son pays; elle se rendit intéressante et trouva un si grand nombre de curieux et de consolateurs, qu'elle ne tarda pas à devenir, comme moi, une de ces tristes célébrités, une de ces femmes qui dévorent la fortune et l'avenir.—Elle prouva tant et si bien sa reconnaissance à ceux qui s'intéressaient à elle, que je fus étonnée de l'étendue de son cœur; on ne pourra jamais lui reprocher d'en avoir manqué, à celle-là.—Elle aima passionnément vingt personnes de ma connaissance; ses autres faiblesses furent des caprices. Tout le monde fut content.

Je me croyais arrivée au plus haut degré de l'infamie. Je m'étais trompée, j'avais encore une marche à monter, un nouveau monde à voir de près.

Robert reçut huit jours plus tard. Je fis les honneurs de la soirée. On me plaisanta beaucoup. On me parla des succès de la provinciale, qui voulait absolument avoir une voiture comme moi; tout cela m'agaçait, car, malgré moi, j'étais jalouse, je la détestais et j'éprouvais un certain bonheur à lui faire envie.

On jouait gros jeu; Robert perdait. Il n'eut pas dans toute la nuit un instant de veine.

Ceux qui gagnaient son argent riaient et lui disaient: On ne peut avoir tous les bonheurs. Quand on a deux femmes qui vous aiment, cela justifie le proverbe: Malheureux au jeu, heureux en amour.

Il était beau joueur, pourtant je voyais une sueur imperceptible lui perler au front.

J'essayai de lui faire une observation.

—Bien! lui dis-je: allez! et je le regardais avec plaisir, car je connaissais sa gêne, et je savais que le lendemain il regretterait de ne pas m'avoir écouté.

La partie finie, il avait perdu dix-huit mille francs.

Il sortit de bonne heure pour tâcher de faire de l'argent. Ses biens étaient hypothéqués, il ne trouva personne que des usuriers qui lui demandaient vingt-cinq pour cent. Il me conta ses peines et me dit:

—Je ne sais comment faire, il me faut cet argent ce soir, je dois à des gens que je connais à peine.

J'eus un moment de joie sauvage en pensant qu'il serait mon obligé et je lui fis cette proposition, où, je l'avoue, mon cœur n'était pour rien.

—Vous savez, lui dis-je, que mon grand-père est riche; il a tenu cinquante-huit ans un hôtel. Le gouvernement vient de l'exproprier, il a reçu l'argent de sa maison; si vous voulez, je vais vous faire prêter par lui les vingt mille francs dont vous avez besoin. Cela ne vous coûtera rien ou très-peu.

Il accepta.

Je revins au bout d'une demi-heure et lui remis vingt mille francs en coupons de rentes d'Espagne.

—Tenez, lui dis-je, payez tout le monde; on vous les prête, pour vous donner le temps de trouver de l'argent à des conditions raisonnables.

Il me promit de me les remettre au bout de huit jours.

Il recevait une fois par semaine—soit qu'il espérât se rattraper, soit qu'il voulût s'étourdir, il joua de nouveau et perdit encore.

Il avait dans son cabinet de toilette une boîte à bijoux à plusieurs compartiments; dans celui du fond, les casiers étaient faits de manière à mettre vingt mille francs en rouleaux d'or. Robert avait reçu de chez lui dix mille francs, qu'il avait déposés dans ce meuble. Il avait placé à côté une bourse en perles d'acier, où il avait mis toutes sortes de monnaies d'or et des pièces étrangères de diverses grandeurs. Il pouvait y en avoir pour huit cents francs. Je regardais tout cela avec peine, car j'avais le pressentiment qu'il le perdrait encore. Il avait invité plus de monde que de coutume, quelques femmes, pour me distraire: Hermance, Brochet, P. M..., et une petite femme qu'un de ses amis lui avait amenée. Elle avait une belle voix, se destinait au théâtre et se disait élève de Duprez. Sa figure était dure, pourtant elle était aimable et me comblait de caresses. Etant arrivée la première, elle vint dans le cabinet de toilette m'aider à m'habiller. Elle ne jouait jamais. Vers les deux heures du matin, après le souper, elle demanda la permission de se retirer. Personne ne s'y opposa. A cinq heures tout le monde partit; Robert ouvrit sa boîte pour payer; la clé de cette boîte était attachée à la chaîne de sa montre qui se trouvait sur la cheminée; le verre en était cassé. Il prit quelques mille francs, paya, puis, quand il fut seul, il fit son compte.

Je m'étais endormie sur un canapé; il me réveilla et me dit:

—Vous avez pris la bourse qui était là...

—Moi! mais non, vous savez bien que je n'ai pas joué.

On chercha partout; on se perdit en conjectures. Une seule personne était restée: Robert ne pouvait pas douter des gens qu'il avait reçus. Il pensa aux domestiques. Comme le soupçon est affreux, et qu'il eût fallu renvoyer tout le monde, ou se méfier de tous, il me vint une idée.

—Écoutez, lui dis-je. A mon retour de Londres, Maria est venue me voir; elle voulait aussi savoir quelque chose, elle me proposa d'aller chez une somnambule. Je la menai chez Alexis Didier; je ne croyais en aucune façon au somnambulisme, et comme je lui en voulais un peu, je résolus de lui faire une méchanceté, me disant: S'il répond à la question que je vais lui faire, par exemple, je croirai. Nous partîmes. C'était jour de séance publique. Il avait beaucoup de monde; je lui donnai des cheveux, je lui pris la main, et je lui demandai où était la personne à qui ces cheveux appartenaient. Est-il en France? se porte-t-il bien? Alexis se mit à rire et me répondit:

—D'abord, vous dites il, c'est elle qu'il faut dire; ces cheveux sont ceux d'une femme, elle se porte très-bien, elle est ici, ce sont les vôtres.

Je regardai autour de moi effrayée; pourtant je voulus encore une preuve, et je lui dis: Je crois que vous vous trompez.

—Non, me dit-il en riant plus fort, ce n'est pas mal inventé ce que vous faites; vous venez d'entrer dans une chambre sombre, vous allumez une bougie, on vous attend à côté, vous fermez la porte pour que l'on ne vous voie pas; vous vous coupez des cheveux; tiens, vous les recoupez en petits morceaux; les voici. Et il me rendit le papier que je lui avais donné.

J'étais étourdie de ce qu'il venait de me dire. C'était l'exacte vérité; j'eus peur de cette puissance inconnue qui lisait la pensée. Maria me vit si pâle, si émue, qu'elle n'osa l'interroger, dans la crainte qu'on ne lui dît des choses que personne ne devait entendre.

—Je reviendrai, dit elle, quand il sera seul. Nous partîmes.

Je fus longtemps à me remettre, et comme je sentais que cela m'aurait influencé l'esprit, je me promis de n'y jamais retourner; mais aujourd'hui, le cas est assez grave, et si vous voulez, nous irons le consulter de bonne heure et avant que personne ne connaisse encore ce vol.

Mon idée parut bonne et nous nous rendîmes chez Didier, rue Grange-Batelière, avec un ami de Robert qui assista à la séance.

Lorsqu'Alexis fut endormi, on lui présenta la boîte, fermée à clef, il désigna la couleur et la forme de l'intérieur; le métal lui donna du mal à distinguer; pourtant, il en vint à bout; et dit:

—Il y a de l'or au fond. Vous venez d'en prendre dedans.

—Oui, lui dit Robert, mais une autre personne y a touché. Voyez bien.

—Menez-moi chez vous, dit Alexis, en faisant le geste d'un homme qui vous suit; il dépeignit l'appartement et dit: Je vois une femme qui s'habille, elles sont deux, la plus grande sort. Celle qui reste est petite, brune, elle a une robe claire et un ruban rouge autour du cou. Elle se lisse les cheveux; elle écoute à la porte; elle prend quelque chose sur la cheminée, c'est une clé. Oh! elle la laisse tomber, il y a quelque chose qui vient de se casser, c'est une montre. Elle se lève, elle ouvre votre boîte, elle prend sans regarder. Ce n'est pas de l'or qu'elle prend, c'est gris, c'est de l'acier, ah! je vois, c'est une bourse; il y a dedans des pièces étrangères, de grandes pièces; elle ne la met pas dans sa poche, elle l'attache sous sa robe au cordon de son jupon. Elle sort de la chambre, elle va près de la grande dame, elle n'est pas effrayée du tout.

—Pouvez-vous me conduire près d'elle? demanda Robert, émerveillé comme moi de ce qu'il nous disait.

—Oui, dit-il, attendez.

Il fit tous les détours comme s'il marchait, puis nous dit:

—Nous voilà rue B. C'est la seconde porte en entrant à gauche, elle loge au quatrième. Oh! mais elle n'y est pas, il y a des femmes, sa mère et sa sœur, la robe d'hier est sur le lit.

—Mais elle, dit Robert, la voyez-vous? Qu'a-t-elle fait de la bourse?

—Attendez que je la suive! Tiens, c'est une actrice, non, ce n'est pas un théâtre; il y a beaucoup de monde et l'on chante, elle va sortir.

Nous nous rappelâmes qu'elle nous avait dit être au Conservatoire.

—Venez, me dit Robert, je vais chez elle, l'argent m'est égal; mais il faut qu'elle me rende la bourse, elle me vient de ma mère.

Nous courûmes rue B. Il nous avait parfaitement indiqué. Il y avait deux femmes au quatrième qui nous prièrent d'attendre. Elle rentra presque aussitôt. Elle devint livide en nous voyant. Pourtant elle était hardie comme un page et elle nia effrontément. Robert lui dit que si, le lendemain, il n'avait pas la bourse, il la ferait arrêter. Ce fut elle qui nous fit une scène, elle voulait nous faire demander cent mille francs de dommages-intérêts...

Elle quitta Paris la nuit même, et resta quelques années sans reparaître.

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