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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3

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XXVII
LA PÉPINE.

Trois jours s'étaient écoulés depuis ma soirée de la rue de l'Arcade; je luttais sans cesse entre l'envie d'y aller et la raison qui me disait de ne plus y retourner. La peur d'être prise dans cette maison ou de perdre m'arrêtait; l'appât du gain m'attirait.

Je me détendais à huit heures du matin, au milieu de mes réflexions, quand Marie, ma domestique, entra, avec son grand nez, m'annoncer qu'une dame voulait me parler. On ne faisait pas encore antichambre chez moi, et je dis:

—Faites-la entrer.

—Tiens! m'écriai-je en voyant ma visiteuse.

—Je vous dérange? dit la Pépine en s'asseyant près de mon lit.

—Du tout, je pensais à vous, c'est-à-dire, je pensais à votre maison. J'ai gagné beaucoup, l'autre jour.

—Je le sais, dit la Pépine; pourquoi n'êtes-vous pas revenue?

«Bon! pensai-je, elle vient me chercher pour que je reperde ce que j'ai gagné. Je vais la fixer sur ce qu'elle pourra ravoir de son argent.» Et je lui dis:

—Ma foi, je ne ferais pas mal d'y retourner; il me reste pour toute fortune cinq cents francs.

—C'est trop, n'apportez jamais cela chez moi; il ne faut prendre que cent francs, et, si vous les perdez, ne plus jouer.

Je la regardai: je m'étais trompée; elle ne voulait pas aider le banquier à se rattrapper.

—Voulez vous déjeuner avec moi?

—Oui, me dit-elle; seulement ne recevez plus personne: il ne faut pas qu'on me voie chez vous. Cela doit vous sembler drôle de me voir, quoique vous m'ayez engagée à venir. Je passais devant votre porte, et puis, vous m'avez plu; vous ne ressemblez pas à toutes ces femmes au milieu desquelles je vis, et qui se plaisent à me faire de la peine.

Je crus comprendre qu'elle était jalouse, car j'avais vu que cet homme qui tenait la banque avait plusieurs maîtresses parmi les joueuses.

—Elles vous font de la peine? lui dis-je. Pourquoi le souffrez-vous?

—Parce que je ne puis faire autrement.

Et je vis à ses yeux noirs qui lançaient des éclairs, qu'il fallait en effet une grande force pour contenir cette colère.

J'avais une fort belle salle à manger, meublée en chêne sculpté, des croisées garnies en vitraux de couleur; cela ressemblait assez à un caveau.

Nous nous mîmes à table; j'avais peur de cette femme: non pas peur qu'elle me fît du mal; mais peur de sa personne. Je la regardai, et j'étais toujours sur la défensive. Pourtant, elle n'avait été qu'aimable pour moi, et je m'efforçai de lui montrer moins de défiance. Nous parlions de choses indifférentes.

—Comme je suis maigre! me dit-elle en me montrant son cou... Oh! c'est que la vie que je mène me tue! Passer toutes les nuits! trembler chaque fois qu'on sonne! De plus fortes que moi n'y tiendraient pas longtemps.

—Pourquoi faites vous ce métier-là, qui, en effet doit être très-fatigant?

—C'est que je n'ai pas le choix.

—Comment! vous êtes forcée de vous rendre malade?

—Oui.

—Par cet homme qui fait jouer?

—Oui.

—Ah ça! c'est donc le diable?

—A peu près, me dit-elle; pourtant, le diable ne vous tente que par le plaisir; celui-là ne m'a tentée que par la souffrance.

—Que vous a-t-il donc fait?

—Je l'ai connu en Italie, dans mon pays. Il vivait sous un faux nom, avec une femme encore belle, quoique d'un certain âge; j'avais alors dix-huit ans, j'étais jolie. Il me faisait une cour assidue. Je vivais seule avec ma mère; nous étions dans le commerce. Il ne quittait presque pas la maison je voyais souvent cette dame avec lui: il me disait ne pas l'aimer; enfin, je me laissai monter la tête, j'en devins amoureuse. Cette femme me trouva chez lui et me dit:

—Malheureuse! vous vous êtes perdue. Savez-vous quel est cet homme? C'est un chevalier d'industrie; il ne recule devant rien. J'étais veuve, jeune; il s'est acharné à moi, non parce qu'il m'aimait, mais parce que j'étais riche. Il m'a ruinée, torturée. Aujourd'hui, je n'ai plus rien: il faut qu'il se débarrasse de moi. Il doit y avoir une infamie derrière son prétendu amour pour vous; votre jeunesse ne lui suffit pas. Méfiez-vous: il vous vendra, si vous n'avez rien!

Les paroles de cette femme me firent mal.

—Adieu, me dit-elle, ce coup est le dernier; je me suis laissé aller sans défense, je m'en vais sans courage; je paye cher ma faiblesse. Que mon exemple vous serve de leçon; méfiez-vous!

Elle sortit lentement. Je la suivais machinalement; une voix intérieure me disait de lui obéir, de l'écouter; mon amant me barra le passage et me fit tant de protestations, de serments; il me persuada si bien qu'elle l'adorait encore, que la jalousie seule la faisait parler ainsi, que je le crus.

Ce fut bien pis, lorsque, quelques jours après, je retrouvai chez lui cette femme qui lui avait dit adieu devant moi.

—Tu vois, me disait-il, je ne puis m'en défaire.

Le soir, il me fit dire qu'il fallait absolument qu'il me parlât.

Quand ma mère fut couchée, je sortis.

—Écoute, me dit-il, nous ne pouvons plus vivre comme cela. Je n'ai pas d'argent; si j'en avais, je t'emmènerais; si quelqu'un pouvait nous en prêter, nous partirions ensemble.

L'idée de le quitter me fit grand mal; je cherchais dans ma tête quel moyen il y aurait de le retenir.

—Ou bien, me dit-il, si j'avais de l'argent, j'en donnerais à cette femme, pour m'en débarrasser.

—Mon Dieu, lui dis-je, si j'en avais, je vous en prêterais; mais à la maison on ne garde pas d'argent. Ma mère envoie toutes les semaines les recettes à son homme d'affaires, car deux femmes seules ne peuvent conserver des valeurs chez elles. Quelquefois la vente est considérable.

—Oh! me dit-il, d'une manière qui aurait dû m'avertir de prendre garde... Oh! ta mère fait de grandes affaires, tu lui es très-utile, c'est toi qui fais marcher la maison, tu tiens les livres, tu as la signature?

—Oui.

—Que j'ai de chagrin de te quitter... Il m'embrassait et pleurait... Je ne puis avoir de nouvelles de mes parents que dans un mois... Vivre encore un mois avec cette femme est impossible! Si tu voulais... mais tu ne m'aimes pas assez... et puis ce qu'on t'a dit... tu n'as pas confiance en moi.

—Si, lui disais-je, si, j'ai confiance en vous.

—Eh bien! va chercher de l'argent au nom de la mère; on te le donnera, je te le rendrai, tu le reporteras, on n'en saura rien.

Comme je ne répondais pas, il se jeta à mes pieds en me demandant pardon de l'idée qu'il venait d'avoir:

—C'est mon amour pour toi qui me rend fou. Tu m'en veux?... pardonne-moi... je partirai demain.

—Non, lui dis-je, je ne vous en veux pas, mais je n'oserai jamais. Si c'était une petite somme; mais il vous faut peut-être beaucoup.

—Oui, me dit-il en soupirant, au moins dix mille francs. Allons, je te quitte, ma Pépine chérie; viens me voir demain pour la dernière fois.

Je rentrai dans ma chambre toute triste; je ne pus dormir de la nuit. Ma mère m'appela de grand matin; elle était souffrante. Je fus voir mon amant à midi. Ses malles étaient faites. L'idée de le perdre me rendit folle, oui, folle, car je lui dis d'attendre jusqu'au lendemain.

Ma mère ne s'était pas levée. Encouragée par l'idée qu'elle ne se lèverait pas pendant quelques jours, qu'alors elle ne saurait pas ma démarche, poussée par mon mauvais génie, j'arrivai chez le banquier de ma mère, disant qu'elle avait un achat important à faire, qu'il lui fallait dix mille francs. Ou était tellement habitué à me voir venir chercher, quelquefois apporter des sommes plus fortes que celle-là, qu'il n'y prit pas garde; seulement il me dit:

—Votre mère vous a-t-elle donné un reçu?

—Mais je vais vous en donner un, cela doit suffire.

—Au patron, c'est possible, me dit le caissier; mais il est absent, je dois me mettre en règle.

—Absent pour longtemps? lui demandai-je inquiète.

—Pour une huitaine de jours.

Je rentrai chez nous; ma mère était plus mal. J'allai chez mon amant lui conter ma défaite. Il recommença ses pleurs; mon chagrin augmenta. Je lui dis d'attendre jusqu'au lendemain, que j'allais tâcher de gagner ma mère.

—Garde-toi bien de le faire, me dit-il, nous serions perdus. Tu signes le même nom que ta mère: mets veuve, au lieu de fille... Je t'aurai rendu l'argent avant qu'elle soit guérie.

Le diable me tentait, pourtant je n'osais pas; enfin, après avoir combattu, je les lui promis pour le soir. Je montai à la chambre de ma pauvre mère; je lui demandai sa signature pour acquitter une note que quelqu'un me réclamait en bas.

—Qui donc? me demanda-t-elle.

—Je lui dis un nom au hasard, et j'ajoutai: «Ne mets pas pour acquit, signe seulement; s'il ne me donnait qu'un à-compte...»

Pauvre mère! sa confiance en moi était si grande, qu'elle signa sans me faire une réflexion. Je courus chez mon amant pour lui demander s'il n'y aurait pas moyen de faire autrement.

—Non, me dit-il, remplis ce papier: «Je vous prie de donner à ma fille, qui vous portera ce mandat, la somme de vingt mille francs...»

—Vingt mille francs! m'écriai-je en cessant d'écrire; mais on ne me donnera jamais cette somme.

—Eh bien! mets douze; mais il nous en faut douze.

J'écrivis.

—Maintenant, va et reviens.

J'étais de retour au bout d'une heure, avec mon argent, qu'il me prit plutôt que je ne le lui donnai.

—Arrangez tout, lui dis-je; je retourne chez moi, ma mère pourrait me demander. A demain!

Je trouvai à sa porte la femme que j'avais vue quelques jours auparavant.

Elle m'arrêta et me dit:

—Écoutez-moi, pauvre enfant! vous êtes jalouse de moi, c'est le moyen qu'il emploie pour vous égarer. Il vous dit que je l'aime, vous le croyez, parce que vous me trouvez à sa porte. Il vous trompe, vous vous trompez vous-même. Je veux qu'il me rende quelques bijoux qu'il a à moi, afin de les vendre pour payer mon voyage. Je suis arrêtée ici à l'hôtel où je demeure; j'attends que ce misérable me fasse l'aumône avec ce qui m'appartient; je sais qu'il a de l'argent, mais ma présence lui servait à vous exalter. Méfiez-vous, mon enfant, méfiez-vous!

Je restai plusieurs jours sans dormir, d'inquiétude. Ma mère allait mieux; il ne me parlait pas de me rendre mon argent, il prétendait toujours attendre des nouvelles de Paris. Ma mère me dit qu'elle descendrait le lendemain; je perdis la tête. J'allai trouver mon amant, toute en pleurs, et je lui dis que je ne pouvais rentrer sans cet argent.

Il réfléchit, me regarda et me dit:

—Je vais t'emmener à Paris; nous reviendrons quand j'aurai ce qu'il me faut.

Je consentis à le suivre, et pourtant déjà il me semblait ne plus l'aimer.

Voilà dix ans que je traîne misérablement ma vie accrochée à la sienne; il me fait faire tous les métiers. Je me suis compromise pour le mettre à l'abri; il me prend des envies de le tuer... Je ne puis plus vivre comme cela.

—Pourquoi, lui dis-je, ne l'avez-vous pas quitté, dénoncé?

—Est-ce que je le pouvais? Quand je suis arrivée à Paris, je ne savais pas un mot de français; où vouliez-vous que j'allasse? Comment vivre dans cette grande ville! Le dénoncer? n'étais-je pas plus coupable que lui? Et puis, j'en avais peur: il me laissait des huit, dix jours sans s'occuper si j'avais de quoi manger; il me battait, il était d'une jalousie féroce. Jamais il n'a été aussi imprudent que maintenant; l'appât de l'argent l'étourdit. Cette maison lui rapporte beaucoup. Il s'occupe moins de moi, j'ai plus de liberté; si mon projet réussit, je n'y serai pas longtemps.

—Est-ce qu'il vole au jeu?

—Il en est bien capable, me dit-elle presque bas; pourtant, je n'en sais rien. Il est mystérieux; il a toutefois dans son entourage des gens qui gagnent souvent, et qui, le lendemain, s'enferment avec lui. Le vieux que je vous ai recommandé l'autre jour est un entraîneur: il amène souvent du monde; il gagne beaucoup. Si vous saviez comme je le déteste, cet homme qui m'a perdue et qui me rend la plus malheureuse, la plus humiliée des femmes! Toutes les filles qu'il prend pour maîtresses m'insultent, me raillent. Je me vengerai d'elles en même temps que de lui.

—Pourquoi ne le quittez-vous pas?

—Oh! me dit-elle, c'est que je suis sans ressources; mais dans quelque temps...

Elle se tut; je vis qu'elle ne voulait pas me confier ses projets, je ne lui demandai rien.

Nous avions fini de déjeuner, nous passâmes dans ma chambre.

—Écoutez, me dit-elle, vous m'avez plu le premier jour où je vous ai vue. Je vous ai conté mes affaires; vous voyez que j'ai confiance en vous. Voulez-vous me rendre un service?

—De grand cœur, si je le puis.

—Vous le pourrez, me dit-elle.

—Parlez alors.

—En me sauvant de chez cet homme, je veux emporter mes effets; voulez-vous me permettre de vous les envoyer petit à petit, car je ne connais personne que ses amis; je vais me cacher d'eux. Vous ne direz rien, n'est-ce pas?

Je le lui promis.

—Venez ce soir, me dit-elle; surtout ne dites pas que vous m'avez vue; ne me parlez pas beaucoup. Je vous dirai à la chance de qui il faut vous associer.

—Merci! lui dis-je; j'irai ce soir pour la dernière fois, je ne veux pas m'exposer; mais vous pouvez compter sur moi, quand même.

Quand elle fut partie, je pensai à tout ce qu'elle m'avait dit. Si je n'avais pas eu le désir d'avoir de l'argent pour retourner auprès de Robert, certes, je n'aurais pas remis les pieds dans cette maison qui me faisait grand'peur; l'amitié même de la maîtresse du logis ne me rassurait pas.

J'arrivai à minuit. Il y avait plus de monde que la première fois; le jeu était animé. Je regardai cet homme dont on m'avait raconté l'histoire; sa figure portait bien son caractère. Il me dégoûta.

C'est une chose étrange que la facilité avec laquelle les vices s'affranchissent de tous les obstacles pour assouvir leurs passions.

L'argent était si rare, que le gouvernement venait d'accorder du temps pour payer et ouvrait des ateliers nationaux; les propriétaires diminuaient les loyers d'un tiers, la rente valait cinquante francs, le Mont-de-Piété ne prêtait plus au-dessus de cent francs, et le commerce était à l'agonie! Eh bien! il y avait sur cette table des montagnes d'or, d'argent et de billets; l'or valait cinquante francs le mille de change; l'émigration le rendait tous les jours plus cher.

Où tout le monde s'était-il procuré cet argent, avec quelle peine et à quel prix chacun avait-il dû l'avoir? L'or changeait de place, ne laissant à celui qui le perdait qu'un son étouffé par le tapis doublé.

Il y avait là de vieilles beautés de Frascati, qui trouvaient que tout cela avait l'air misérable auprès de ce qu'elles avaient vu. L'une d'elles, qu'on appelait Blais, me disait, en me voyant contente de gagner mille francs:

—Comment, ma petite, vous vous réjouissez de si peu! mais j'ai eu cent mille francs devant moi dans une partie; j'avais voiture, des diamants superbes; je ne me rappelle pas avoir éprouvé tant de joie que vous pour ces quelques louis. Décidément les femmes dégénèrent!

Je compris que cela voulait dire que j'étais bête, et comme la leçon m'était donnée à haute voix, j'y répondis de même.

—Vous auriez bien dû garder quelque chose de vos splendeurs; j'espère qu'à votre âge, quoique j'en aie eu moins que vous, il m'en restera davantage. Vous devriez taire ces richesses qui vous ont si mal profité.

En effet, cette femme, après avoir été fort belle, après avoir été, comme elle me le disait, comblée, vivait dans une misère atroce; elle avait un fils dans la marine. Ce pauvre enfant l'adorait; il lui envoyait le peu d'argent qu'il gagnait. C'était un chef-d'œuvre de bonté.

J'avais échangé deux regards avec la Pépine, qui me disait de jouer prudemment; j'avais gagné trois mille francs. J'avais envie de partir, je crois même que je m'y préparais, car j'avais mon argent dans ma poche, quand un coup de sonnette fit sauter tout le monde.

—Ce n'est pas le signal, dit le banquier, qui était d'une pâleur livide.

Un second coup plus fort se fit entendre.

—C'est la police! dirent ensemble tous les joueurs.

Je me sentis mourir. La Pépine était près de moi, pâle, tremblante.

—Ouvrez! dit le maître de la maison à un domestique, et en même temps il fit jouer un ressort. La table s'ouvrit dans le milieu; tout l'argent disparut dans un double fond.

Des éclats de rire nous tirèrent de notre stupeur; c'étaient des jeunes gens qui ne se rappelaient pas qu'il y avait un signal pour se faire ouvrir. Ils rirent de la peur qu'ils avaient faite à tout le monde; mais je ne pouvais me remettre, mes dents claquaient. Je passai dans l'autre pièce. La Pépine était seule.

—Comprenez-vous, me dit-elle, ce que j'endure ici?

—Oui, lui dis-je, je m'en vais et n'y reviendrai jamais. Sortez-en le plus vite possible; vous savez où je demeure; adieu.

Je remerciai Dieu, le soir en me couchant, d'en avoir été quitte pour la peur.

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