Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3
Robert avait affaire chez lui et partit en Berry pour deux jours.
Je fus engagée chez une actrice assez célèbre qui donnait un dîner de femmes.
Nous étions huit, je ne dirai pas les noms: car comme moi peut-être regretteront-elles un jour ces quelques années de leur vie. Je n'ai pas le droit de les leur rappeler.
Je les indiquerai donc par les numéros de leurs places.
Nous attendions dans un joli salon que le dîner fût servi. La maîtresse de la maison ouvrit une porte à deux battants: nous vîmes une belle salle à manger ornée de vieux meubles de chêne, de chinoiseries, de peintures, de curiosités sur des buffets énormes; cela ressemblait beaucoup à une boutique; l'abondance y était, le goût manquait.
On se faisait des politesses les unes aux autres; on se donnait des airs de grandes dames, pour se venger d'avoir mangé des pommes de terre dans sa jeunesse. Je n'étais à leur hauteur que sur ce dernier point, j'en avais mangé autant qu'elles; mais je ne savais pas adoucir ma voix, prendre un lorgnon pour regarder dans mon assiette; j'avais gardé mon vrai nom; je ne posais pas à tout propos mon bras en guirlande, mes mains comme pour prendre un papillon.
Je savais bien que ces dames disaient: Elle manque de distinction—mais j'étais moi.
On vint annoncer que le dîner était servi.
—Mesdames, dit la maîtresse de la maison, j'ai marqué vos places.
Numéro 1: Elle fit passer une grande belle fille à l'air doux et bête; le numéro 2 était une petite, maigre, pincée; le numéro 3, une grande ingénue insignifiante; le numéro 4, une provinciale; le numéro 5, une femme qui avait dû être jolie dix ans plus tôt; le numéro 6, une bonne et simple fille qui n'aimait les violettes qu'en diamants; le numéro 7, moi; le numéro 8, la maîtresse de la maison, jolie blonde, quoiqu'elle n'ait plus d'âge.
Le dîner venait de chez Potel et Chabot. Il y avait deux maîtres d'hôtel qui m'embarrassaient un peu, car on paraissait ne pas vouloir se gêner pour causer.
—Oh! ma chère, dit le numéro 2, votre dîner sera détestable, avec les réchauds on mange froid. Chez moi, je fais servir à la russe, c'est très-bon genre. Ah! je n'aime pas ce potage; pourquoi n'avez-vous pas fait faire une bisque?
—Ma chère, répondit la maîtresse de la maison, c'est que vous avez oublié de m'envoyer votre menu.
—Ton argenterie est jolie, dit le numéro 1 en pesant une cuillère, mais j'aime mieux la mienne.
—Vous êtes bien heureuses, vous autres; moi je n'ai que douze couverts, dit en grognant le numéro 5; j'avais essayé de tirer une carotte à mon époux pour qu'il m'en donnât, ça n'a pas pris.
—Tu t'y es mal prise, dit le numéro 2.
—Ah! je voudrais bien te voir aux prises avec lui, reprit le numéro 5; il me faut intriguer un mois pour avoir une robe.
—Je crois bien, me dit tout bas le numéro 6, il ne sait comment se débarrasser d'elle; elle le garde depuis quatre ans, en lui disant qu'elle est enceinte et qu'elle va se tuer, elle et son enfant, s'il l'abandonne.
—Ce que j'avais trouvé comme truc n'était pourtant pas si bête; j'avais invité plusieurs de ses amis à dîner; je lui dis le matin:—Mon Dieu, mon ami, je n'aurai pas assez de couverts; si tu étais bien gentil, tu m'en donnerais. A quatre heures, il m'envoya une boîte, j'étais enchantée, ça ne dura pas longtemps, c'était son argenterie qu'il me prêtait. J'en ai été pour mes frais; je ne connais pas d'homme plus dur à la détente que celui-là.
—Dame, répondit le numéro 4, c'est que vous n'êtes pas raisonnable; il est très-bon pour vous; il vous donne mille francs par mois et vous fait beaucoup de cadeaux.
—On vous en donne bien deux mille, à vous, répondit le numéro 5 avec aigreur, est-ce que vous croyez que je ne vous vaux pas?
—Pour le caractère, non, dit le numéro 4 en riant.
—Ni au physique non plus, me dit le numéro 6, elle a au moins trente ans.
—Mais, continua le numéro 5 après une pause, je suis en train de lui préparer un chantage soigné; vous savez qu'il adore les enfants; je crois que si j'en avais un, il m'épouserait, tout marquis qu'il est. Eh bien! je vais me mettre au lit, dire que je suis malade. J'ai trouvé quelqu'un qui dira que je suis grosse; alors je pleurerai, je ferai tant qu'il faudra bien qu'il me fasse des rentes.
—Ce n'est pas mal inventé, s'il coupe dedans, dit le numéro 8; mais prends-y garde, il fait la bête plus qu'il ne l'est.
—Ah! dit le numéro 4, comment peut-on désirer un enfant! Je suis la plus malheureuse des femmes, parce que j'en ai un tous les ans.
—Oui, dit le numéro 2, en la regardant, mais tu as un moyen pour qu'ils ne te gênent pas.
—Tiens, dit le numéro 4, si je n'y mettais bon ordre, je serais gentille: j'en aurais sept. J'aurais l'air de la mère Gigogne.
Mon cœur se serra. Cette femme était une infâme. Elle commettait ces crimes pour garder son luxe; elle ôtait la vie à de pauvres petits êtres, pour ne pas manquer une fête, un bal. Tout le monde le savait. Elle était la maîtresse en commandite de plusieurs gens du grand monde; de ceux qui ne se souviennent qu'ils ont un beau nom que pour le ridiculiser par leurs modes, le salir par des vices, qui n'ont même pas la passion pour excuse.
Ils riaient à chaque nouvelle délivrance de cette femme.
—A propos, dit le numéro 8, j'ai reçu une lettre de Belgique; il est en sûreté, j'en suis bien aise, c'est un bon garçon.
—T'en a-t-il donné, celui-là! dit le numéro 6.
—Oh! oui, répondit le numéro 8, c'est qu'il m'aimait bien.
—Ah! fit le numéro 5, tu sais t'y prendre pour les pincer.
—C'est que j'ai joliment étudié l'homme, moi, répondit le numéro 8 avec importance en vidant son verre de madère.
Les vins étaient excellents. Les maîtres d'hôtel, que cette conversation amusait, versaient à plein verre; les têtes commençaient à s'échauffer. Pour parler, on en disait plus qu'on ne voulait.
Moi, qui étais nouvelle parmi ces élégantes, j'écoutais d'un air stupide.
—Je crois bien, dit le numéro 4, qu'il fallait qu'il fût amoureux pour trouver de l'argent après s'être ruiné. C'est égal, c'est heureux qu'il soit parti; il t'aurait compromise.
—Il n'y avait aucun danger pour moi, reprit le numéro 8 en riant, si je l'avais fait moi-même, à la bonne heure; mais pas si bête!
—Que faisait-il donc, demandai-je à ma voisine?
—Comment, me dit le numéro 5, vous ne savez pas cette histoire. Je vais vous la conter.
Elle s'approcha de moi et me dit à demi-voix.
—Elle avait pour amant un petit jeune homme charmant et de très-bonne famille. Il ne l'aimait guère au commencement; petit à petit il en est devenu fou; elle le conduisait dans des ventes publiques, où elle lui faisait acheter beaucoup de choses. Souvent c'était des meubles ou des tableaux à elle, qu'elle avait envoyés. Il paraît qu'à force de brocanter comme cela, ça devient une passion. Elle ne lui demandait jamais d'argent; pourtant il fut ruiné en deux ans; elle voulut le renvoyer, mais il disait qu'il allait se tuer. Ce n'est pas ça qui l'aurait fait le garder; mais il la menaçait de commencer par elle; elle trouva un moyen d'arranger les choses; elle donna des soirées pour faire jouer; on soupait bien: il y avait beaucoup de monde; on jouait au lansquenet; elle se mettait près de lui; il faisait sa main après elle; il passait des dix, onze fois chaque coup. On poussait des hourrah autour de lui. Elle ne jouait jamais sur sa veine, et des gens perdaient des sommes folles, quoiqu'elle défendît toujours de jouer gros jeu. Elle acheta voiture, chevaux et redevint d'une tendresse sans égale pour l'instrument de sa fortune. Sa veine continua avec un bonheur insolent; s'il n'eût pas été homme du monde, on l'aurait pris pour un grec. Il gagnait déjà plus de deux cent mille francs, quand un monsieur qui avait perdu beaucoup, s'aperçut que toutes les nuits notre amphitryon quittait sa toilette pour mettre une robe de chambre. Le monsieur eut un soupçon parce qu'elle ne voulait jamais changer de place. Elle disait: Je veux être près de mon petit homme, je lui porte bonheur.—Il vint se placer entre eux deux, et faisant semblant de plaisanter, il passa les mains sur ses deux poches. Il sentit un paquet de cartes.
—Qu'est-ce que vous avez donc là? dit-il en les serrant dans sa main au travers de sa robe et en la regardant en face. Malgré son aplomb, elle devint livide; tout le monde s'en aperçut.
—Moi, dit-elle, ce sont de mauvaises cartes que j'ai ôtées afin que l'on ne s'en servît pas.
—Ah! fit le monsieur avec un sourire qui n'était pas de bon augure, montrez-les-moi donc.
Elle les tira vite de sa poche et les laissa tomber à terre; comme cela elles furent mêlées. Chacun murmura sans oser rien dire, pourtant tout le monde était sûr d'avoir été volé.
Son amant, qui ne se doutait de rien, disait tout étonné:—Eh bien! est-ce qu'on ne joue plus? Chacun répondit à son appel en prenant son chapeau. Cela le surprit, car elle lui passait les cartes. On assure qu'il ne savait pas qu'elles fussent arrangées.
Comme cette aventure faisait beaucoup de bruit, elle l'expédia à Bruxelles franc de port.
—Ah! lui dis-je, je me souviens avoir entendu conter cette histoire.
D'autres conversations étaient engagées, mais le no 8, dont il était question, nous avait écoutées, et dit au no 6:
—Ma chère, vous avez un vilain défaut; c'est de toujours conter les affaires des autres et jamais les vôtres. Si j'ai de beaux meubles, vous avez de beaux bijoux; nous ne valons rien ni les unes ni les autres, tâchons donc de ne pas nous jeter de pierres entre nous, puisque nous sommes seules pour nous défendre.
J'aurais bien voulu savoir une petite histoire sur le no 6, et je dis au no 8:
—Est-ce vrai tout ce qu'elle m'a dit?
—Non, me dit-elle, puisque l'on ne l'a pas prouvé; mais ce qui est certain et prouvé, c'est qu'elle, elle fait de l'usure avec les pauvres gens, elle prête à la petite semaine à la halle. Quand ses amants ont besoin d'argent, elle leur dit: Je connais quelqu'un qui vous en prêtera. Quelqu'un, c'est son frère. Il arrive et dit: «Je n'ai point d'argent pour le moment, mais je viens d'acheter des diamants superbes, si vous voulez, je puis vous les vendre.» Faute de mieux on les prend. L'amoureux souscrit des lettres de change; elle garde tout, valeurs et diamants... et le tour est fait. En ce moment même, elle en tient un à Clichy, et vient d'avoir un procès avec les parents d'un autre.
—Que vous êtes drôle de parler de tout ça, dit en se levant le no 2, qu'est-ce que ça fait? quand ça réussit, tous les moyens sont bons.
—Certainement, dit le no 1. Moi, je me suis fait faire soixante mille francs d'acceptations par le mien. Que son père tourne de l'œil, et vous verrez comme je le ferai mettre en cage s'il ne me paye pas. Mais je n'ai pas de chance, ce vieux tient à la vie comme l'écorce à l'arbre. Tous les jours, je me fais donner le bulletin de sa santé. Si j'étais bien sûre qu'on ne me fît rien, je lui donnerais une boulette.
Nous commencions à rire à tout propos; le mot boulette redoubla notre gaieté.
Le no 1 ne disait pas grand'chose; le no 2 lui dit:—Conte-nous donc ton histoire avec le Hongrois.
—Vous le voulez, dit-elle d'un ton calme, eh bien! figurez-vous, mesdames, que toutes les femmes couraient après lui, parce qu'il était très-riche. Mais il n'en gardait aucune. Je me suis dit: Il doit y avoir un moyen de le captiver; et j'ai questionné son valet de chambre; il m'a dit: «Monsieur est dévot, il va beaucoup à la messe.» J'y suis allée plusieurs fois; il m'a vue près de lui, il m'a dit que j'étais un ange égaré parmi vous, ça m'a valu de belles choses; seulement ça m'ennuie d'y retourner, parce que j'attrape froid aux pieds.
—A propos, dit-elle au no 3, comment cela s'est-il passé avec ton homme marié?
—Bien, répondit le no 3.
—Quoi donc? quoi donc? dirent en chœur toutes les femmes.
—Ah! dit le no 3, j'étais avec un personnage qui faisait tant de mystère, qu'il me fatiguait. Je finis par savoir qu'il était marié, mais que sa femme n'était pas à Paris; je lui dis que je voulais aller à un grand bal, que je voulais avoir des boutons en diamant. Il cria misère, mais je lui annonçai que j'en voulais ou que je ne le reverrais jamais.—Eh bien, me dit-il, je ne puis en acheter, mais puisque c'est pour un bal, je vais t'en prêter. Il m'apporta des dormeuses magnifiques, qui étaient à sa femme. Je fus chez mon bijoutier, je fis enlever les diamants et mettre du strass en place. Je les lui rendis; il n'y prit pas garde. Au bout de quelques jours, sa femme revint à Paris. Je lui demandai de nouveau s'il voulait m'acheter des boucles d'oreilles; il refusa. Alors, je lui fis une scène affreuse.
—Ah! votre femme a des diamants et vous ne voulez pas m'en donner, eh! bien, je suis contente de ce que j'ai fait; c'était pour rire, mais je les garde; j'ai les diamants et elle aura du strass.
Il fit un saut en arrière, gronda, pria, menaça, et parut furieux.
—Tu n'as pas eu peur, lui dit le numéro 2.
—Non, je savais bien qu'il n'oserait rien faire, dans la crainte du scandale.
—C'est bien joué, dirent les autres, tu es d'une jolie force à présent.
Il était minuit, je partis avec le numéro 6, qui me dit en descendant:
—Je ne veux plus voir personne, j'aime mieux vivre seule; elles sont trop méchantes, une bonne fille comme moi est perdue au milieu d'elles. Pour moi, sous l'influence d'une exaltation momentanée, je les considérais toutes comme de grands hommes.
Rentrée chez moi, je m'endormis, étourdie de tout ce que j'avais entendu. Les mauvaises pensées poussent dans l'esprit, comme les mauvaises herbes dans un champ de blé. Si on ne les arrache pas, elles envahissent et tuent la récolte, comme les qualités du cœur. On peut toujours faire un pas de plus dans la voie du mal. Mon âme était trop mal cultivée pour que les mauvais conseils n'y germassent pas bien vite. Ma tête travaillait, je voulais aussi avoir une histoire à raconter, la première fois que je me retrouverais avec ces dames. Oh! me dis-je, mais j'ai aussi fait mes preuves; Deligny est en Afrique, Richard en Californie, Robert se perd. On a souvent vu, j'ai vu moi-même des misérables attachés au pilori, exposés en place publique, rire et être contents de leurs infamies, parce qu'on parlait d'eux. D'autres, exposés près d'eux, pleuraient et cherchaient à cacher leur figure; ils avaient commis le même crime, puisqu'ils subissaient la même peine. Les uns faisaient horreur, les autres pitié. Si j'avais regardé ma vie et mon caractère passés, j'aurais vu que dans ce temps-là j'appartenais au vice honteux, mais pardonnable, car il ne faisait tort qu'à moi. C'était la corruption sans masque; on la voyait, et ses complices de quelques heures ne craignaient rien pour leur avenir. Mon nouveau genre de vie était moins méprisé par le monde. C'est une injustice. Ce qui porte le nom de femme entretenue est la sangsue du cœur, l'usurière de l'âme.
Les hommes, qui ont créé cette milice de l'enfer, sont fiers de leur ouvrage et mettent ces démons sur un piédestal. A pied, on ne les verrait pas, ils leur donnent de magnifiques équipages pour qu'elles dominent, en passant dans les promenades, leurs mères, leurs sœurs; quelques-unes, encouragées par ces faiblesses, jettent en en passant un défi aux honnêtes femmes. Ces créatures sont ignobles, leurs créateurs sont infâmes; ils ont perdu ces âmes sans retour, mais la peine du talion les attend. Ces appartements, qu'ils ont faits si beaux, c'est la tombe de leur fortune; ils y laissent tout, jeunesse, avenir, honneur. A un moment voulu, les rideaux de dentelle de soie se changent en linceul, les roses en soucis, les parfums en poison. Alors, le malheureux qui s'est aventuré dans cet abîme gémit; sa maîtresse lui apparaît, c'est un automate; Dieu lui a repris la vie qu'il lui avait donnée en la créant. Le diable lui a donné la parole, le mouvement, elle ne pense plus. C'est lui qui agit en elle, et elle dit à l'amant qui pleure:
—Comment, vous êtes encore là, je vous avais fait dire de sortir.
Le condamné prie, rappelle ce qu'il a fait, ce qu'il a sacrifié.
—Pourquoi l'avez-vous fait?
—Parce que je vous aimais!
—Eh bien, alors, dit la maîtresse en s'éloignant, je ne vous dois pas de pitié, car c'est à vous que vous vous êtes sacrifié. Puisque vous n'avez plus rien, allez-vous-en.
Il voit clair alors, il voudrait renverser son idole, mais elle l'écrase sous les pieds de ses chevaux.
Celles qui en sont arrivées là, c'est l'orgueil qui les a poussées, c'est l'orgueil qui les punit. Elles ne s'arrêtent pas, elles ne voient pas poindre la ride à leur front; elles ont fini ou finiront à l'hospice, en prison ou à la Morgue; elles trouveront leur châtiment dans leur avenir, mais leur passage a laissé un sillon terrible pour la société.
Que ne faisais-je alors toutes ces réflexions? C'est que depuis le jour où j'avais voulu me tuer chez Robert, le démon s'était emparé de moi; j'étais devenue méchante, ingrate, je me trouvais une excuse à tout; enfin j'acquis bientôt la triste célébrité d'être une femme dangereuse. On me reprocha moins cela que d'avoir dansé et de m'appeler Mogador. Si un jeune homme me faisait la cour ou me parlait, ses parents le faisaient partir. J'étais fière d'inspirer cette terreur.