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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3

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XXXVIII

Le lendemain, à dix heures, le médecin qui m'avait soignée place de la Madeleine, et que Robert avait gardé, demanda à me parler. On le fit entrer dans ma chambre.

Après m'avoir saluée assez froidement, il me dit:

—Si étrange que vous semble ma démarche près de vous, soyez persuadée, mademoiselle, que je viens de moi-même; je sors de chez M. le comte de ***. C'est la quatrième visite que je lui fais depuis hier six heures. Je l'ai soigné deux fois; il a eu une attaque très-violente, le sang l'étouffe, il a le délire. Son valet de chambre m'a dit que cette nuit il avait ordonné vingt fois qu'on vînt vous chercher; on n'a pas osé le faire. Je viens vous prier d'y aller, ne fût-ce qu'une heure. Il a du chagrin, c'est le plus grand de son mal. Je ne sais quelle est votre position vis-à-vis l'un de l'autre, mais je n'ai pas hésité, me rappelant que sur un mot de moi, il vous avait emmenée chez lui, à la campagne, vous voyant dangereusement malade.

Mon cœur avait cessé de battre.

Je ne pris pas le temps de répondre, je pris un châle, un chapeau, et je dis au docteur:—Partons! je suis prête.

Quand j'arrivai chez lui, rue Royale, je fus effrayée; les domestiques couraient de droite et de gauche; Robert venait d'avoir un accès terrible, on m'engagea à ne pas entrer dans la crainte que ma vue ne lui fît mal. Je n'écoutai rien et j'entrai dans sa chambre. Il était bien changé; ses joues étaient pâles, ses yeux brillants comme des éclairs. Je m'approchai de son lit; il me regarda deux ou trois minutes; puis, comme sortant d'un rêve, il se pencha hors de son lit, et me saisissant le poignet, il me dit:

—Oh! c'est vous; venez plus près, que je voie comment est faite la figure d'une femme qui peut causer tant de douleurs. Votre baiser, c'est celui du serpent, il empoisonne! Les goules boivent le sang, vous, vous dévorez le cœur, vous le déchirez avec vos ongles, et, quand votre victime est à l'agonie, vous apparaissez, non pour lui porter secours, mais pour jouir de votre œuvre de destruction! Qui donc vous amène? C'est l'enfer qui vous envoie! Mais je ne suis pas mort; j'ai encore assez de force pour vous écraser comme une vipère! Il me serrait le poignet à me le briser; je n'osais dire un mot, faire un mouvement; il était fou! Il se mit à rire et me dit:—Tu pâlis, tu as peur. Le charme est tombé; je te vois telle que tu es. Par quelle magie m'as-tu donc séduit, fille de Satan? C'est du feu que tu as mis dans mes veines; maintenant tout est dans ma tête.

Il me lâcha pour porter ses deux mains à son front. Sa chemise se tacha d'un sang noir; la saignée qu'on lui avait faite venait de se rouvrir. Je sonnai, le médecin lui rebanda le bras après l'avoir laissé saigner, et m'assura que c'était une bonne chose.

En effet, Robert me parut plus calme et me dit, comme s'il me voyait seulement:

—Ah! te voilà; tu as bien fait de venir. Il y a si longtemps que je t'attendais. Je vais me lever; je suis courbaturé. Tu vas rester près de moi, n'est-ce pas? J'ai besoin de te voir. Où étais-tu donc? Il me semble qu'il y a longtemps que je ne t'ai vue.

—Oui, lui dis-je, je vais rester près de vous, je ne vous quitterai plus.

J'ôtai mon châle et mon chapeau. Je me tins assise à la tête de son lit, sans oser respirer.

Il me parla de choses et d'autres, puis s'endormit.

Le médecin me dit en partant:

—Ne le quittez pas; il est sanguin, il pourrait avoir de nouvelles crises, je viendrai demain de bonne heure. S'il y avait du nouveau, envoyez-moi chercher.

Une fois seule avec le silence et mon malade, je pensai à ma situation, à Richard que j'allais désoler; mais je ne pouvais abandonner Robert dans un pareil moment. Je m'approchai d'une table où il y avait de quoi écrire et je commençai une lettre pour Richard:

«Mon ami, je suis indigne de votre amour! C'est la tête bien basse que je vous demande pardon du mal que je vais encore vous faire. Oubliez-moi, je suis une ingrate, indigne de vous. Louise, ma femme de chambre, vous remettra cet argent que je ne puis garder. Ne cherchez pas à me voir.—Partez, s'il le faut, mais oubliez.—Robert est dangereusement malade, je suis près de son lit et ne sortirai de sa chambre que lorsqu'il sera hors de danger. Ne croyez pas que je sois tombée dans un piége et que je cherche à excuser ma conduite par un mensonge; je ne suis pas prisonnière, les portes sont ouvertes. Je reste parce qu'il me semble que je remplis un devoir. Je vous ai connu trop tard, Richard, sans cela je vous aurais aimé comme vous méritez de l'être.—J'ai cru, en entrant ici, que Robert allait me tuer. Je regrette qu'il ne l'ait pas fait; ma vie est une des plaies du monde; je fais souffrir ceux qui m'aiment et je suis malheureuse au milieu d'eux. Ne me maudissez pas, mon ami. Plaignez-moi. Je suis une mauvaise étoile, je porte malheur!—J'ai au moins une consolation, c'est de ne jamais vous avoir menti.—Dans quelques années, je serai seule, abandonnée; je me souviendrai alors de ce que j'ai perdu en vous, je verserai des larmes bien amères; mais il sera trop tard, et vous serez vengé. Adieu! Un peu de courage vous sauvera d'une vie de regrets. Pardonnez-moi!

»CÉLESTE.»

Je fis venir ma femme de chambre, je lui remis cette lettre. Robert dormait toujours; la sueur lui tombait du front; il était agité. Il se réveilla tout à coup en m'appelant.

Je passai huit jours sans le quitter; j'avais défendu qu'on m'apportât aucune espèce de lettres; je ne voulais pas qu'une seule plainte arrivât jusqu'à moi. Je sentais trop combien j'en méritais.

La maladie de Robert n'avait pas changé son caractère. Il se mettait en fureur contre moi sans motif, quelquefois il sonnait son domestique pour ne pas me demander sa tisane que j'avais près de moi. Il me disait de m'en aller, que ma présence lui faisait horreur. Comme je pleurais sans répondre, il me demandait pardon de ses emportements, m'embrassait les mains et me disait:—Je t'aime plus que ma vie; si je ne te voyais plus, je deviendrais fou!

Sa nature robuste triompha du mal. Au bout de quelques jours, il était rétabli. Il me laissa aller chez moi, après m'avoir fait jurer de revenir de suite.

Je trouvai quatre lettres de Richard, la première contenait ceci:

«Pourquoi vous ai-je connu, Céleste? Je ne vous dirai ni injures, ni reproches, je laisse cela à cet homme que vous me préférez. Ce qu'il aime en vous, c'est moi. Quand j'aurai fui au bout du monde un tourment que je ne puis supporter, il vous quittera alors, sûr que je ne serai plus là toujours trop heureux de vous recevoir. Vous vous rappellerez mes paroles, vous penserez peut-être à moi. Souvenez-vous que je vous ai offert ma vie, mon nom, et que pas un amour ne peut se comparer au mien. Ce n'était pas assez de m'abandonner à mon désespoir, il faut encore que vous m'insultiez en m'offrant de reprendre de l'argent que j'ai été si heureux de vous offrir. Vous me le renverriez que je le donnerais aux malheureux.—Il y a un jour de votre passé que vous pouvez presque racheter avec cette somme; gardez-la, c'est tout ce que je vous demande en partant. Je vais chez une de mes sœurs; je n'ai plus la force de souffrir. J'ai passé quatre jours sous les fenêtres de la rue Royale, espérant toujours vous apercevoir derrière un rideau.—Ah qu'ils ont été longs ces jours! J'aimerais mieux mourir que de les recommencer.»

Les autres lettres étaient dans le même genre, toujours douces et pleines de regrets.

Ma mère vint me voir.

Quand elle était délaissée d'un côté, elle se souvenait de moi. Elle me conta toutes ses peines.—Après lui avoir fait promettre qu'elle ne verrait plus Vincent, je lui promis que je lui achèterais un bureau de tabac ou un hôtel garni, espérant que ce serait une grande distraction pour elle. Elle trouva ce qui lui plaisait, et trois jours après, je l'établissais rue et hôtel Cléry.

Trois mois se passèrent.

Robert était horriblement triste; il était bon, mais il avait au fond du cœur une peine qui le dévorait. Mon voyage à Londres lui revenait sans cesse à l'esprit. Un chiffon, une parole le lui rappelaient. Alors il tombait dans des rêveries si tristes, que son sourire me faisait mal. Richard était toujours dans sa famille; je tremblais de le voir revenir, car c'eût été bien pis encore. Mes seules querelles avec Robert avaient pour objet les cadeaux qu'il ne cessait de me faire. S'essayant en vain de modérer ses dépenses, il était horriblement gêné, mais les marchands qui lui vendaient, ces usuriers habiles, lui renouvelaient à chaque échéance ses valeurs et lui doublaient en deux ans ses mémoires.

Un jour, un de ses parents vint me voir; c'était un gros homme, très-spirituel. Quoiqu'il fît grand étalage de son intérêt pour Robert, il ne lui aurait pas donné vingt-cinq louis; mais il était prodigue... de conseils.

—Voyons, me dit-il, vous aimez Robert? Eh bien, vous ne le lui prouvez guère! Comment, vous le laissez se ruiner comme un niais! Conseillez-lui donc de se marier. Qu'est-ce que vous en ferez quand il n'aura plus un patard? Raisonnez-le un peu, il vous écoutera. Si ce malheur-là lui arrivait, je serais bien désolé, mais je ne lui donnerais pas un sou, j'ai des charges.

—Mon Dieu! lui dis-je, il n'en est pas là et ne vous demandera rien. Je lui ferai part de l'intérêt que vous lui portez et je tâcherai de lui faire comprendre vos bons avis.

J'ai toujours été bien folle, mais toutes les fois qu'on m'a fait entendre le langage de la raison, j'ai fait un grand effort pour l'écouter. Si cela n'a pas duré longtemps, c'est la faute de ma nature bien plus que celle de ma volonté.

Le soir je parlai à Robert de son avenir. Je lui disais:

—J'ai peur pour vous. Je suis plus raisonnable maintenant; si vous vouliez vous marier, je ne me fâcherais pas avec vous; je partirais de Paris, si ma présence vous gênait; vous m'écririez de bonnes lettres, auxquelles je répondrais avec mon cœur. Nous passerions de ce grand amour à l'amitié qui dure toujours.

—Oui, me dit-il, vous avez raison, conduisez-moi, dictez ma conduite; mais je veux vous voir, vous avoir près de moi dans l'avenir. Nous allons partir pour le Berry; nous achèterons une petite maison où vous mettrez tout ce qui est à vous et qui se trouve chez moi à la campagne.

Ce fut convenu, et nous partîmes quelques jours plus tard. Nous trouvâmes une délicieuse maisonnette, dont le parc donnait dans la forêt. Impossible de chasser sans que j'entendisse le son du cor et les aboiements des chiens.

Ma présence dans le pays était d'un mauvais effet pour les nouveaux projets de Robert; il se chargea de tout arranger dans mon ermitage et je revins à Paris.

En arrivant, je fus voir ma mère. Elle n'avait rien trouvé de plus joli que de louer l'appartement du premier à M. Vincent. La colère me prit et je leur donnai congé à tous les deux. Je revendis l'hôtel presque de suite.

J'écrivais à Robert, qui s'ennuyait horriblement au Berry, mais qui y restait pour bien prouver au monde qu'il ne me voyait plus.

Je commençais à être heureuse dans ma solitude, parce que j'étais tranquille; mais il n'était pas dans ma destinée de me reposer des émotions: quand un ennui disparaissait, un autre revenait. Un jour, à quatre heures, on m'annonça M. Richard. Je restai clouée à mon fauteuil. J'aurais voulu ne pas le recevoir, pour éviter une explication qui m'était pénible. Il me donna la main et ne me fit pas un reproche.

—Ma chère Céleste, j'arrive. Croyez bien que je me suis informé; on m'a assuré que M. Robert était dans ses terres, et je me suis présenté chez vous, espérant que vous auriez toujours un peu d'amitié pour moi. Mais comme le cœur des femmes est un abîme dont on ne connaît jamais le fond, si j'ai trop espéré, je me retire.

J'en étais quitte pour la peur. Je m'attendais à une scène, et ce qu'il me disait n'était pas embarrassant du tout.

—Vous êtes et vous serez toujours le bienvenu. Je craignais vos reproches, et comme je sais que je les mérite, je ne voulais pas les entendre.

—Je ne vous en ferai plus; il n'y a pas de scène possible entre nous. Non, Céleste, je ne vous fatiguerai pas de plaintes qui vous irriteraient contre moi. J'attendrai; je vous aimerai autant dans dix ans qu'aujourd'hui.

J'avais été bien gâtée, bien adulée, mais je ne pus m'empêcher de rire; je ne croyais pas aux amours qui durent dix ans.

—Je ne vous demande rien que la permission de venir vous voir quelquefois.

—Mais certainement, tant que vous voudrez.

C'était bien imprudent, cela: en voici la preuve. J'écrivais toujours à Robert; je n'avais pas cru nécessaire de l'informer du retour de Richard; je ne sais qui s'en chargea, ou bien il le devina.

Un jour, j'avais invité à dîner Maria. C'est un nouveau personnage, qui mérite que je vous fasse son portrait et que je vous raconte dans quelles circonstances je l'ai connu.

Maria est une grande femme, fort jolie de figure; mais elle a l'air dur et est extrêmement maigre. Je l'avais connue dans le temps où j'allais à Versailles.

Je la retrouvai à un bal à l'Odéon, bal donné par M. Lireux, directeur du théâtre à cette époque. Il était très-bon pour les femmes; il les rassemblait en masse, se promenait dans la salle de danse, faisait un choix et les emmenait souper dans le foyer des artistes. Je dois vous dire, pour mettre sa moralité à l'abri, qu'il n'y avait jamais moins de quarante personnes.

J'étais allée à ce bal masqué avec Marie la blonde. Son amant lui avait donné rendez-vous; comme toujours, il avait manqué, et Monrose, que je connaissais un peu, m'avait engagée à souper avec les autres artistes. M. Lireux me reçut très-bien. J'avais un joli costume et je crois me rappeler qu'on me fit les honneurs de la soirée. Il y avait à ma droite une grosse fille, aux narines évasées, aux grands yeux à fleur de tête; c'était Clara Fontaine.

Elle regardait avec envie le costume de Maria. Elle vivait dans le même monde. Il semble aux grisettes du quartier latin que tout doit être en commun; quand l'une est mieux mise que l'autre, la dernière prend sa revanche en méchancetés. Le souper était magnifique, on enfonçait des caisses de pâtés de foie gras, les truffes et le vin de Champagne étaient servis à profusion. Maria avait une attitude grave au milieu des têtes échauffées; elle mangeait avec précaution, car elle avait gardé ses gants. Clara, qui se croyait tout permis parce qu'on était en carnaval, lui dit de sa jolie voix pointue:—Pourquoi donc manges-tu avec tes gants, est-ce que tu as la gale?

La pauvre Maria devint pâle, puis pourpre, ne put rien répondre, les larmes lui vinrent aux yeux.

Je trouvai cela si méchant que, quoique je ne connusse Maria que de vue, je pris sa défense et je dis à Clara:

—Pourquoi donc lui demandez-vous si elle a la gale? Est-ce que vous espérez la lui avoir donnée?

—Moi! dit-elle en poussant un cri hébété. Et elle posa ses deux larges mains sur la table pour montrer qu'il n'y avait aucune trace.

—Cachez donc cela, lui dis-je, ce n'est pas propre devant le monde.

Elle resta la bouche et les narines ouvertes, sans trouver un mot à me répondre.

Maria vint me remercier.

Lireux, Monrose et Bernard-Latte, qui étaient encore garçons, car ils se sont mariés depuis, je crois, me donnèrent raison, et Maria fut mon amie.

J'avais en face de moi M. Milon, l'acteur. Il me parut très-fat, étudiant ses poses; il se regardait et avait l'air si content de lui, que je quittai ma place pour lui démasquer la glace qui était derrière mon dos.

Je dis à Maria: Venez-vous danser? Elle avait un costume d'homme, elle fit le cavalier. Voilà qu'en faisant je ne sais plus quelle figure, je marche sur le pied d'une femme en domino qui était derrière moi. Elle me pousse très-fort en m'appelant bête! Cela lui avait échappé, mais elle ne m'avait pas moins appelée bête, ce qui me déplut beaucoup; elle raccommoda la phrase en m'appelant horreur de femme!

Je me retournai et lui tirai la barbe de son masque, en lui disant:—Vous êtes donc bien jolie, vous!—C'était un vrai singe.

Je me mis à rire en disant:—Voyez comme madame a le nez bien tourné pour m'appeler horreur!

Grand Dieu! qu'avais-je fait! Il n'y avait qu'une femme, une femme comme il faut dans le bal, c'est celle qui m'avait appelée bête et que j'avais démasquée.

Elle, furieuse, cherchait partout le commissaire.

On me conseilla de me sauver; je n'en fis rien et j'eus tort, car on vint me prier de passer au bureau de police.

C'est pour le coup que j'eus envie de courir. Je me préparais à dire à la dame que je la trouvais superbe; heureusement pour moi que Louis Monrose, qui est aussi bon garçon que bon acteur, vint à mon secours. Je commençais à avoir très-peur.

Il prouva au commissaire que si cette dame n'avait pas mis son pied sous le mien, je n'aurais pas pu marcher dessus. Il obtint ma grâce et m'emmena en haut.

Lireux rit beaucoup de mon histoire et resta mon ami quelque temps.

Nous allions souvent le voir, parce qu'il avait de grandes caisses d'oranges dans son cabinet; elles étaient bonnes; j'étais privilégiée, j'en emportais toujours six.

Voilà comment j'avais connu Maria; puis je l'avais perdue de vue jusqu'au jour où on l'appela Maria la Polkeuse et moi Céleste Mogador. C'est la fille d'un honnête ouvrier. On dit que chacun a un défaut; j'envie ces gens-là, parce que moi j'en ai plusieurs; mais si Maria n'en avait qu'un, il était de taille.

Si je me permets de parler ainsi de mes bonnes amies, c'est qu'elles ne se sont pas gênées sur mon compte, pas même mes ex-amis, qui, lorsque plus tard j'ai débuté aux Variétés, dans la Course au plaisir, m'ont très-maltraitée. Les oranges s'étaient changées en pierres.

Donc, Maria aurait pu lutter d'orgueil avec le paon; elle était devenue très-élégante, se promenait à pied aux Champs-Élysées avec des robes de velours à queue; et quand, par hasard, en sortant de l'Hippodrome, je la rencontrais, elle me regardait du haut de sa grandeur sans me saluer. Cela ne me faisait aucune peine, parce que je m'étais fait une petite philosophie à moi à l'égard des femmes.

Elle trouva que son nom ne faisait pas bien sous un chapeau à plumes et se fit appeler Mme de Saint-Pase.

Longtemps après s'être mise sous la protection de ce nouveau saint de sa création, elle me raconta de l'air le plus important du monde que son père était un grand seigneur; qu'il menaçait de la faire enfermer si elle continuait à porter son nom de Saint-Pase; qu'elle était fort embarrassée sur le choix d'un nouveau nom.

—Eh bien! lui dis-je, est-ce que vous ne vous appelez pas Maria?

—Ah! me dit-elle, ne m'appelez jamais ainsi.

Je lui dis franchement qu'elle devrait se résigner, parce que, quoiqu'elle fît, on dirait toujours en la voyant: Voilà Maria la Polkeuse.

Elle faillit avoir une attaque de nerfs. Quand elle fut remise, elle me dit:

—C'est cela, j'ai mon idée.

Un mois après, je la demandai au concierge qui me répondit: Connais pas!

Je m'en allais de mauvaise humeur; heureusement elle se mit à la fenêtre et me rappela.

—Pourquoi partez-vous donc?

—Dame! on m'a dit qu'on ne vous connaissait pas.

—Ah! je comprends. C'est qu'on m'appelle aujourd'hui Mme la comtesse Marie de Bussy.

Elle avait pris son nom au sérieux; tout chez elle était marqué d'une couronne.

—Dites donc, Maria, voulez-vous que je vous donne mon avis sur votre changement de titre et sur vos armoiries.

—Oui.

—Eh bien! c'est que vous avez l'air de vous être meublée et habillée chez un fripier. Autant ces choses sont belles quand elles vous appartiennent, autant elles vous rendent ridicule quand on s'en pare sans en avoir le droit.—Vous êtes une bonne fille, je vous aime bien, c'est pour cela que je vous donne un conseil. Quand on prend une femme comme nous, on sait ce qu'elle est; on ne ment guère plus facilement aux autres qu'à soi-même.

Il paraît que mon avis était stupide, car elle vint dîner chez moi dans une voiture marquée de trois couronnes grandes comme la lune.

Il était cinq heures, son couvert était mis, lorsque Richard vint me faire une visite.

On sonna derrière lui, je crus que c'était mon invitée; je prie Richard d'ouvrir; c'était Robert!

Mes sens ne firent qu'un tour; je ne trouvai pas une parole.

—Bien! dit Robert en regardant les deux couverts sur la table, je sais ce que je voulais savoir; puis s'adressant à Richard, il lui dit:

—Vous avez voulu épouser cette fille; ne faites jamais une pareille folie. On les paye, elles ne méritent pas d'autre sacrifice. Je vous la laisse, elle est bien à vous désormais.

La leçon ne plaisait pas à Richard, car sa figure se crispa. De son côté, Robert semblait le provoquer de son œil ardent. Je me sentais mourir: un malheur allait arriver si je ne trouvais pas un moyen de l'éviter.

Je joignis les mains en regardant Richard. Il comprit sans doute, car il lui répondit de l'air le plus affable du monde:

—Je vous remercie de l'avis, monsieur; vous la connaissez, je crois, depuis quatre ans? Eh bien! dans quatre ans, je vous donnerai une réponse.

Robert sortit, me lançant un regard plein de mépris qui me retourna jusqu'au fond du cœur.

Je priai Richard de me laisser seule.

Maria arriva. Elle fit son possible pour me consoler. Un malheur était devant moi, je courais au-devant de la pensée.

Si Maria avait un ridicule, elle avait des qualités.

Elle vint plusieurs jours me voir et tâcha de chasser mes tristes idées par de bonnes paroles.

Robert, pour sauver son amour-propre, qu'il croyait engagé dans cette rencontre chez moi, chercha une femme avec laquelle il pût se montrer dans les endroits publics. Il trouva, dans une table d'hôte, une provinciale qu'un monsieur avait amenée à Paris, moyennant une somme de... Il lui offrit le double de ce que l'autre avait promis. Elle savait qu'il avait une maîtresse qu'il aimait, qu'elle allait servir à rendre une autre femme jalouse; elle accepta ce rôle et le remplit avec impudence. La vérité me force à dire qu'elle était jolie.

Richard venait à chaque instant me dire: J'ai rencontré votre Robert avec sa maîtresse. Il aurait dû mieux vous remplacer.

Il ne comprenait pas le mal qu'il me faisait.

Maria, de son côté, venait me dire:—Ah çà, votre Robert est fou. Il sort avec une femme, en voiture découverte, et quelle femme encore! elle a la tournure d'une botte de paille.

Tous frappaient à la même place et en même temps. La douleur ne pouvait pas être plus forte, il fallait que le fiel qu'on me versait au cœur débordât sur quelqu'un.

Naturellement, ce fut sur Richard, que je pris en haine; je lui reprochai tout ce que je souffrais. Il me demandait pardon du mal qu'il ne m'avait pas fait.

Je reçus dans la journée un mot de Robert; il avait acheté un magnifique appartement de quelqu'un qui partait. Tout était prêt; il en prit possession du matin au soir. Il m'écrivait: «Venez me voir, j'ai à vous parler de vos intérêts.»

Richard arriva comme je lisais ce mot, et sans savoir ce qu'il contenait, il me dit:

—Votre Robert en débite de toutes les couleurs sur votre compte. Il a dit hier à un de mes amis que vous iriez chez lui quand il le voudrait.

Je froissai la lettre avec colère.

Lorsque Richard fut sorti, je répondis:

«Qu'irais-je faire chez vous? chercher quelque insulte! Vous ne m'avez jamais aimée; on ne méprise pas ceux qu'on aime, et je sais tout ce que vous pensez et dites de moi. Adieu!

»CÉLESTE.»

Une heure après, il m'écrivait encore:

«Vous mentez quand vous dites que je ne vous ai jamais aimée; vous savez bien le contraire. Vous avez tenu des propos infâmes sur moi. J'ai essayé de me sauver du ridicule que vous me jetiez par du cynisme. J'ai voulu vous voir un instant chez moi, non dans l'espérance de vous demander une consolation, mais pour puiser du désespoir dans la haine que vous m'avez déclarée. Je touche du bout du doigt la fin de toute souffrance, et je veux finir entre la bouteille qui ne trompe pas et qui donne l'ivresse qu'elle promet, et un pistolet qui me donnera l'oubli. Un jour, en m'acquittant envers vous, les lettres que je vous ai reprises vous seront rendues; elles ont été l'essence de mon cœur et de ma vie. Je lis les vôtres avec bonheur; j'oublie ce que vous êtes; pour moi, je rêve et j'adore. Jouissez de la vie de plaisir; mais, prenez garde, on vieillit vite, et quand le cœur, qui ne vieillit pas, a besoin de tendresse et d'affection, il est épouvantable de ne rencontrer dans les souvenirs que les reproches, et souvent la haine et le mépris.

»ROBERT.»

C'était comme un fait exprès ce jour-là; je ne fus pas seule une minute. En cherchant à me distraire, tout le monde m'assommait.

Je me dis, en cachant ma lettre: J'irai chez Robert demain.

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