Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3
J'arrivai chez la nourrice sans qu'elle fût prévenue. J'entrai dans la maison et trouvai seule, dans un berceau, une pauvre petite créature, si pâle, si faible, qu'elle semblait sur le point de mourir; je reconnus sur elle les effets que j'avais achetés pour ma filleule. Je soulevai l'enfant: sa tête roulait sans force. La nourrice était aux champs. Elle rentra au bout d'une demi-heure. Je courus au-devant d'elle.—Êtes-vous folle de laisser ainsi seule cette enfant; vous n'en avez pas soin, elle est malade, ce n'est pas ce que vous m'aviez promis. Je vous paye pourtant plus que je ne vous dois; s'il lui arrivait malheur, prenez garde à vous. La pauvre petite ne demandait qu'à vivre.
Cette femme me donna les plus mauvaises raisons. On habilla l'enfant qui commençait à me sourire; je ne pouvais repartir que le soir, je passai donc la journée là.
Le mari était rentré quelques instants après sa femme, et semblait au moins aussi embarrassé qu'elle. Evidemment on me cachait quelque chose, la petite se mit à pleurer; la nourrice la berça.
—Mais, lui dis-je, elle doit avoir faim.
—Ah! mon Dieu, madame, dit le mari, voilà ce qui nous gêne depuis que vous êtes là; nous n'avons rien osé vous dire, mais l'enfant est sevrée parce que ma femme est grosse.
—Malheureuse! m'écriai-je en me levant hors de moi, je ne m'étonne plus de l'état où est ce pauvre ange; vous l'avez empoisonné avec votre mauvais lait, et pour ne pas perdre l'argent que je vous envoie, vous finissez de la tuer; misérable que vous êtes! Voilà comment vous désolez tant de pauvres mères qui vous confient plus que leur vie, leur enfant; c'est affreux à penser; je ne sais qui me retient de vous faire arrêter, car cet enfant n'a pas huit jours à vivre. Allez de suite me chercher un médecin.
Le médecin arriva au bout de quelques minutes; je lui montrai l'enfant.
—Pauvre petite, elle a souffert, elle est si délicate. Elles sont toutes les mêmes, elles les sèvrent à trois ou quatre mois, et leur font manger de la soupe aux choux avec des pommes de terre, comme à leurs porcs; ils ont tous la pierre au bout de quinze jours. Celle-ci l'a aussi, mais vous pourrez peut-être la sauver avec des soins.
J'avais envie de battre cette vilaine femme qui m'avait indignement trompée. J'emmenai ma chère petite fille, et je revins à Paris en chemin de fer, un paquet d'un côté, une bouteille de lait de l'autre et ma filleule sur mes genoux.
J'avoue que j'étais un peu embarrassée. Je la gardai trois jours chez moi, et après l'avoir bien placée, je m'occupai de ma belle voiture.
Robert vint à Paris; ma vie de dissimulation allait recommencer et me faisait si peur que je pris un parti.
Je fus chez Richard et lui dis:
—Mon cher ami, je viens vous demander une preuve d'affection. M'aimez-vous assez pour me faire un sacrifice?
—Pouvez-vous en douter?
—Je n'en doute pas, mais j'en serai plus sûre si vous faites ce que je vais vous demander.
—De quoi s'agit-il!
—De mon repos. Robert est ici; je ne pourrais vous voir qu'en tremblant; il faut se cacher, se méfier des passants, je ne puis m'habituer à cette contrainte; ce qui ramène toujours Robert, c'est votre présence, partez. Allez faire un petit voyage; vous m'avez dit que vous aviez des affaires en Belgique. Partez de suite, allez à Bruxelles. Si Robert me quitte, ce qui ne peut tarder, j'irai vous retrouver.
—Je vous gêne, vous voulez vous débarrasser de moi?
—Non, mon ami, mais je ne puis vivre ainsi; partez, je vous écrirai tous les jours; si vous restez, je ne vous verrai plus.
Après mille objections, il me promit de partir le lendemain.
Je pris congé de lui en le remerciant de tout mon cœur.
Robert avait repris son appartement rue Royale, son caractère était d'une inégalité extraordinaire; un jour il me comblait de tendresse, un autre il me chassait, puis me demandait pardon et m'insultait de nouveau. A chaque raccommodement, c'étaient des dons superbes. Il venait de me donner une jolie calèche, doublée de gros bleu, qui lui appartenait, mais qu'il avait fait marquer à mon nom. Il me fit encore présent de deux beaux chevaux noirs que j'avais vus attelés à son phaéton, le jour où il était venu me voir pour la première fois rue Geoffroy-Marie.
J'avais un des plus beaux équipages des Champs-Élysées, j'étais couverte de bijoux, de cachemires, de dentelles; pourtant je pleurais bien amèrement sous mon voile. Je ne pourrai jamais dire combien il me faisait souffrir par son caractère. Il passait sans transition de l'insolence à l'adoration. Mon cœur était un orage, ma vie un enfer. Comme j'étais loin du temps où je me disais: Un jour viendra où je dominerai complétement son caractère, où je faisais des plans de bonheur. Je vivais sans but, sans espérance. De courtes joies, de longs ennuis, un désespoir durable, voilà mon existence. Robert était aussi incapable de se détacher de moi que de me rendre heureuse. Il devenait fou de rage, quand il voyait qu'il ne pouvait chasser mon image de son cœur. Quelquefois, après un dîner où la colère, plus que le vin, lui avait monté au cerveau, il se croyait fort. Il voulait briser cette chaîne qui chaque jour se resserrait davantage. L'exaltation tombée, il revenait à mes pieds plus humble et plus passionné que jamais. Quand Richard était à Paris, sa présence le mettait en fureur. Quand Richard était absent, comme il n'avait plus rien à craindre, il était plus calme, mais il se contraignait moins et je ne gagnais rien au change. Heureusement qu'il se présenta une occasion de nous voir moins souvent et je la saisis avec avidité.
On me fit demander au théâtre pour une nouvelle pièce appelée les Martyrs du Carnaval.—Je me disais: «En me voyant moins, Robert m'aimera davantage... il deviendra plus doux.» Ce fut encore pis.—Le théâtre l'exaspérait, parce qu'on me faisait danser dans toutes les pièces.
J'arrivais souvent les yeux bien rouges!... les pauvres figurantes qui gagnaient vingt-cinq francs par mois étaient plus heureuses que moi.
L'absence de Richard lui était toujours favorable dans mon cœur. Lorsqu'il était à Paris, je ne m'occupais guère de lui. Il m'avait habituée à le croire trop payé d'un sourire. Quand il n'était plus là, ma pensée se reportait vers lui avec plaisir, avec reconnaissance. Ce n'était pas de l'amour, c'était de l'attendrissement. Son souvenir profitait de toutes les réactions que me causaient les violences de Robert. Et puis, Richard m'écrivait des lettres si tendres, si affectueuses. Le moyen de résister à une plainte si doucement exprimée!
«Bruxelles, 30 juin.
»Chère Céleste, vous m'avez ordonné de partir, votre repos en dépendait, et je suis parti. J'avais peine à contenir mes larmes... Vous, au contraire, vous aviez le visage riant et l'air heureuse.—J'étais seul dans un des wagons du chemin de fer... j'ai pleuré comme un enfant! Mais quand je pense à ma position, j'ai le cœur rempli de tristesse!... Je vous aime et vous ne m'aimez pas. J'en ai la malheureuse conviction! Vous plaignez les autres, et pour moi vous êtes sans pitié! Vous ne m'avez pas demandé ce que je deviendrais, seul à seul avec mon désespoir! Non, cela vous importe peu. Je crois que vous ne savez pas encore à quel point je vous aime!... Moi-même je l'ignorais!..... Tant qu'on est heureux, on se laisse aller au bonheur. C'est à peine si on en sent le prix... Mais vient-on à le perdre, alors on n'a plus assez de larmes dans les yeux pour pleurer ce qu'on a perdu. Si cet éloignement durait encore quelques jours, je n'y survivrais pas; je saurais mettre un terme à mon martyre, à cette rage concentrée qui me brûle et m'étouffe; oui, Céleste, je mourrai pour vous, mais en mourant ma bouche n'aura que des paroles d'amour et d'adoration. Alors je vous laisserai plus heureuse avec d'autres amours.—Serez-vous donc inexorable pour moi?... N'aurez-vous donc jamais un mot de consolation à me dire?... J'ai une fièvre ardente... On me donne du quinine..... Cela ne me fera rien!... Rappelez-moi et je serai guéri! Je ferme les yeux et je me figure être près de vous!—Je suis bien heureux alors, mais ce n'est qu'un éclair de bonheur qui s'évanouit aussi vite qu'il est venu. Qu'ai-je fait pour être aimé de vous? Rien, absolument rien, car je ne puis compter pour quelque chose la folle passion que j'ai pour vous, passion qui, je le sens bien, fera le malheur de ma vie, et ne finira qu'avec elle... Cette lettre va vous ennuyer... Elle contient ce qu'elles contiennent toutes, l'expression de mon amour!..... Les vôtres aussi sont les mêmes!... Toujours la froideur, l'indifférence!... Pourquoi ne me mentez-vous pas; il est si doux d'être trompé!... On croit si facilement quand on est malheureux! Il me semble que quand on est aimé comme je vous aime, on devrait au moins un peu de pitié à celui qu'on fait tant souffrir! J'ai lu mieux que vous dans votre cœur!... Vous croyez haïr cet homme... vous l'aimez plus que jamais!
»Je reçois une lettre de vous...—Vous me rendez une liberté qui m'est odieuse, et vous m'ôtez tout espoir de rapprochement!... Ah! ne craignez rien, je ne vous ferai aucun reproche. D'ailleurs, je n'en ai pas le droit, et mon amour pour vous est trop grand pour que je ne baise pas encore la main qui me frappe. Vous pouvez briser mon cœur, mais vous ne tuerez jamais mon amour!... Je vais à Spa... J'ai besoin de me distraire... les émotions du jeu me donneront peut-être un moment d'oubli! Un mot de vous, un signe! et je serai à vos pieds!...—Je vous attendrai toujours...
»RICHARD.»
Cette lettre était trop bonne. Pauvre Richard! je me reprochais d'avoir fait son malheur..... mais il était jeune, et, j'espérais, l'absence le ferait oublier.
En même temps que les Martyrs du Carnaval, on répétait, aux Folies, une pièce appelée Blanche et Blanchette.—Dans le rôle d'amoureux, débutait un jeune homme brun, mince, joli garçon, quoique d'une grande pâleur. Il s'appelait Alexis Didier. D'abord je n'y pris pas garde, mais on contait des histoires si extraordinaires sur son compte, que je le regardai plus souvent. Je cherchais les occasions de lui parler, de l'écouter!... je ne croyais pas au magnétisme, et je riais au nez des conteurs.
Didier est ce même somnambule que M. Dumas a étudié si longtemps... Il y avait des séances chez lui... tout le monde y était allé, et en était sorti convaincu de sa lucidité!... On m'avait offert de m'y conduire: j'avais refusé, parce que je n'avais aucune confiance. On me dénonça à Didier comme une incrédule incorruptible. Il venait à moi, nous causions souvent ensemble... Quand sa causerie dépassait dix minutes, je me sentais fatiguée, engourdie!... Quand il me prenait la main, il me fallait un effort pour la retirer.
—Laissez-moi donc, Didier, on va dire que vous me faites la cour!... Il me répondait sans ôter ses yeux de dessus les miens:
—Laissez-les dire!
—Mais non, je ne peux pas!... et je me sauvais, pas pour longtemps. Quand j'avais fait quelques tours, je revenais à lui... il se mettait à rire et disait:—Vous voyez bien que c'est vous qui me cherchez!...—Je répondais oui, et je ne bougeais pas de place. Je trouvais cela stupide; je me promettais, le lendemain, aussitôt ma pièce répétée, de quitter le théâtre, car tout le monde riait de moi!... Bien sûr, on devait me croire amoureuse de Didier; pourtant je n'y songeais pas.
Quand on jouait les deux pièces, la mienne passait en premier; il n'arrivait donc qu'après moi au théâtre. Je disais aux personnes qui étaient dans ma loge:—Tiens! voilà Didier qui arrive!
—Non, me répondait-on, sa loge est fermée!
—Je vous dis qu'il arrive, je l'entends bien... Et en effet, il était au foyer ou sur la scène.
Un soir, au théâtre, je reçus un mot; il était de Richard.
«Il faut, me disait-il, que je vous voie demain... Venez chez moi, ou je vais chez vous!»
Son retour m'était on ne peut plus désagréable, mais je ne pouvais m'exposer à le laisser venir chez moi. J'allai le trouver.
Il était changé... il paraissait fatigué... il me fit asseoir et me dit:
—Je suis revenu, quoique vous ne m'ayez pas rappelé, ce à quoi vous ne pensiez guère!... mais je ne puis vivre sans vous! Écoutez-moi bien, Céleste, vous allez voir jusqu'à quel point cet amour tient à ma vie! J'ai bien réfléchi, voilà ce que je vous offre: un avenir heureux, honnête, qui vous aidera à oublier un passé dont je ne vous parlerai jamais! Je vous donnerai quarante mille francs!... nous partirons de suite en Angleterre, où je vous épouserai facilement, car je suis Anglais et n'ai pas de parents!... Écoutez-moi jusqu'à la fin... vous n'avez pas le droit de me refuser, car vous avez fait le mal, vous devez le réparer, fût-ce même par un sacrifice. Ce n'est pas moi qui suis allé vous chercher, c'est vous qui êtes venue à moi!... Je ne vous regardais pas, vous m'avez fait tourner la tête de votre côté... c'est un jeu qui m'a coûté cher, qui me coûtera la vie si vous me refusez.
Je ne savais que répondre.—Ce qu'il me disait était vrai... je cachai ma figure dans mes mains pour pleurer...
—Je ne puis accepter ce que vous m'offrez!... c'est de la folie, vous n'y avez pas réfléchi!...
—Pardon, me dit-il, si bien et si longtemps, qu'il me faut votre réponse de suite.
—Mais c'est impossible!...
Il se leva comme un fou... j'eus peur, je l'attirai près de moi et lui dis:
—Voyons, mon ami, soyez raisonnable!... J'étais si loin de m'attendre à ce que vous me dites, que j'en suis étourdie... donnez-moi le temps de me remettre... Et puis, êtes-vous sûr que cela puisse s'accomplir à Londres?... Allez-y deux ou trois jours, vous reviendrez me chercher quand je vous aurai écrit.
—Vous me trompez, Céleste, vous ne m'écrirez pas!
—Je vous jure que je vous écrirai.
—Je vous crois, et je pars ce soir.
Il était heureux... moi je revins triste. Je lui écrivis, mais pour le faire renoncer à cette folle idée.
A quelques jours de là, je déjeunais chez Robert, rue Royale, avec un de ses amis. Au milieu du repas, il me chercha querelle comme à l'ordinaire... cela commença pour un rien, et, comme à l'ordinaire encore, cela finit par un violent orage.
—Une fois pour toutes, lui dis-je, que me reprochez-vous?
—Ce que je vous reproche, c'est d'avoir empoisonné mon cœur d'un amour qui rougit d'avoir pour idole Mogador!—Je vous hais parce que... je vous hais, enfin, parce que je vous aime.
Il passa dans sa chambre et me laissa avec son ami, qui me dit:
—Mais il est fou!
—Oui, et d'une méchante folie. Il vaudrait mieux se quitter que de vivre comme cela.—Voilà pourtant ce que j'ai refusé pour lui... Et je lui contai ce que Richard m'avait offert.
—Si c'est vrai, me dit-il d'un air de doute, vous avez eu bien tort de refuser, dans votre intérêt et dans celui de Robert, car il se ruine! Il faut absolument qu'il se marie.
—Vous savez bien qu'il a essayé cent fois et que cela a toujours manqué...
—Parce qu'il vous savait là, et qu'il n'y a jamais pensé sérieusement. Il ne pouvait manquer de réussir s'il l'eût désiré, avec son nom, son esprit et sa fortune. Si vous étiez partie, mariée, et qu'il n'eût plus d'espoir, vous verriez qu'il en finirait.
Robert rentra, il regrettait sa mauvaise humeur et faisait son possible pour me la faire oublier; mais quand mes yeux étaient mouillés de larmes, ces larmes séchaient lentement.
Je reçus une lettre de Richard. Malgré ce que je lui avais écrit, il me répétait les mêmes offres, en me suppliant d'accepter.
Cette proposition était trop sérieuse pour y répondre sans réfléchir, car il ne s'agissait pas seulement de mon bonheur, mais encore du sien!
Le théâtre m'ennuyait!... Il faut, pour être acteur, une vie régulière.—Il est difficile d'être gaie en scène, de chanter, de danser, de faire rire les autres, quand le cœur est triste.
Didier continuait, pour convaincre mon incrédulité, à exercer sur moi une influence magnétique qui me fatiguait!... Quelquefois je me fâchais; il me disait en riant: Commencez-vous à croire?—Je répondais: Non! pour ne pas céder; car je ne pouvais me dissimuler qu'il se passait en moi quelque chose d'extraordinaire. Il augmenta, par je ne sais quels moyens, son influence. Je le suivais pas à pas dans le théâtre... je savais presque toujours où il était, sans le voir. Cela m'inquiétait, m'irritait. Bien que cela ne fût qu'une plaisanterie, je commençais à trouver qu'elle durait trop longtemps.
Un jour que Robert avait Montji à dîner, il me querella encore. Je n'avais jamais été patiente... Ce jour-là, moins que les autres, j'étais disposée à l'être. La scène devint si terrible, que mon secret m'échappa.
—Après tout, mon cher ami, croyez-vous que j'aie besoin de vous? Croyez-vous qu'en sortant, derrière le seuil de votre porte, je ne trouverai pas un ami qui me tendra la main? Mais... je n'aurais pas d'asile, je ne saurais où manger, que je ne resterais pas avec vous, si vous devez continuer à me traiter de la sorte! Si vous ne m'aimez plus, ou si vous êtes furieux de trop m'aimer, je n'en suis pas cause, et vous n'avez pas le droit de me rendre la vie dure comme vous le faites!—Pourquoi, quand vous m'avez renvoyée, venez-vous me rechercher?... Votre caractère est une raquette, mon bonheur est le volant... je ne veux plus vivre comme cela. Écoutez ce que je vais vous dire: je dois écrire demain le parti que j'ai pris; votre réponse va dicter la mienne! je vous aime encore: la preuve, c'est que je suis ici!... On m'a offert de m'épouser et de me donner quarante mille francs de suite, si je voulais vous quitter. J'aurais voulu ne jamais vous le dire, mais, avant de prendre une résolution, je veux que vous me donniez votre parole d'honneur de ne plus me traiter comme vous le faites depuis quelque temps. Cette vie est un enfer! mieux vaut nous quitter pour toujours...
—Bravo! dit-il en riant aux éclats, la comédie est bien jouée, la scène de chantage bien inventée; mais, ma chère enfant, je ne suis pas votre dupe. Qui donc vous donne d'aussi bonnes leçons?
Ah! on veut vous épouser... On vous offre de l'argent pour me quitter, et vous venez me le dire pour que je vous garde au même prix!... Eh bien! voilà ma réponse: Si ce que vous dites est vrai, je vous engage à accepter. D'abord mon intention n'est pas de vous garder longtemps, et puis, quand même, je ne vous saurais aucun gré d'un sacrifice auquel je ne crois pas!...
Etre soupçonnée d'un pareil stratagème me parut plus odieux que tout le reste...
Je sortis exaspérée, jurant de ne plus le revoir, et bien décidée à partir. J'allai au théâtre, je suppliai M. Mouriez de me donner la permission de m'absenter quelque temps. Il me l'accorda.
Je rentrai chez moi.
On me remit cette lettre de Robert.
«Quand on aime une femme indigne de soi et qu'on se sent trop faible pour la quitter, on se fait sourd et aveugle, c'est ce que j'aurais dû faire. On ne crée pas ce que Dieu lui-même serait impuissant à recréer. Le cœur d'une fille comme vous ressemble à une hôtellerie mal famée. Le passant honnête, qui s'y aventure par hasard, attire sur lui toutes les railleries des hôtes ordinaires. Quand un bon sentiment nous vient au cœur, les mauvaises passions, maîtresses du logis, l'en chassent bien vite. Vous dites que je ne vous ai pas aimée, mais l'amour que j'ai eu pour vous est ma seule excuse; si je ne vous avais pas aimée, je serais le dernier des misérables. Votre semblant d'amour, à vous, a commencé par une caresse et finit par un chiffre. Je ne suis pas assez riche. Vous êtes libre.
»ROBERT.»
Je prenais la plume pour écrire à Richard. Ma femme de chambre l'annonça. L'impatience l'avait ramené.
Je poussai un cri de joie. Il me demanda ma réponse,—je lui dis: Quand partons-nous?...
—Demain soir, si vous voulez.—Il vous faut le consentement de votre mère, et je désire que vous placiez cet argent avant notre départ.—Il posa sur ma toilette un portefeuille que je lui rendis.
—Non: je ne veux pas de cet argent; plus tard, nous verrons.
—Je veux que vous le placiez avant de quitter Paris... Ce n'est pas une grande fortune, mais cela vous aidera à élever votre petite fille! Quoi qu'il arrive, ces quarante mille francs sont à vous.
J'étais confuse de tant de générosité! J'allais peut-être refuser encore, quand je songeai à ces paroles de Robert: Si c'était vrai, vous ne me le diriez pas! Je pris le portefeuille, et le montrant dans ma pensée à Robert, je lui disais: Vous voyez bien que je ne mentais pas.
Tout fut prêt le lendemain soir; le consentement donné, l'argent placé. Nous partîmes. Je recommandai de m'envoyer mes lettres poste restante.
Je faillis me trouver mal quand le chemin de fer m'emporta. Je cherchai vainement à entourer de mes pensées celui qui faisait tout pour moi, celui qui allait me donner son nom. Mon cœur rebelle saignait en pensant qu'il s'éloignait de Robert. Je me faisais honte à moi-même. Ma volonté était impuissante; je pouvais diriger mon corps, non mon amour.
Richard me demanda si j'étais heureuse... je ne répondis rien pour ne pas mentir.
Une fois embarquée, j'eus plus de liberté; je pus pleurer. Nous eûmes une très-mauvaise traversée.
Richard était presque sans connaissance, tant il souffrait! Deux personnes, sur peut-être trois cents, tinrent tête à l'orage et restèrent debout. Je m'étais appuyée à une espèce de mât. Les bras croisés, je regardais les vagues furieuses, qui me semblaient courir après notre embarcation pour l'engloutir.
Je les attendais; j'étais prête à me laisser emporter par elles.
Quand le jour parut, j'appris que nous avions couru un véritable danger... Nous nous étions perdus. Les voyageurs n'avaient pas figure humaine... Un surtout, M. Eugène Crémieux, marchand de chevaux, que je reconnus pour être un des fournisseurs de Robert, était effrayant sous l'influence du mal de mer. J'avais remarqué, sur l'avant du bâtiment, un grand monsieur qui, pendant la bourrasque, n'avait cessé de fumer son cigare. Je demandai son nom à Richard qui venait de le saluer.
—C'est le prince de Syracuse.
—Eh bien! dis-je, il a le pied marin.
Arrivés à Londres, nous louâmes un grand appartement.
Dès ma première promenade, je pris cette ville en horreur. Le brouillard interceptait le jour, et ne s'ouvrait que pour laisser passer une neige noire qui tachait mon chapeau blanc et me mouchetait la figure. Je rentrai furieuse. Je voulus me laver avec de l'eau et du savon; j'avais l'air d'un ramoneur. Cela s'était étendu. La maîtresse de la maison, qui était très-aimable et qui parlait français, me dit:—Madame ne connaît pas Londres... Il ne faut pas sortir avec des couleurs claires dans cette saison, et toujours avoir le soin de mettre un voile de gaze verte. Je la remerciai, me promettant de ne pas suivre son conseil. Je n'avais pas assez de courage pour m'habiller à l'anglaise.
Je venais de trouver le moyen de détacher ma figure avec du coldcream. Je ne sortis plus qu'en voiture. Je visitai tous les monuments. Une chose m'étonna: il fallait payer à toutes les portes pour entrer et pour sortir, donner je ne sais combien de shellings pour voir quelques bijoux dans une cage de verre. Je me disais que si les Français étaient comme cela, les étrangers ne seraient pas assez riches pour tout voir. Je trouvais cette rançon de mauvais goût. Ayant plus beau dans mon pays, je ne visitai plus rien; j'étais triste, je m'ennuyais. —Richard ne savait qu'inventer pour me distraire; il m'achetait tout ce que j'avais regardé.
Le salon de notre appartement devint un magasin de robes, de dentelles, de bijouteries.
Il avait tout disposé pour notre mariage. Le moment approchait, non sans me faire grand'peur, car je doutais de moi, de ma résolution. Ce fut bien pis après avoir été à la poste, où je trouvai une lettre de Robert. Il avait gagné ma femme de chambre, et malgré ma défense, elle lui avait dit où j'étais et comment il pourrait m'écrire. Je cachai cette lettre, car Richard m'attendait et je n'osais la lire devant lui. Enfin il sortit; je brisai le cachet avec un battement de cœur... Voici ce qu'il m'écrivait:
«Si vous recevez encore une lettre de moi, ne croyez pas que j'espère un rapprochement entre nous. Vous m'avez vu assez faible, c'est que j'espérais; mais aujourd'hui, à quoi puis-je croire? Je croyais, avant le jour où vous m'avez manqué; depuis, je n'ai plus cru à rien. Vous êtes restée dans le vrai, le plaisir, le nouveau, le profit et une garantie pour l'avenir. Moi qui ne vivais que par le cœur et l'imagination... j'ai cherché à rompre... Je m'étais fait un faux courage... Vous m'avez abandonné, tout m'a manqué. Il y a aujourd'hui une barrière que je ne franchirai jamais. Avec vous, Céleste, je n'ai eu que souffrance! j'ai souffert pour le passé, j'ai souffert pour le présent, je souffrirai toute ma vie. Si vous épousez cet homme, c'est une grande folie!... Une fois le caprice passé, il n'y aura plus pour vous que reproche et amertume. La tête est tout chez lui, le cœur n'y est pour rien. Si mes conseils peuvent être de quelque poids dans votre conduite, je serai heureux de vous rendre en bonheur tout ce que je souffre depuis votre départ auquel je n'ai pas cru jusqu'à ce que j'en aie eu la preuve matérielle. Je cherche partout une distraction que je ne trouve nulle part; je n'ai pas le courage de la chercher jusqu'au bout. La femme n'existe pour moi qu'en vous... J'ai lutté contre l'impossible... pourquoi vous en voudrais-je?... N'ai-je pas eu de vous tout ce qu'on pouvait en avoir? Cet homme sera-t-il plus heureux de vos caresses que je ne l'ai été? En aura-t-il de plus tendres? Cela n'est pas possible!... Une fois son imagination assouvie, que lui restera-t-il?... Rien!—Je serai vengé de lui, car il ne souffrira pas plus que je ne souffre.
»Vous m'avez reproché des lettres et des paroles inspirées par la colère; elles vous ont froissée parce que vous n'avez pas su y trouver tout ce qu'elles contenaient de passion et de désespoir. La femme qui aime n'a d'autre moyen de prouver son amour que par son dévouement, son abnégation; elle voudrait être la dernière du monde entier, pour devoir tout à celui qu'elle aime et en être fière. Vous avez été ainsi quand vous m'aimiez.... quand vous ne m'avez plus aimé, je vous ai humiliée, cela devait être.
»Pardonnez-moi de venir vous troubler au milieu de vos joies et de vos plaisirs. Si ma lettre vous ramène à quelque sentiment triste, vous trouverez immédiatement une consolation dans le baiser que vous donnerez ou dans celui que vous recevrez.
»Adieu.
»ROBERT.»
Après cette lecture, je pleurai; pourtant j'étais heureuse; sa lettre me prouvait qu'il m'aimait encore.
Richard rentra.... Je faillis perdre la tête, car je venais de faire un projet de départ. Je ne pensais plus à lui.
Les formalités à remplir pour notre mariage étaient finies; le temps à attendre par des dispenses acheté.
Richard me dit: —Allons, Céleste, c'est aujourd'hui que vous serez ma femme, c'est la plus grande preuve d'amour que je puisse vous donner. Rendez-moi heureux, et c'est moi qui vous serai reconnaissant.
Il m'avait commandé à Londres une toilette complète.... je m'habillai machinalement... je n'osais rien dire... je ne voulais pas me marier, et je ne savais comment lui faire comprendre que nous allions tous deux à notre perte.
J'avais une robe de brocart gris-perle, un châle de dentelle noire, un chapeau blanc.
—Cette toilette est de demi-deuil, lui dis-je, c'est horriblement triste!
Il mit sur mon chapeau un magnifique voile qui avait été fait pour la reine et qu'il avait acheté la veille.
Je me laissai conduire....., mais quand la voiture s'arrêta, la pensée, la vie me revinrent.
—Non, non, dis-je au cocher, n'arrêtez pas, marchez!... Richard, dites-lui de dépasser cette porte, il faut que je vous parle.
Je m'enfonçai dans la voiture, et me tins au coussin comme si l'on eût voulu m'en faire descendre par la force.
Il donna ordre de retourner à l'hôtel. Il ne me dit pas un mot pendant la route... je n'osais lever les yeux sur lui. Rendus à notre appartement, il me montra un fauteuil, prit une chaise et me dit:
—Voyons, Céleste, qu'avez-vous à me dire?
Il me disait cela si doucement, il me regardait d'un air si bon, que je ne sus que répondre... mon voile moitié baissé cachait ma rougeur... je tremblais, mes dents claquaient.
—Dites-moi ce qui vous est arrivé?—vous ne répondez pas!... je vais vous le dire. Vous venez d'avoir peur de ce que vous alliez me promettre... Vous ne m'aimez pas, vous n'avez pas le courage de me donner votre vie tout entière. Il n'y aurait pas dans ce refus de quoi vous en vouloir, c'est de l'honnêteté... une autre aurait pris mon nom et l'aurait traîné dans la boue. Je vous l'offrais avec confiance dans l'avenir, vous ne voulez pas, vous ne m'aimez pas, vous ne m'aimerez jamais; je tuerai mon amour ou il me tuera!
Il cacha sa figure dans ses mains pour pleurer. Je me jetai à ses genoux, je lui demandai pardon du mal que je lui faisais.—Tenez, Richard, n'ayez que du mépris pour moi, je suis indigne d'un amour comme le vôtre... chassez-moi, je suis une misérable... mais je souffre!... ce n'est pas ma faute... ayez pitié de moi, ne m'accablez pas de vos reproches, je ne pourrais pas les supporter! Oh! j'étouffe! ma vue se trouble... je me sens mourir.
Quand je revins à moi, j'étais dans un fauteuil... on m'avait déshabillée... la maîtresse de la maison me mettait une robe de chambre... j'allais demander ce qui s'était passé... Richard me fit signe de me taire.
Quand nous fûmes seuls, il me prit la main et me dit:—L'air de Londres vous fait mal, Céleste, nous partirons demain. Il resta quelque temps sans me parler, puis, me regardant avec colère, il reprit:—Comme vous l'aimez, cet homme!
Le reste du temps se passa dans le silence. Nous partîmes le lendemain avec des émotions bien différentes au cœur.
Arrivé à Paris, il descendit dans un hôtel, cité Bergère, car il avait fait vendre son appartement pendant notre absence.
Robert sut bien vite mon retour... il m'écrivit plusieurs lettres que je laissai sans réponse. Je ne m'appartenais pas... la reconnaissance me faisait un devoir de rester auprès de Richard... je ne voulais pas sortir avec lui, pour éviter une rencontre qui, je le savais, aurait eu des suites terribles.
Je reçus une nouvelle lettre de Robert.
«Je te pardonne tout le mal que tu me fais. Quoi!... quand je te dis que je t'aime, que je souffre, tu ne trouves pas dans ton cœur l'écho d'un souvenir! C'est mal, Céleste, d'être ingrate. Tu ne m'as pas pardonné un moment de vivacité, tu m'as reproché de ne plus t'aimer... peux-tu être injuste à ce point... Le jour où tu ne m'as plus aimé, tu as eu assez de pitié pour moi pour me le cacher, pour me mentir jusqu'au jour où tu as cru m'avoir assez payé l'amour que j'avais pour toi. Merci, mon enfant... pourquoi n'avoir pas fait durer mon rêve quelques heures de plus? Il était si doux pour moi; si tu savais pourtant comme, dans un baiser, je te donnais d'amour, de tendresse, de passion! comme ces baisers venaient de loin, du fond de mon cœur! Que n'ont-ils versé sur le tien un peu de ce feu qui me brûle? Oh! tu ne m'aimes plus aujourd'hui, tu ne me comprends pas... c'est donc fini, je ne te verrai plus... je vais partir, aller bien loin!... Pourquoi montrer mes larmes? On en rit, et tout cela te ferait pitié, voilà tout. Oh! reviens à moi, je te demande pardon de tout ce qui a pu t'offenser, je ne le pensais pas. Viens me voir au moins pour me dire adieu, je ne t'ai jamais fait de mal. Ne m'abandonne pas ainsi, je t'aime... reviens, et tu auras plus que tu n'as pu rêver! Je ne puis vivre sans toi... Viens, viens, c'est mon cœur qui t'appelle. Je suis malade dans mon lit... Refuseriez-vous un peu de pitié à un homme dont le seul crime est de vous avoir trop aimée... le laisseriez-vous mourir sans un mot de consolation!... Non, je connais votre cœur, vous viendrez, je vous attends!...»
Le lendemain, il y avait des courses au Champ-de-Mars... Je fis atteler ma calèche pour y aller. En descendant, je trouvai des roses plein ma voiture... Je pensais que c'était une galanterie de Richard et je partis en emportant un petit mot que je voulais mettre moi-même chez Robert, et où je lui disais:
«Vous m'aimez aujourd'hui, parce que je suis à un autre; s'il n'était plus là, vous ne vous baisseriez pas pour me ramasser à terre. Je vous ai bien prévenu! Avant de prendre un parti, mon cœur a crié! Vous savez bien que je vous aime, et vous m'avez plaisantée, raillée. Je suis partie... Vous m'avez écrit des injures... j'ai tout supporté, sans vous faire un reproche!... j'avais le cœur gros. Je vous quitte, je vais aux courses. Il faut bien que je jouisse de mon luxe, de mes succès! J'ai fait le malheur de trois personnes; on va m'admirer... je suis à la hauteur de ces femmes que je méprisais. Des chevaux, des voitures, avec cela, on n'a plus besoin de son cœur... la vie est un pont qui traverse l'âme. Au commencement, il y a l'amour; à l'autre bout, l'ambition, l'orgueil.
»J'ai commencé avec vous par le premier; vous m'avez poussée, je suis sortie par l'autre. C'est votre ouvrage. Tous les reproches que vous me faites, je les jette sur vous... mon cœur n'est-il pas une hôtellerie mal famée!... Je vous en chasse pour vous éviter d'être en si mauvaise compagnie.
»CÉLESTE.»
Je donnai cette lettre à un commissionnaire... Je doutais trop de mon courage pour la remettre moi-même.