Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3
Arrivée à Paris, je fus fort embarrassée. Cependant j'avais bien quelques bijoux que Robert m'avait donnés; mais m'en séparer me paraissait impossible. La république n'enrichissait personne; mes amis et amies me ressemblaient.
Je me trouvai à dîner avec Lagie et Frisette.
—Venez jouer, me dirent-elles; il y a maintenant beaucoup de maisons de jeu. Nous allons à la roulette tous les soirs; il y en a plusieurs; la mieux tenue est rue de l'Arcade.
—Mais, dis-je à Lagie, il doit y avoir du danger; la police n'autorise pas les maisons de jeu.
—Non, mais il n'y a rien à craindre; on ne reçoit pas tout le monde; on prend des précautions. Venez, nous vous présenterons.
J'avais cent francs pour toute fortune et beaucoup d'ennui; je me décidai, malgré ma peur de la police.
Arrivée rue de l'Arcade, notre voiture s'arrêta devant une grande et belle maison. Tout était si calme que je crus que Lagie se trompait; je lui dis:
—Il n'est pas possible qu'il y ait un tripot ici.
—Venez, venez, me dit-elle en me tirant par ma robe; mais ne parlez pas si haut.
Nous montâmes un escalier peint en rouge, éclairé à distance par des quinquets. Je m'arrêtai, essoufflée, en demandant si cet enfer était allé se loger au ciel.
—Le plus près possible, me dit Lagie.
Nous étions arrivées au cinquième. Elle sonna. Un timbre résonna trois fois. Un domestique vint ouvrir. Sa livrée était voyante. Cela pouvait éblouir quelques provinciaux, mais cela me fit rire; c'était la charge de ces domestiques bien tenus que j'avais vus chez Robert.
De l'antichambre on entrait dans un salon. Nous fûmes reçues par une femme d'une trentaine d'années, qui avait dû être fort jolie, et qui l'aurait été encore, si sa figure pâle, maigre, n'avait été entourée d'une forêt de cheveux noirs frisés en longues boucles, qui lui donnaient l'air sauvage; tantôt elle ressemblait au diable, tantôt à un revenant. Elle nous offrit des siéges près de la cheminée, et s'adressant à moi, elle me dit:
—Vous n'êtes pas encore venue ici, mademoiselle; il me semble que je n'ai jamais eu le plaisir de vous voir.
—Non, madame, c'est la première fois.
—Ah! êtes-vous heureuse à la rouge et noire?
—Je ne sais pas, madame; je gagne rarement aux cartes.
—J'espère que vous serez plus heureuse ici.
Elle se leva et fut causer avec d'autres personnes.
—Qui donc est cette femme qui me souhaite de gagner?
—C'est la maîtresse de la maison; elle en dit autant à tout le monde; vous comprenez qu'elle n'en pense pas un mot.—Quand je dis que c'est la maîtresse de la maison, je veux dire que le loyer est à son nom; l'homme qui tient la banque est une espèce de bête amphibie; on ne sait pas d'où il vient, de quel pays il est. Il parle plusieurs langues, il a beaucoup d'argent. Comme il ne veut pas être arrêté, il met la maison sous le nom de cette femme; si la police venait, c'est elle qu'on emmènerait.
«Il faut que l'appât de l'or soit bien puissant, me dis-je à moi-même, pour que cette femme se résigne à être prise, condamnée peut-être à un an de prison.» Je la regardai et je cherchai sur elle le goût du luxe, qui la poussait à sa perte; sa mise était simple, sa robe de soie noire avait été refaite plusieurs fois, tout en elle avait l'air malheureux; je ne comprenais pas. Chaque fois que le timbre sonnait, elle faisait un bond sur sa chaise: ses yeux se fixaient avec inquiétude sur la porte. Quand la personne était entrée, elle achevait la parole ou le sourire arrêté par la peur.
—Pourquoi ne commençons-nous pas? dit un grand jeune homme.
—Le banquier n'est pas arrivé, répondit la maîtresse de la maison, qui regardait l'heure; il ne peut tarder, onze heures vont sonner.
—T'es pressé de perdre ton argent, Brésival? dit une grosse fille à l'air commun, qu'on appelait la Pouron... Et elle se rapprocha familièrement du jeune homme.
Il avait l'air distingué; sa figure était jolie, mais fort pâle. Il la repoussa doucement; il paraissait attendre avec impatience.
Je fus près de Lagie, et lui demandai quel était ce monsieur, qu'on venait d'appeler Brésival.
—Ah! vous le trouvez bien, n'est-ce pas? me dit Lagie en me regardant. Il ne s'occupe guère de femmes, il aime trop le jeu pour cela; il est marié, il a des enfants qui sont gentils à croquer, il finira par jouer leur layette. Il passe toutes les nuits et perd toujours. Il se met dans des fureurs atroces après tout le monde; il a des attaques de nerfs. Vous le verrez, s'il perd demain matin.
Quelques instants après, un monsieur parut. Son arrivée fut accueillie par un: Oh!... général.
—Enfin! ce n'est pas malheureux! nous allions partir; vous êtes en retard.
—Oui, dit celui qui venait d'entrer avec une clef, je viens d'une soirée. Je vous annonce pour cette nuit de nouveaux pontes, et des bons.
—Tant mieux! tant mieux!
Le nouveau venu pouvait avoir quarante ans; il était en habit noir et en cravate blanche; son teint était basané, ses cheveux bruns. Il avait un peu le type italien. Il parla à la maîtresse de la maison pour lui donner des ordres, lui faire des reproches. Il m'aperçut et me regarda assez longtemps, ce qui me gênait beaucoup.
Le domestique ouvrit une porte à deux battants, et je vis une grande salle bien éclairée, une table longue, garnie d'un tapis vert, une roulette au milieu, des siéges autour. Tout le monde entra. Je restai près du feu dans la première pièce.
—Vous n'allez pas jouer? me dit la maîtresse de la maison, qui était restée sans doute pour recevoir.
—Non, lui dis-je; je n'ai aucune habitude du jeu, et je crains de ne pas être de force à défendre mon argent. Et puis, je ne suis pas très-rassurée. Est-ce que vous n'avez pas peur, vous?
—Oh! si, me dit-elle; mais je ne puis pas le laisser voir; pourtant, je cours un grand danger.
—Vous gagnez donc beaucoup d'argent?
—Moi! me dit-elle en riant tristement, on me donne à manger à regret.
—Vous aimez donc bien cet homme qui vient d'entrer, car c'est pour lui que vous tenez cette maison?
—Moi! l'aimer! dit-elle en se penchant vers moi; je le déteste, je le méprise, mais j'en ai peur.
On sonna, cela arrêta la conversation. J'aurais pourtant bien voulu en savoir plus long sur ces deux étranges personnages. On vint fumer dans le salon où j'étais; impossible de causer, je me levai pour aller au jeu. La maîtresse de la maison, qu'on venait d'appeler la Pépine, passa près de moi et me dit doucement:
—Vous ne savez pas jouer? Mettez sur la main de ce vieux monsieur décoré, qui est là-bas; il a du bonheur au jeu.
Elle passa, et fut offrir des gâteaux et des rafraîchissements aux joueurs; elle s'arrêta à la personne dont elle m'avait parlé, et me regarda comme pour me dire: «C'est lui.»
Je tirai un louis de ma bourse et le mis sur la rouge près de son argent; le banquier criait:
—Faites vos jeux, messieurs, faites vos jeux! rien ne va plus!
Il tournait une machine que tout le monde regardait avec beaucoup d'émotion. Moi, je regardais avec curiosité, je n'avais jamais vu cela.
—Perd la noire, gagne la rouge! criait le banquier qui, à l'aide de son petit râteau, ramassait l'argent très-vite et redisait: «Faites vos jeux, messieurs! Rouge ou noire!»
—Vous jouez donc? me dit Lagie, si haut que tout le monde me regarda.
—Oui, mais je ne jouerai pas longtemps, je n'ai que cinq louis.
—Et dix que vous venez de gagner, ça fait quinze, dit le monsieur décoré. Vous avez passé deux fois, et tenez, c'est encore rouge qui sort. Vous avez vingt louis: les laissez-vous?
J'avoue que j'avais joliment envie de les ôter; mais on m'appela poltronne, je les laissai. J'étais secouée par une forte émotion; le jeu se faisait lentement; j'avais bien envie de m'en aller. Enfin on cria:
—Rien ne va plus!
Je tournai la tête pour ne pas voir. Mes pauvres vingt louis s'engloutirent sous la noire. Je rencontrai les yeux de Pépine; elle me fit un petit sourire et laissa retomber la portière de laine rouge.
Elle venait de m'apparaître comme une vision, comme le diable. En effet, que pouvait-on voir dans une pareille maison? Était-il permis d'avoir une autre idée que celle de l'enfer? Eh bien! c'est affreux à dire, mais j'invoquai Satan pour qu'il me fît regagner mes quarante louis, et quand on cria: «Perd la noire, gagne la rouge!» je fis un bond qui faillit renverser deux personnes. On commençait à me regarder comme une grande joueuse; le banquier me fit un sourire qu'il voulait rendre charmant, quoique ce fût une grimace, car je faisais sonner son argent.
Je passai dans l'autre salon pour compter mon gain.
—Rentrez, me dit la Pépine à demi-voix, jouez toujours, mais risquez peu...
Je rentrai au jeu.
—Est-ce que vous faites charlemagne? me dit Lagie.
—Moi! mais non. Les émotions m'altèrent; je viens de boire un verre d'eau.
Je pris un siége et je m'assis à table, ce que je n'avais pas encore fait. Mlle Pouron me félicita sur ma veine, car je continuai à gagner. J'avais à peu près deux mille francs devant moi, en or, ce qui était fort rare à ce moment-là. On payait alors un louis dix sous de change. J'étais si contente que je n'avais pas sommeil; les bougies commençaient à s'éteindre; tout le monde était fatigué, défait; le rouge de certaines femmes était tombé; les hommes qui perdaient, et qui jusqu'alors n'avaient rien dit, espérant regagner, ne se contraignaient plus et laissaient voir leur mauvaise humeur. Je n'osais pas m'en aller, quoique j'en eusse grande envie. Les femmes, jalouses de ma veine, me poussaient à jouer gros jeu; je devais les faire mourir de rage ce soir-là, car je gagnai quatre mille francs. Un homme me faisait de la peine: je le voyais chercher dans sa poche, se poser la main sur le front, regarder tout le monde. Plus les joueurs sont malheureux, plus ils aiment le jeu; c'est une fièvre, un délire qui ressemble à de la folie.
Malgré mon peu de sympathie pour les gens qui ne savent pas vaincre une passion, j'eus pitié de lui, car il paraissait souffrir atrocement. Je lui demandai s'il voulait quelques louis de mon argent, que cela le ferait peut-être gagner. Il m'arracha plutôt qu'il ne me prit ce que je lui offrais; il perdit en cinq minutes ce que je venais de lui donner.
Il me regarda de nouveau; j'allais peut-être lui redonner de l'argent, quand la Pépine, qui portait du chocolat, me marcha sur le pied. Je ne regardai plus M. Brésival, qui continua à aimanter des yeux l'or que j'avais devant moi. Tant qu'il jouait et perdait, ce n'était rien; mais quand il n'avait plus de quoi jouer, il se mettait en fureur; c'est ce qui arriva: il frappa à grands coups de poing sur la table, qui ne rendit qu'un bruit sourd, car pour qu'on n'entendit pas le son de l'argent, le bois était couvert de couvertures. Il se jeta sur la roulette, qu'il voulait briser. Toutes les femmes l'entouraient; il cognait, c'est le mot, à tort et à travers, disant qu'on l'avait volé, qu'il voulait son argent. Je m'étais sauvée dans la première pièce, tenant mon argent que je n'avais nullement envie de rendre. D'abord, ce n'est pas à lui que je l'avais gagné.
La Pépine regardait la scène d'un air content. Je lui frappai sur l'épaule, en lui disant:
—Je vous remercie du conseil que vous m'avez donné; je m'en vais.
—Vous êtes contente? tant mieux! Attendez un peu, vous ne pouvez pas partir seule à cette heure; où demeurez-vous?
—Place de la Madeleine, 19. Venez me voir, vous me ferez plaisir.
Je me sauvai en donnant dix francs au domestique qui m'ouvrit, et je ne fus vraiment sûre que mes richesses étaient bien à moi que quand je fus loin de cette maison.
Rentrée chez moi, je comptai ma fortune. Jamais rien ne m'était arrivé si à propos. Je pensais à Robert, que je pourrais revoir sans lui être à charge, aux emplettes que j'allais faire pour retourner auprès de lui. Je m'endormis, après avoir dépensé cent mille francs en projets.
Le lendemain, je passai la journée à courir chez mes marchands, à qui je portai de l'argent. A cette époque, ce n'était pas chose commune; aussi fus-je reçue à bras ouverts. Ceux qui nous servent et qui s'enrichissent de nos faiblesses nous comblent de caresses, de compliments; au fond ils nous méprisent, nous détestent. C'est tout simple, nous les faisons vivre. J'avais pour eux l'affection qu'ils avaient pour moi; je les payais régulièrement, parce que l'idée de devoir m'est insupportable; je me servais d'eux quand j'avais besoin de crédit; je savais qu'ils me vendaient double, mais j'avais envie d'acheter, et je ne disais rien.
A cette époque, quoique très-rapprochée, on n'était pas comme à présent: les actrices et les femmes entretenues n'avaient de crédit que chez quelques marchands exceptionnels. Si j'étais allée à la Ville de Paris acheter une robe et que j'eusse dit: «Envoyez-moi cela, Mademoiselle Céleste, écuyère,» on aurait bien recommandé de ne pas laisser le paquet sans toucher l'argent.
Aujourd'hui, tous les grands magasins, comme la Ville de Paris, la Chaussée d'Antin, les Trois Quartiers, le Siége de Corinthe, envoient à domicile, et s'ils vous remettent vos emplettes en votre absence, ils les laissent et ne vous apportent les factures qu'au bout de six mois, tout en vous vendant le même prix qu'aux autres personnes.
C'est à qui aura notre pratique; tout le monde nous pousse à ces folles dépenses qui ruinent ceux qui nous entourent, et dont tant de gens se partagent les bénéfices sans en avoir la responsabilité.
On emploie toutes les tentations; si je n'avais pas été arrêtée par un sentiment de probité, je devrais avoir aujourd'hui trois cent mille francs de dettes: les marchands de cachemires, de bijoux, de voitures, de meubles ne faisaient des offres de services illimitées.
Je résistais parce que je pensais à l'avenir; je me disais:
«Il faudra toujours payer; mais que de femmes n'ont pas ce courage, et, par entraînement, font du tort et finissent par faire perdre.»
J'allai donc de moi-même porter de l'argent à mes fournisseurs, en 1848!
Je m'achetai quelques robes, du linge, et surtout un nécessaire de voyage garni en argent, dont j'avais grande envie.
Les amis de Robert en avaient: je voulais faire comme les gens comme il faut; je me donnais beaucoup de mal, mais je n'avais de commun avec eux que mon nécessaire.
Pourtant Robert m'aimait; s'il y avait des nuages dans son amour, ces nuages étaient amenés par le contraste de sa gêne réelle avec son apparente fortune. J'étais heureuse de cet amour.
Mes bénéfices au jeu me tournaient la tête; je ne pensais plus qu'à gagner encore, pour avoir beaucoup d'argent quand il reviendrait.