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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3

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XXXII
LE CHOLÉRA.—MA FILLEULE.

Je me levai de bonne heure. J'allai voir Caroline à l'hospice; elle était dans les douleurs, et je reçus des mains du docteur une petite fille, si mignonne, si délicate, que je me dis:

—Elle ne pourra jamais vivre.

Ce fut la pensée du médecin, car il me demanda si j'allais la tenir sur les fonts de baptême.

—Oui, docteur.

—Eh bien! il faut la baptiser de suite.

—Mais je n'ai pas de parrain, et puis, je veux la faire baptiser à l'église du Roule; on pourra bien attendre jusqu'à demain matin.

La fille de salle me dit:

—Mais, madame, il y a ici une chapelle; un garçon sera parrain.

J'étais sur le point d'accepter, malgré ma répugnance. L'idée que cette enfant était née et qu'elle serait baptisée à l'hôpital me rendait triste; pourtant le temps pressait et j'allais dire oui! quand la petite fille se mit à crier et à remuer avec une vigueur dont je la croyais incapable. Il me semblait qu'elle me disait: «J'attendrai bien à demain.» Le père était là; il me demanda de tenir la petite avec un de ses amis qu'il amènerait.

—Je serai ici demain, à dix heures.

M. Richard tint parole; à quatre heures il était chez moi. Je le plaisantai beaucoup sur son changement subit. Je lui demandai s'il s'occupait de politique.

—Vous êtes méchante! Est-ce que vous m'en voulez toujours?

—Moi! je vous assure que je ne vous en veux pas.

—Eh bien! acceptez à dîner demain avec votre amie et mon cousin; c'est le seul moyen de me persuader que vous ne me gardez pas rancune.

—Vous êtes bien aimable; je ne vous garde pas rancune, mais je refuse; j'ai trop à faire, je suis marraine.

—Vous serez libre à six heures, je viendrai vous prendre.

—Non, vous m'enverrez votre cousin; vous irez prendre Victorine.

—Oh! vous voyez, vous n'êtes pas franche, vous gardez une arrière-pensée.

—Non, non, faites comme je dis, ou je n'y vais pas.

—Dès que c'est un ordre, j'obéirai. Adieu.

Le lendemain, à neuf heures, j'étais à l'hospice avec mon petit paquet. J'habillai ma filleule à qui tout était trop grand. Je fus obligée de faire des pinces à son petit bonnet. En entrant à l'église, mon cœur se serra. On célébrait un beau mariage; je pensai à Robert, et deux larmes tombèrent de mes yeux sur le front de la petite fille que je tenais dans mes bras. Je les essuyai. Cette première goutte d'eau tombée sur la tête de ce petit ange avant le baptême était impure. Je montrai la place au prêtre, qui l'essuya avec l'huile sainte.

Quand il me dit que mon devoir était de lui servir de mère si elle devenait orpheline, je le promis; je lui donnai le nom de Solange en souvenir du Berri, le mien pour qu'elle se souvînt de moi. En sortant de l'église, je la serrai sur mon cœur. J'avais envie de me sauver avec elle; il me semblait qu'elle était à moi. Je pensai à sa mère qui l'attendait et je pris le chemin de l'hospice; je la remis à regret dans son berceau. Il fallait s'occuper d'une nourrice; je me chargeai de ce soin. Je ne revins la voir que le surlendemain.

Robert avait bien pris son parti; il n'avait pas cherché à me voir. Je n'avais pas cherché à le rencontrer non plus, mais je souffrais.

Je trouvai Caroline pâle, les yeux hagards; quand elle me vit, elle se dressa et me dit.

—Avez-vous une nourrice?

—Oui, elle viendra demain.

—Oh! madame, ce n'est pas demain qu'il faut qu'elle vienne, mais aujourd'hui. La mortalité est dans cette salle; depuis que vous êtes venue, il est mort cinq femmes et quatre enfants. Voyez, en face, en voilà encore une qui sera morte aujourd'hui. J'ai peur; je vous en supplie, emmenez mon enfant.

Je crus que la fièvre de lait lui montait au cerveau.

—Soyez tranquille, ne vous tourmentez pas, il n'y a pas de danger, demain n'est pas loin.

—Mais regardez donc en face, madame.

Et elle retomba en arrière. Je traversai la salle et, en effet, je vis quelque chose d'affreux; une jeune femme, qui pouvait avoir vingt-deux ans, tenait dans ses bras un petit enfant nouveau-né. Elle cherchait à lui faire prendre le sein, qu'il refusait. Elle était blonde, la peau de sa poitrine était blanche, sa figure était violette; elle souffrait apparemment beaucoup; elle criait, se tordait. Je tournai la tête. J'arrêtai une fille de salle qui faisait son service et je lui demandai ce que cela voulait dire. Elle leva les yeux au ciel sans me répondre.

—Tenez, lui dis-je en lui glissant cinq francs dans la main, ayez bien soin de cette femme qui est là.

—Ah! c'est vous qui êtes la marraine de sa fille? emmenez-la de suite. Si vous pouviez emmener la mère! mais il ne faut pas y compter.

Elle me quitta pour donner des soins à la malade.

—Vous avez vu? me dit Caroline.

—Oui, mais c'est une maladie personnelle.

—Non, madame, non, c'est quelque chose d'extraordinaire: emmenez ma fille, puisque vous me l'avez promis. Aussitôt qu'on pourra me mettre dans une voiture, j'irai chez vous.

—Certainement, mais il ne faut pas vous tourmenter. J'emporte Solange; la voiture des nourrices où je suis allée, rue de la Victoire, ne repart que dans trois jours. Je la garderai chez moi. Vous êtes bien tranquille, n'est-ce pas? Je reviendrai demain vous voir.

Elle me remercia d'un signe, et j'emportai comme une plume cette pauvre petite créature, que bien certainement je sauvai de la mort. Je la donnai à la nourrice, la lui recommandant comme ma propre fille. C'était une femme de Guiscar, bien fraîche. Elle m'avait inspiré de la confiance, et j'étais tranquillisée sur le compte de la petite, qui était pleine de vie; elle n'était pas méchante, je ne l'avais pas entendue pleurer une fois.

J'avais, en attendant Caroline, pris une Allemande qui avait travaillé chez moi à la journée. C'était une ouvrière, mais elle faisait tout par complaisance. Nous étions au 19 mars 1849. Ce jour-là, l'hospice Beaujon était tout en émoi; on déménageait les salles; les femmes en couches, qui se trouvaient au rez-de-chaussée furent montées au second; tout était lavé et d'une propreté irréprochable. Partout, malgré ces précautions, la mort se promenait à pas de géant et faisait une terrible moisson. Depuis l'entrée de Caroline, dix-sept femmes et enfants avaient été enlevés presque subitement. La mortalité était de deux tiers plus forte pour les femmes en couches. La pauvre Caroline, en me voyant, reprenait des couleurs; elle était heureuse. Je lui disais:

—Notre fille va bien; comment vous trouvez-vous?

—Mieux! Ici nous avons plus d'air; voyez-vous, c'est toujours malsain; allez, on a beau faire, je suis sûre qu'il y a la peste.

—N'allez pas vous mettre des idées comme cela en tête pour retarder votre guérison.

Et, pour la rassurer, je fis le tour de la salle en m'arrêtant à chaque lit. Ce que j'avais lu et ce qu'on m'avait dit sur le choléra ressemblait tellement à ce que je voyais, que je demandai l'interne de service et je le priai de me dire franchement ce qu'il savait.

—Eh bien, mademoiselle, si vous tenez à la vie de cette pauvre femme, emmenez-la, quoiqu'il n'y ait pas neuf jours. Nous cachons le plus possible cette affreuse nouvelle; il n'y a plus d'illusion à se faire, c'est le choléra.

—Demain, son mari me l'amènera; faites signer sa pancarte.

Cette nouvelle la fit sauter de joie, car elle avait bien peur, et c'est la moitié du mal. Le lendemain, un fiacre s'arrêtait à ma porte; j'ouvris la fenêtre, je vis Caroline. Elle entra plutôt portée que conduite par son mari. Je reculai épouvantée, tant elle était changée. Ses yeux étaient enfoncés, ses joues creuses, ses lèvres noires; je la fis coucher dans mon lit et envoyai chercher mon médecin, celui de Robert... La petite partait le lendemain. Je la fis changer de chambre. Le docteur la regarda longtemps et me dit:

—Faites partir l'enfant sans qu'elle la voie; il ne faut pas l'approcher de son lit.

On ne peut pas enlever un enfant à sa mère sans qu'elle l'embrasse.

Je cherchais ce que je pourrais faire.

—Adèle, dis-je à mon Allemande, allez me chercher du camphre en poudre.

J'en mis dans les langes de ma petite filleule, dans son bonnet, dans son fichu, et je la donnai à sa mère pour qu'elle lui fît ses adieux.

Elle la prit dans ses bras, la serra contre sa poitrine, et, collant ses lèvres sur sa figure, ne bougea plus.

Je tremblais, car son souffle fiévreux pouvait l'empoisonner en l'enveloppant. Je me penchai sur le lit et la lui retirai.

—Vous allez l'étouffer. C'est à moi aussi, et puis il faut qu'elle parte.

Elle me laissa faire sans résistance. L'enfant partie, je me sentis plus à mon aise.

J'allai coucher chez Victorine.

Mon médecin venait deux fois par jour; il me prit à part le troisième jour et me dit:

—Elle est perdue; puisque son mari reste près d'elle, allez-vous-en chez votre amie, vous vous feriez mal.

—Oh! mon cher docteur, ne vous occupez pas de moi; si je valais quelque chose, il y aurait du danger; mais je ne vaux rien, il n'y a rien à craindre; et puis, s'il y avait une exception pour moi, ce serait un grand service que Dieu me rendrait. Et vous êtes sûr, docteur, qu'il n'y a plus de ressource? Elle a un enfant, appelez toute votre science; faites venir un de vos confrères, mais sauvez-la.

—J'ai fait tout ce que je pouvais faire, il n'y a plus d'espoir.

Je quittai cette pauvre femme, le soir à six heures, pour aller chez Victorine; je rêvai toute la nuit de Caroline: elle allait mieux, elle venait me chercher. A sept heures je me levai.

—Qu'allez-vous faire chez vous? me dit Victorine, vous avez bien le temps.

—Non, il faut que je parte. Voilà deux heures que je m'entends appeler. C'est sans doute une suite naturelle de ma préoccupation, mais cela m'a réveillée.

En montant la rue d'Amsterdam, qui conduisait chez moi, je rencontrai une petite actrice nommée Virginie Mercier, que j'avais connue aux Délassements et qui était au Vaudeville. Après lui avoir demandé de ses nouvelles, je lui dis:

—Oh! vous me voyez bien triste; je rentre chez moi toute tremblante, j'ai peur que la mort n'y soit!... Et je lui contai ma position.

—Voulez-vous que j'aille avec vous?

—Vous me feriez bien plaisir.

Quand j'entrai chez moi, Caroline était raide, ses yeux étaient fermés. L'Allemande me fit signe qu'elle croyait tout fini; mais que depuis deux heures la malade me demandait, en disant:

—Je veux voir madame, allez la chercher! et elle criait très-fort.

Je m'approchai du lit et l'appelai. Son corps fit un mouvement, ses yeux s'ouvrirent à moitié et se tournèrent vers moi.

—A-t-elle demandé un confesseur?

—Non, madame; on lui en a proposé un, elle a pleuré.

—Je lui pris la main et lui dis:

—Caroline, m'entendez-vous?

Elle fit un mouvement qui disait:

—Oui.

—Eh bien, mon enfant, vous me demandiez; que me vouliez-vous?

Elle fit remuer son menton, sans parler, et me montra sa main; les doigts étaient morts. Il y avait grand feu à la cheminée; je demandai des serviettes et les fis chauffer, aidée de Virginie, et lui en mis aux pieds, aux mains, sur le ventre et sur la poitrine. On les changeait toutes les secondes.

Elle fit un mouvement de bien-être, ses yeux ne me quittèrent pas; elle se réchauffa peu à peu, la parole lui revint.

—Ma bonne maîtresse, je vous attendais.

—Eh bien! je suis là, je ne vous quitterai plus; mais je vais vous gronder. Pourquoi n'avez-vous pas voulu recevoir un prêtre? Est-ce que cela vous fait peur?

—Oui.

—Pourquoi? leur parole console et chasse le mauvais esprit. J'en envoie chercher un, entendez-vous? nous prierons ensemble.

Son mari m'avait compris, il était allé à l'église. Elle regarda partout, me fit signe de me baisser, et me dit:

—Vous aurez soin de ma petite fille, n'est-ce pas? Elle n'aura que vous.

—Oui, j'en aurai soin, et vous aussi. Vous irez mieux ce soir. Voilà votre mari.

Elle voulut me faire un signe, je ne compris pas.

Le prêtre lui parla; elle murmura:

—Oui.

Virginie et moi nous nous mîmes à genoux au pied du lit.

Pendant la prière, elle se débattit, son corps roula presque à terre: nous la relevâmes; elle voulut parler, les crampes lui tordaient les membres; elle fit une contorsion épouvantable, se détendit, et retomba la bouche et les yeux ouverts.

Je crus voir une vapeur passer; elle venait de rendre l'âme!

Chacun fit sa prière; Virginie partit. Le mari de Caroline sortit avec le prêtre; je restai seule avec la morte. Je mis ma main droite sur son front encore tiède, la main gauche sur mon cœur, et je lui fis le serment d'élever sa fille, de veiller sur elle et d'en faire une honnête femme; car je savais que son père ne pourrait rien. Il n'était pas le mari de Caroline, il était marié à une autre femme; sans moi, la pauvre petite n'avait que les Enfants-Trouvés.

Le corps de la morte se décomposa si vite que personne ne voulut la garder. Celui qui se disait son mari, sans doute pour oublier son chagrin, était allé au cabaret. Je la gardai moi-même. Je passai la nuit à lire dans la chambre voisine.

Quand on vint la chercher, je l'accompagnai à l'église, rue Caumartin; je la quittai à la sortie. Elle devait lire dans mon cœur et s'en aller tranquille, sûre que sa fille serait heureuse.

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