Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3
L'été arrivait; il était triste, pour moi, du moins: quand on a du chagrin, le soleil vous semble pâle. Robert revint enfin à Paris; tout me parut beau, gai, malgré les bruits sinistres qui se répandaient partout. Les alarmistes, qui parlent du mal un an avant que le mal n'existe et un an après que le mal n'est plus, avaient beau jeu. Les pavés semblaient se soulever pour laisser voir de grosses pièces de canon toutes prêtes à démasquer leurs batteries; les esprits étaient la poudre; les journaux, la mèche; enfin, il devenait certain qu'on allait se battre encore: la guerre civile, ce monstre qui me fait si peur, allait ouvrir sa gueule béante. Dieu seul savait que de sang et de victimes il faudrait pour le rassasier.
La gêne générale était à son comble; qu'allait-on devenir? Robert était très-inquiet; il ne pouvait pas payer ses droits de succession: il ne touchait aucun fermage. Il était venu pour tâcher d'arranger ses affaires. L'insurrection de juin éclata comme une bombe; la terreur devint extrême. Une boutique de ma maison venait d'être changée en poste pour les soldats de la garde mobile; Robert avait rejoint la garde nationale. J'étais sur la porte cochère, avec d'autres locataires, ramassant les nouvelles. Notre quartier était calme; les rues étaient trop larges, on n'y avait pas fait de barricades. Nous entendions un roulement sourd.
Un piquet de la ligne amena des petits mobiles qui avaient été désarmés dans leur poste. Ils étaient écumants de rage, ils voulaient aller se battre; on eut toutes les peines du monde à les calmer, encore n'y parvint-on qu'en leur promettant de la besogne pour le lendemain. Ils écoutaient avec nous; ils nous racontaient ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils savaient. Dans un pareil moment, on fait vite connaissance; on leur donnait à boire et à manger. Je ne puis me souvenir d'eux sans un serrement de cœur. Pauvres enfants! Ils étaient vingt, le plus âgé avait vingt et un ans. Ils jouaient au soldat; triste jeu, qui a coûté la vie à la moitié d'entre eux. Ils étaient radieux, quand on vint les prendre pour les mener au feu.
L'un d'eux revint le lendemain voir sa mère; il avait un crêpe au bras: son frère et dix de ses camarades avaient été tués; il repartait se battre.
Le Marais était assiégé; des maisons entières avaient été passées au fil de l'épée: on avait tiré par les fenêtres. Je sentis en moi frémir quelque chose d'étrange.
—Venez-vous de la rue Saint-Louis?
—Oui, mais je n'ai pu y rester, car c'est le centre le plus fort de l'insurrection de ce côté; les maisons sont criblées.
Je poussai un grand cri. Ma mère demeurait au Marais, rue Saint-Louis; ma tendresse pour elle revint avec mes craintes.
—Marie, dis-je à ma bonne, donnez-moi vite un châle, un chapeau; il faut que je voie ma mère de suite. Mon Dieu! s'il lui était arrivé quelque chose!... Ah! mes pressentiments me disent que j'arriverai trop tard. Vite, Marie! vite, Marie!
—Où voulez-vous donc aller? me dit le petit mobile, on ne passe nulle part; il y a des ordonnances d'affichées; l'artillerie est au bivouac sur les boulevards; pas un bourgeois ne doit sortir; vous ne feriez pas vingt pas.
—Je dirai que je veux voir ma mère, on me laissera passer.
—Je vous assure que non, à moins que vous n'ayez un laisser-passer du commissaire.
—Eh bien, j'irai en chercher un.
—Madame, je vous en prie, ne sortez pas, me disait Marie en larmes, vous allez vous faire tuer, ou bien emmenez-moi.
—Non pas, ma fille, restez; l'inquiétude est pire que la mort. Ma vie, la belle affaire! Est-ce que Robert n'expose pas la sienne? Où est-il? Quand j'aurai vu ma mère, j'irai le chercher.
Et je partis.
Le bureau du commissaire avait été transféré au ministère; on me barra vingt fois le passage jusque-là; mais je priai, j'insistai, j'arrivai à lui. Il me connaissait pour m'avoir vue à l'Hippodrome, où il avait été de service.
—Que me voulez-vous, mon enfant? me dit-il d'un air bienveillant, qui me rassura un peu.
—Monsieur, je viens vous prier de me donner un laisser-passer pour aller rue Saint-Louis, au Marais.
—Mais c'est impossible, on ne circule pas; et puis, on se bat par là, vous n'arriveriez pas.
—Oh! si, monsieur, j'arriverai, si vous me donnez un laisser-passer. Ma mère demeure par là; sa maison est une de celles sur lesquelles on a tiré ce matin; la bataille se resserre du côté du faubourg Saint-Antoine... J'arriverai... Je vous en supplie, donnez-moi un laisser-passer, je vous le rapporterai dans deux heures.
Les larmes me tombèrent des yeux, je ne pouvais plus les retenir. Il y avait dans son cabinet deux messieurs, qui portaient à la boutonnière des rubans brodés pareils.
—Elle est courageuse, dit l'un d'eux, donnez-le-lui. Elle est inquiète de sa mère, c'est bien naturel.
—Tenez, me dit le commissaire qui me tendait un papier, soyez prudente, prenez par les rues.
—Merci, mille fois merci! monsieur.
En bas, je trouvai Marie, qui m'avait suivie.
—Allez-vous-en, lui dis-je, je ne veux pas vous exposer.
—Non, je ne veux pas m'en aller... je vous suivrai malgré vous.
Je n'avais pas le temps de discuter, je partis. A chaque instant, on voulait me faire rebrousser chemin; je montrais mon papier, on me regardait étonné, mais on me laissait passer. Nous étions place de la Bourse; des pelotons d'hommes, en bisets, en conduisaient d'autres, habillés comme eux: c'étaient des prisonniers; ils étaient désarmés. Il n'y avait que cette différence entre eux.
J'arrivai à la rue de Vendôme, après mille détours. La rue était gardée par les petits mobiles. Ils étaient noirs de poudre; la rue était encore chaude du feu qu'on avait fait.
—Ouvrez les persiennes et fermez les croisées! criaient-ils en regardant en l'air, ou nous montons. Ils font des meurtrières avec leurs persiennes, et, cachés derrière, ils nous tirent comme des mouches.
La bataille les avait enivrés, car beaucoup d'entre eux me parurent chanceler; ils faisaient manœuvrer leurs fusils chargés, d'une manière imprudente, dangereuse pour eux-mêmes.
Je passai près de deux mobiles qui n'étaient pas du même avis ou de la même opinion; ils se querellaient.
—Tiens, vois-tu, il n'y a qu'un moyen de nous mettre d'accord, dit l'un: mets-toi à vingt-cinq pas devant moi; nous tirerons chacun notre coup de fusil: c'est celui qui descendra l'autre qui aura raison.
Comme l'autre se disposait à marcher, mon sang se glaça. Un coup de feu partit. Tous sautèrent sur leurs armes et se couchèrent en joue les uns les autres, ne sachant pas si l'attaque venait d'entre eux. C'était affreux à voir.
Je m'étais réfugiée dans l'angle d'une porte cochère; Marie se serrait près de moi.
Voyant que c'était une fausse alerte, ils désarmèrent leurs fusils. Un second coup partit dans notre direction. Je vis l'éclair du feu sortir du canon, j'entendis la balle siffler, et s'enfoncer dans le bois de la porte contre laquelle j'étais appuyée. Marie faillit s'évanouir, je la soutins en regardant en l'air, la balle avait été se loger à deux pieds au-dessus de notre tête.
—Allons, remettez-vous, et venez, Marie. Pourquoi m'avez-vous suivie, si vous êtes poltronne?
—Oh! madame, je ne suis pas poltronne, mais j'ai eu peur.
Et elle tremblait de tous ses membres, ce qui m'aurait fait rire, si c'eût été permis dans un pareil moment.
Le feu ne cessait pas; on tirait le canon dans le faubourg Saint-Antoine.
Les carreaux que les balles de la veille et du matin avaient épargnés tombaient comme une pluie. On eût dit que le sol tremblait sous mes pieds. Je voyais la maison où demeurait ma mère, cela ranima mon courage. Nous fûmes obligées d'escalader une grande barricade qui traversait la rue Saint-Louis, au bout de la rue des Filles-du-Calvaire. A peine étions-nous descendues qu'on tira sur des fuyards qui venaient de notre côté. Ils parvinrent à entrer dans une maison; celle de ma mère était à moitié démolie; le concierge avait été tué la veille. Sa femme était, avec trois petits enfants, autour de son lit.
—Où est ma mère? lui dis-je, sans prendre garde à cette douleur que je troublais; il ne lui est rien arrivé?
—Qui est votre mère? me demanda brusquement la femme qui pleurait; elle ne me connaissait pas.
—Pardon, madame, je demande...
Je n'avais pas fini ma phrase que Vincent entra.
—Tiens! me dit-il, c'est toi, Céleste. Ta mère est en haut... monte; elle va bien. Dieu merci, il ne nous est rien arrivé, bien que ça ait chauffé par ici.
Sa vue et sa voix avaient réveillé ma haine pour lui, mon indifférence pour ma mère. Je passai devant lui pour redescendre.
—Tu ne montes pas? me dit-il de nouveau.
—Non, je sais ce que je voulais savoir. Adieu.
Il m'appela. Je sortis sans répondre.
—Eh bien, madame? me dit Marie, qui, me voyant les sourcils froncés, croyait à un malheur.
—Eh bien, ma pauvre Marie, elle vit pour tout le monde, excepté pour moi... Robert, si je savais où est Robert!... Venez, Marie, nous allons essayer de passer par les boulevards; il doit y avoir moins de danger que par les rues.
Pourtant nous fûmes obligées de suivre jusqu'à la rue du Temple; c'est là seulement qu'on nous laissa passer. Sur ce point, je vis beaucoup de personnes que je connaissais; on s'étonnait de me voir, on m'aidait à passer. Les boutiques étaient fermées, sauf une ou deux, de loin en loin, qui servaient d'ambulances. Les côtés du boulevard servaient de lit de camp aux soldats. La chaussée était couverte de paille pour les chevaux, de pièces de canon, de munitions, de faisceaux d'armes; rien n'y manquait. Quelques blessés, que les chirurgiens avaient pansés, étaient là, au milieu des groupes, écoutant; ils ne pouvaient plus combattre, mais ils voulaient entendre. J'aurais cru que, dans un pareil moment, tout était triste, pâle d'émotion. Non, leur front était calme. Ce courage était sublime.
On se battait près d'eux, leur tour allait venir; ils avaient l'air heureux, sans morgue, comme sans faiblesse.
Je marchais, émerveillée de ce que je voyais. Quel magnifique aspect! comme cela grandissait l'âme!
Ah! pourquoi ne suis-je pas un homme! Que ce doit être beau de voir ces régiments en face de l'ennemi! J'avançais en gravant dans ma pensée tout ce que je voyais, et toute fière d'être du pays de ces braves gens!
—Mais non, je ne me trompe pas, dit, en me barrant le passage, un jeune homme qui portait l'uniforme de chirurgien, c'est Céleste! Que faites-vous donc, ma chère amie, au milieu de nous?
J'avais reconnu l'ami d'Adolphe; je lui serrai les mains, et l'embrassai sans qu'il me le demandât, heureuse que j'étais de pouvoir dire au moins à l'un, combien j'aimais et j'admirais les autres.
—Je viens de savoir des nouvelles de ma mère... Voyez-vous toujours Adolphe? comment va-t-il?
—Ah! vous ne l'avez pas vu, vous qui venez de par là? Il était là-haut, à la Bastille. On m'a dit ce matin qu'il y avait des médecins de blessés; que l'on croyait que l'un d'eux était lui.
Je devins pâle comme la mort. Je me sentis émue.
—Voyons, ne vous faites pas de mal comme cela; si j'avais su que cela vous fît tant d'effet, je ne vous l'aurais pas dit, et puis ce n'est pas certain. Puisque vous avez un laisser-passer, allez jusque chez lui; il demeure rue de Bourgogne.
Je lui serrai la main sans répondre, et je partis aussi vite que me le permettait la foule. L'idée que cet homme était blessé, courait peut-être un danger de mort, me causa un grand chagrin.
Arrivée place de la Concorde, on refusa de me laisser traverser le pont. Il y avait un bivouac de cuirassiers; au milieu, plusieurs hommes en habit noir portant à la boutonnière le même ruban que ceux que j'avais vus chez le commissaire. J'allai à eux, et, m'adressant au plus âgé, je lui dis:
—Monsieur, pouvez-vous me faire donner la permission de passer sur le pont? je voudrais aller rue de Bourgogne.
—Certainement, madame, si vous voulez prendre mon bras, je vais vous conduire.
Je refusai, dans son intérêt. Qu'allait-on penser si l'on voyait un représentant du peuple donner le bras à Mogador? Il insista, je résistai. Un autre se joignit à lui, et je fus, malgré moi, accompagnée des deux. Je les remerciai de mon mieux et leur souhaitai, en les quittant, tous les bonheurs possibles. Tout le long des quais, de l'autre côté du pont, il y avait des gardes nationaux. Je passai au milieu du groupe, et j'entendis rire de si bon cœur, que je me retournai. C'était M. Charles de la Gui..., un ami de Robert.
—Oh! elle est trop forte! me dit-il en riant tout haut; voilà un monsieur de ma compagnie qui disait, en vous voyant venir, que l'on devrait vous arrêter parce que vous devez porter des cartouches aux insurgés... Ça va bien? Où donc allez-vous? Avez-vous besoin de moi?... Ça fait plaisir de voir une figure de femme.
Mon histoire avec les deux représentants le fit rire comme un enfant.
Je le quittai.
—Dites bien des choses à Robert, si vous le voyez.
J'entendis ces paroles, mais je ne pus lui répondre, j'étais trop loin.
Arrivée rue de Bourgogne, je m'arrêtai à la porte comme quelqu'un qui a peur. Ce fut le concierge qui vint à moi.
—Qui demandez-vous, mademoiselle?
—Monsieur Adolphe, s'il vous plaît.
—C'est ici, mais il n'y est pas. Il a été blessé à la jambe; il est chez sa mère.
—Savez-vous si sa blessure est grave?
—Non, presque rien, heureusement.
Je laissai mon nom, et je partis, non rassurée, mais moins inquiète, et reportant toutes mes pensées à Robert.
Il m'attendait chez moi. Il poussa un cri de joie en me voyant. Son inquiétude me fit du bien. Il me regardait et semblait heureux de me revoir. Robert, c'était ma famille, à moi! Je n'avais que lui au monde, que m'importait le reste! Quand il était près de moi, je n'avais plus rien à demander au ciel. Il s'était défendu de cet amour; les convenances lui faisaient un devoir de me quitter; la république donnait bien autre chose à penser à la société. Robert se sentit moins gêné, et se donna à son goût pour moi sans réserve. On chantait d'une façon fatigante ces deux chansons: Mourir pour la patrie, et Les peuples sont pour nous des frères. (A cette phrase, on se mettait le poing, à celle-ci on se mettait la main sur le cœur) Et les tyrans des ennemis! Je ne sais pas si Robert avait une opinion politique; c'est probable, mais comme il avait infiniment d'esprit, il n'en parlait jamais, à moi surtout. Il disait que les femmes qui s'occupaient de cela devraient être fouettées. C'était mon avis, nous étions d'accord sur ce point: seulement, quand il venait un chanteur dans notre cour, il l'assommait de pièces de deux sous pour qu'il se sauvât. Je l'appelais mauvais frère, mauvais citoyen; cela nous faisait rire. C'était bien innocent.
Robert attendait de l'argent pour repartir; je lui offris ce qui me restait de ce que j'avais gagné. Il refusa et attendit plusieurs jours. Paris était en deuil. Beaucoup de monde avait péri, la confiance était loin de reprendre.
Robert était allé chez son homme d'affaires; il rentra triste et me dit:
—Pas encore d'argent! Il faudra pourtant que je parte; j'ai besoin chez moi. Écoute, Céleste, je t'aime beaucoup, mais je ne suis pas assez riche pour te garder avec ces charges. Si tu veux, mon château est démeublé, emporte ton mobilier, tu n'auras pas de loyer à payer; nous vivrons heureux chez moi; je vais faire des réformes; si, un jour, nous nous séparons, et que je me marie, je te payerai ce que j'aurai à toi.
Ce jour fut un des plus beaux de ma vie.
Aller chez le propriétaire, lui dire que je déménageais et qu'il tâchât de louer mon appartement pour mon compte; aller à la poste aux chevaux, faire mes paquets, tout cela fut l'affaire de quelques heures.
Mon mobilier était considérable; on ne pouvait tout emporter sans faire des frais énormes. Je demandai à Robert si je ne ferais pas bien de louer un petit logement pour mettre le mobilier d'une des chambres à coucher, ce qui nous ferait un pied-à-terre à Paris, en cas de besoin. Il approuva cette idée. Je me mis en route et je trouvai le lendemain, rue de Londres, 42, un petit appartement de six cents francs, vacant. Il y avait une chambre à coucher, un salon sur le devant, une petite salle à manger, une cuisine sur le derrière. Je l'arrêtai le même jour. J'y fis porter le mobilier d'une chambre perse; je mis dans le salon les meubles en chêne de ma salle à manger.
Tout était prêt pour notre départ. Je forçai Robert à prendre cinq cents francs en or qui me restaient. Alors c'était presque une fortune. Il m'apporta le même jour un bijou qui valait plus de trois mille francs. Je lui en fis des reproches, il ne m'écouta pas; je dus paraître contente pour ne pas le contrarier. Pourtant je trouvais cette dépense folle et je la regrettais. C'était payer bien cher le droit d'accepter comme prêt mes pauvres cinq cents francs.