Mémoires de Céleste Mogador, Volume 3
Louise revint.
—Oh! madame, me dit-elle, le concierge de M. Richard est fou!... Il ne voulait pas me laisser monter, il me disait: Il n'y a personne... M. Richard vient de sortir avec madame.
—Mais, lui ai-je répondu: Madame est à la maison... c'est elle qui m'envoie!...
—Il resta tout sot et me dit: Mademoiselle, je vous en prie... Diable! je viens de faire une bêtise, ce n'est pas elle qui était en haut; c'est que, aussi, l'autre est de sa taille; surtout n'en dites rien à madame.—Je lui ai promis de me taire, mais j'ai pensé que vous deviez être instruite de cela, car, sans M. Richard la scène de cette nuit n'aurait pas eu lieu.
Je me couchai, mes larmes coulèrent avec abondance. Quand je n'eus plus de larmes, je repassai les événements. Mon cœur venait de se dessécher à ce feu ardent de la douleur.
—Ah! m'écriai-je, dans un état de délire voisin de la folie; c'est affreux de vivre comme cela, pourquoi ne m'a-t-on pas étouffée en venant au monde? Que sont de misérables créatures comme moi sur la terre? La honte de leurs parents, le remords et le mépris de ceux qui les ont aimées. Est-ce qu'on aime une fille comme moi? On s'oublie quelques heures près d'elle: puis après on la maudit, on la chasse; on lui dit ses vérités; il a bien fait, Robert. Je suis si méprisable! mon Dieu! est-ce que je ne suis pas assez punie? Mon Dieu! pourquoi ne voulez-vous donc pas que je meure? et j'arrachais les compresses mises sur mes blessures avec tant de force que mes ongles enlevaient la peau. J'aurais voulu continuer, mais comme rue Geoffroy-Marie, mes forces physiques étaient épuisées; je tombai sur une chaise; je cherchais à pleurer, mes paupières étaient sèches et brûlantes.
Rien! me disais-je, il ne me reste rien. Oh! qu'il ne revienne jamais, que son amour soit bien mort, car je me vengerais cruellement!
Robert! il a été sans pitié pour moi. Comme il m'a traitée devant cette femme! Comme il m'a poussée du pied! et je ne l'ai pas tué! Comme il doit me mépriser! Et Richard qui me retire son amitié, quand j'en avais tant besoin; je perds tout à la fois.
Je suis seule au monde!...
Louise entra dans ma chambre, et me dit:—Madame, la nourrice est là avec votre filleule, je lui ai dit que vous reposiez, que je ne savais pas si vous pouviez la recevoir.
—Oui, lui dis-je, faites-la entrer; elle vient me rappeler que si je n'ai personne qui m'aime, elle, pauvre enfant! n'a que moi sur la terre.
On m'apporta ma petite fille; elle était délicate comme une fleur. Je cherchais la vie dans ses yeux, je n'y voyais que faiblesse et langueur. Mon cœur retrouva des larmes. Pourtant la femme qui la gardait m'assura qu'elle se portait bien, j'eus la force de sourire pour l'animer; le pauvre ange me tint compte de cet effort; car elle me rendit caresse pour caresse. Quand elle partit, je me sentis soulagée, sa présence m'avait fait du bien; c'était la relique de mon âme. J'aurais voulu tout oublier, pour ne penser qu'à elle, mais je ne pouvais pas, son souvenir adoucissait ma douleur, il ne la guérissait pas.
Louise rentra me demander si je voulais recevoir M. Richard.
—Vous a-t-il dit quelque chose, sait-il que vous êtes allée chez lui ce matin?...
—Je ne pense pas, madame, il ne m'en a pas parlé.
—Bien; faites entrer.
Je m'assis dans l'ombre, pour qu'il ne vît pas ma figure; il entra, vint pour me prendre la main, je lui fis signe de s'asseoir en face de moi.
—Eh bien! mon cher Richard, comment avez-vous passé la nuit? Votre souper à la Maison-d'Or s'est-il prolongé bien tard?
—Non, me dit-il, je suis rentré à minuit, vous savez bien que je m'ennuie où vous n'êtes pas.
—Ah!... et vous sortez de chez vous?
—Oui, me dit-il d'un air calme qui ébranla la résolution que j'avais prise de ne lui parler de rien.
—Tiens, on m'avait dit vous avoir rencontré ce matin, dehors?
Il changea de couleur et me dit:—En effet, je suis sorti de très-bonne heure pour essayer un cheval; mais je suis rentré depuis.
—Cher Richard, quelle triste nuit vous avez dû passer! vous qui m'aimez au point d'être jaloux de ma pensée?
—Oui, j'ai passé une mauvaise nuit, en pensant que, moi qui vous aime tant, je ne puis rien pour vous rendre heureuse.
—Allons, lui dis-je, assez de comédie et de grimaces; dites-moi le nom de celle qui vous a consolé pendant cette longue et triste nuit?
Il devint pâle.
—Ne cherchez pas d'histoire, c'est inutile, je sais tout, sauf le nom de la femme; je veux le savoir!... pas de phrases perdues, un seul mot, son nom, et je vous pardonne.
—Oh! Céleste, dit-il en se laissant tomber à genoux devant moi, vous me trompez, vous ne me pardonnez pas! Oui, je suis un fou, un insensé, mais je vous aime plus que ma vie. Je vous l'ai prouvé, Céleste, pardonnez un moment d'ivresse; hier, à ce souper, je n'avais pas ma raison, et puis vous m'aviez fait tant de peine!... Ah! cette femme... C'est elle qui m'a entraîné. Céleste, pardonnez-moi; quittez cet air glacial qui me fait mal, accable-moi de reproches, je les mérite; mais pardonne-moi.
—Je vous ai demandé son nom, je veux savoir si c'est une de mes chères amies, afin de lui faire mes compliments de l'intérêt qu'elle vous porte.
—Non, vous ne la connaissez pas; je ne la reverrai jamais. Je voudrais ne l'avoir jamais vue, elle ne sait pas tout le mal qu'elle me fait aujourd'hui.
—Vous pleurez!... un homme! c'est pousser trop loin le besoin de mentir. Vous avez vu Robert avec une femme; vous vous êtes dit: il la quitte, je puis la quitter aussi. Vous vous trompiez, quand vous disiez m'aimer, c'est lui que vous aimiez; je ne vous en veux pas, je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimé, vous le savez bien. Voyons, ne pleurez pas comme cela, vous me portez sur les nerfs, je ne vous fais pas de reproches, vous étiez libre, je vous suis assez reconnaissante pour vous souhaiter d'être heureux avec une autre. Est-elle jolie?
—Ah! Céleste, Céleste, vous êtes sans pitié, vous n'avez pas de cœur.
—De la pitié, est-ce qu'ils en ont eu pour moi, cette nuit? Je n'ai pas de cœur? si, puisqu'il me fait mal. Et je lui contai tout ce qui s'était passé, pourquoi je l'avais envoyé chercher. Il était si bon, qu'il ne me fit pas un reproche; il ne cherchait qu'à s'excuser.
—Vous m'avez demandé le nom de cette femme? Elle se nomme Adèle Célier.
—Ah! lui dis-je, je l'ai vue deux fois, c'est une jolie personne, grande, blonde, n'est-ce pas? Vous avez bon goût.
—Pourquoi? parce que je ne vous fais pas de scène; mais je ne regretterai qu'une chose de vous, votre amitié; c'est moi qui devrais vous demander pardon, nous serons amis. Je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi. Restez avec cette femme, ne venez plus chez moi. Si vous m'aimez encore, je vous ferais souffrir sans le vouloir; le monde est inhumain. On est heureux de faire aux autres le mal qu'on vous fait à vous-même. J'ai gros à dépenser, n'en soyez pas la victime.
—Non, non, je ne veux pas vous quitter.
Il s'attachait à mes mains qu'il couvrait de larmes.
—Je me tuerai si vous ne me pardonnez pas.
—Allons, je vous ai déjà prié de ne pas me dire de choses stupides, vous ne voulez pas me quitter, soit; vous me prêterez votre bras, vous m'accompagnerez partout; mais j'aurai le droit, moi, de vous quitter n'importe où, vous ne serez plus que mon ami. Ne me demandez pas une bonne parole, je suis incapable de la dire. Partez; en descendant, vous commanderez ma voiture, il faut que je sorte, j'ai besoin d'air. Je me sens mourir; vous reviendrez me chercher à neuf heures, je veux aller au Ranelagh.
Quand je fus seule, je m'habillai avec tout ce que j'avais de plus beau; je mis du rouge pour cacher ma pâleur. Je montai en calèche, si bien parée, que tout le monde s'arrêtait et disait en me voyant passer:—Que cette femme est heureuse!—Quand j'arrivai aux Champs-Élysées, beaucoup de gens parurent étonnés; enfin on finit par m'arrêter et me dire:—Tiens, vous n'êtes donc pas morte? on m'avait assuré que vous vous étiez tuée cette nuit; vous avez bien fait de faire semblant.—Je supportai vingt railleries de ce genre.
Toutes mes connaissances savaient ce qui s'était passé pendant la nuit, tout le monde voulait voir la femme pour qui Mogador s'était donné des coups de couteau. Robert faisait force plaisanteries pour se venger de M. Richard, et disait à qui voulait l'écouter:—C'est insupportable, les femmes m'arrachent.
J'allais partout où je pouvais le rencontrer; et je déployais un luxe effréné que Richard encourageait en me comblant des choses les plus belles.
Robert vint un matin me voir. Il prit un air dégagé, en me disant:
—Je viens savoir comment vous vous portez.
—Je pourrais vous répondre à mon tour: il était inutile de venir, vous me dérangez, j'attends M. Richard, et puis vous m'avez rencontré cinq fois, je vais bien; vous n'avez donc plus peur de moi, que vous revenez?
—Non, me dit-il, je vous trouve jolie. Voulez-vous me donner à déjeuner? Le couvert est mis.
—Je suis désolée de vous refuser, mais j'attends quelqu'un.
—Eh bien! vous le renverrez.
—Et vous que ferez-vous en échange?
—Je renverrai ma locataire.
A ce mot, je sentis mon cœur bondir, mais je ne puis dire si ce fut de haine ou de joie.—Bien sûr, lui demandai-je?
—Bien sûr.
—Soit! marché tenu.
Richard sonna, je fus lui ouvrir, et je le priai de ne pas entrer.
—Allez, lui dis-je, retrouver Mlle Adèle, je vous ai dit que je prendrais ma liberté quand j'en aurais besoin. Robert est là. Aujourd'hui, je puis vous dire la vérité, je ne cède pas à mon cœur, mais à mon amour-propre.
—Adieu, me dit-il, vous ne me reverrez jamais.
Je ne pris pas garde à ce mot qu'on dit si souvent, et puis j'étais trop occupée de ma vengeance.
Robert chercha à se justifier. Il avait un air vainqueur dans toutes ses paroles qui m'exaspérait; pourtant je fus douce, humble. Il crut mon caractère brisé à tout jamais, car j'employais la prière pour qu'il restât auprès de moi.
—Oui, me dit-il, je vous aime encore un peu, mais je suis le seul; je ne sais ce que vous avez fait aux femmes, toutes vous détestent. Judith m'a écrit, elle ne peut vous souffrir. Toutes ces plaisanteries me fatiguent, et j'ai pris un parti, je vous verrai de temps en temps, nous garderons chacun notre indépendance.
—Je ne sais, mon cher ami, à quel propos Mlle Judith peut vous écrire sur mon compte, je ne la connais que de vue.
—Elle prétend que vous lui avez écrit pour avoir une invitation chez elle, et qu'elle vous a refusée.
—Vraiment, mon cher Robert, je m'étonne que vous, un homme d'esprit, vous prêtiez attention à des caquets de femme; je vous ai dit déjà que je n'avais fait d'avance qu'à une seule femme, pour la faire mentir, c'est à Ozy; puisque vous êtes en correspondance avec Mlle Judith, pourquoi ne vous a-t-elle pas montré ma lettre?
—Je ne la vois pas, je crois même ne lui avoir jamais parlé, je ne sais même plus comment il se fait que nous nous soyons écrit. Ce dont je me souviens, c'est qu'elle me disait, dans une lettre, que je ne devrais pas être si fière de ma conquête, que la prise de Mogador ne datait pas d'hier. Je lui ai répondu qu'après avoir consulté les historiens anciens et modernes, j'avais découvert que Judith avait mis la tête d'Holopherne dans le sac, longtemps, mais bien longtemps avant la prise de Mogador; elle m'a renvoyé la lettre.
Je ne sais ce que tout cela signifie, je n'ai jamais cherché à la connaître.
Pour vous montrer que je ne vous mens pas, je vous enverrai ses lettres.
En effet, il me les a données plus tard, je les ai; et je n'ai jamais rien compris à ce commérage dont je fus la victime plus tard.
On servit le déjeuner.
Robert fut d'une gaieté qui me faisait mal.
—Allons, me dit-il, quittez cette figure d'enterrement, je vais donner de l'argent à cette femme qui est chez moi, lui faire louer un appartement, je viendrai vous chercher à six heures pour dîner. Vous voyez que je n'ai pas peur de vous!
—Bien, lui dis-je, mais ne l'oubliez pas, car j'ai le droit d'aller vous chercher, et j'irai.
Il partit; quelques minutes après, on me remit une lettre de Richard.
«Je vous ai dit, Céleste, que je ne vous reverrais plus; vous comprenez que pour tenir cette promesse, il faut que je parte, loin, bien loin. Un de mes amis va en Californie, je pars avec lui; je connais votre caractère mieux que vous-même; vous avez de la haine et du fiel au cœur, ce sont les mauvais traitements des autres qui vous ont rendue comme cela, car vous étiez bonne; dans l'état où vous êtes, vous avez besoin, pour vous soulager, de rendre à quelqu'un tout ce qu'on vous a fait; je vous ai donné l'occasion de ne plus me ménager, vous vous en êtes emparée avec cruauté. Si ce n'était que cela, je ne partirais pas encore, je me cacherais sur votre passage et je pourrais vous voir de loin. Mais je vous ai trompée sur ma position, je suis ruiné; il me reste à peine de quoi faire mon voyage. Vous perdre est la seule chose qui me rende malheureux, je reviendrai dans quelques années: je serai toujours le même. Si je suis riche, j'irai vous demander si vous avez besoin de moi. Adieu, je vous aime. Je n'ai jamais aimé que vous et n'aimerai jamais que vous...
«RICHARD.»
Cette nouvelle me terrifia; son départ m'eût été indifférent, mais sa ruine m'épouvanta. Pauvre garçon! qu'allait-il devenir? Je lui écrivis de suite pour lui offrir ce que j'avais; on répondit à ma femme de chambre qu'il avait quitté l'hôtel le matin même et qu'il n'avait laissé qu'une lettre pour moi au concierge. Le remords me mordit au cœur. Robert était cause de ce malheur autant que moi; il était peut-être mon complice involontaire, mais c'était la conséquence de tous ses caprices. Qu'il prenne garde à lui, qu'il ne rie pas de tout ce qui arrive, je me servirais de lui pour venger Richard.
J'attendis six heures, la tête en feu; ils sonnèrent enfin, Robert ne vint pas.
Je me promenais de long en large, impatiente, nerveuse, je me disais: Il ne viendra pas, il joue avec mon désespoir, il a ce qu'il voulait; Richard lui a cédé la place, il rit de ce qu'il a fait. Et je le laisserais jouir de ce triomphe près de cette femme! ah! il ne l'a pas cru, il ne peut pas le croire!
Sept heures!
—Louise, donnez-moi un manteau, un chapeau.
—Madame, me dit cette fille, je vous en prie, ne sortez pas dans cet état.
—N'ayez pas peur, lui dis-je, il n'y a pas de danger pour moi, et je partis.
Arrivée rue Joubert, je trouvai le valet de chambre; il me connaissait depuis longtemps, c'est moi qui l'avais fait entrer à la campagne chez Robert.
—Où est votre maître? lui dis-je.
—Il est sorti, madame, il est allé dîner, mais il rentrera de bonne heure, car il donne une soirée; il m'a dit qu'il serait de retour à huit heures.
—Bien; et cette femme est avec lui?
—Oui, madame.
—Où sont ses effets?
—Là, dans le cabinet de toilette.
—Éclairez-moi.
Je passai dans cette chambre, où je trouvai une grande malle et des robes éparses. Je fis enfermer le tout dans la malle, et j'ordonnai au valet de chambre de faire porter cela à l'hôtel des Princes.
Il obéit.
—Maintenant, dis-je, mon cher Robert, à nous trois. D'abord à nous deux.
Ensuite j'ouvris sa boîte à pistolets, avec la ferme résolution de lui brûler la cervelle, et de me tuer après, s'il ne faisait pas ce que j'allais ordonner. Heureusement pour lui, je ne trouvai pas de capsules; car, quand sa voiture s'arrêta, je me mis à la croisée; je le vis, en phaéton découvert, prenant cette femme dans ses bras pour l'aider à descendre; mon sang ne fit qu'un tour, et je l'aurais tué, oh! j'en suis sûre, il ne serait pas remonté; j'étais d'une adresse rare pour une femme, je faisais au tir dix-neuf mouches sur vingt balles; j'avais une réputation de force qui ne m'aurait pas fait défaut ce jour-là; ma main était froide, mais elle ne tremblait pas.
Je les attendais dans le salon, tout était éclairé pour la soirée. Les murs étaient en cuir repoussé blanc et or, les meubles en brocatelle verte; des glaces partout reflétaient les bougies; le tapis à haute laine blanche et à fleurs rouges et vertes étouffait le bruit de mes pas, je n'entendais que mon cœur. On poussa un ressort, une porte recouverte de glaces s'ouvrit, entrant de chaque côté dans les panneaux de la muraille. Cet appartement avait été décoré pour Mlle Rachel. Tout y rappelait le goût de la grande artiste.
Robert parut et resta saisi. On n'avait pas osé lui dire que j'étais là.
—Eh bien! est-ce que ma présence vous étonne? Est-ce que vous m'aviez oubliée?
Il resta confus.
Sa compagne entra. Elle me regardait, m'écoutait sans comprendre.
Je m'adressai à elle.
—Est-ce qu'il ne vous avait pas dit qu'il était venu chez moi ce matin, qu'il devait venir me chercher pour dîner? Il aurait dû vous prévenir, c'eût été poli... Dites donc à madame que je ne mens pas, vous voyez bien qu'elle doute.
—C'est vrai, dit Robert, qui, dominé par mon regard, n'osait me démentir. Je suis allé prendre de vos nouvelles; je vous avais promis ce que vous me demandiez, mais j'ai réfléchi, et puis je ne pouvais renvoyer madame du matin au soir, il me faut le temps de lui trouver un logement convenable.
—Ah! lui dis-je, eh bien! mais il me semble que vous l'avez trouvée à l'hôtel des Princes, et qu'il ne faut pas tant de temps pour y retourner; je me suis chargée de ce soin, je viens de faire retenir un appartement où j'ai déjà fait porter ses malles.
Robert fut tout abasourdi.
La pauvre provinciale prit un air stupide.
Enfin Robert retrouva la parole.
—Voyons, Céleste, je vous en prie, pas de scène, pas de violence, je vous promets que madame partira demain. Elle sait bien qu'elle ne doit pas rester près de moi, mais aujourd'hui j'attends du monde.
—Et vous me priez de m'en aller! En vérité vous me faites rire; je vous avais prévenu, je vous avais dit: Ne revenez pas. Vous êtes revenu. Vous avez pris un engagement. Ce n'est pas une promesse que vous avez le droit de retirer. C'est un marché que nous avons fait. J'ai payé, Richard est parti. A vous maintenant; vous attendez du monde, eh bien, je ne suis pas de trop, je vais leur donner la fête complète. La provinciale me dit:
—Mais si monsieur ne vous aime plus et s'il m'aime...
—Je ne vous connais pas, mademoiselle.
—Je suis dame.
—Tant pis pour vous; je ne m'adresse pas à vous, je n'aurais rien voulu vous dire de désagréable, mais, puisque vous ne connaissez pas assez le monde, ce qui m'étonne beaucoup à votre âge, sachez que, quand même il ne m'aimerait plus, il ne pourrait encore vous aimer. Après une grande passion, le cœur a besoin de repos. Vous seriez mille fois plus jolie que vous n'auriez pas encore pris ma place. Vous le connaissez à peine, vous ne pouvez pas l'aimer.
Elle se mit à pleurer, car mes paroles étaient confirmées par le silence de Robert.
—Allons, lui dis-je, je ne veux pas mettre madame dehors à cette heure, vous allez me suivre, demain il fera jour.
Il vit qu'il n'y avait pas d'autre parti à prendre pour éviter un malheur ou un scandale, et il obéit.
Il lui dit quelques bonnes paroles pour la consoler, s'excusa de sa faiblesse et lui jura que s'il l'avait connue plus tôt il l'aurait adorée, mais qu'on ne disposait pas de sa tendresse.
Il donna l'ordre à son domestique de dire à tous ses amis qu'il remettait la partie à huitaine.
Nous rentrâmes chez moi silencieux.
Il se posa en victime de mon caractère, me vanta sa nouvelle conquête, et me dit:
—Je vous ai suivie pour éviter une scène ridicule.
Tout cela m'était égal. Je ne sentais rien au cœur que ma volonté; il était près de moi, peu m'importait la cause.
Mon air froid et résigné, malgré les traces d'une douleur profonde restées sur mon visage, le firent changer peu à peu; il se rendit complétement, me demanda pardon, m'assura n'avoir jamais cessé de m'aimer une heure.
Le lendemain, cette femme lui écrivit chez moi pour lui demander plus d'argent qu'il ne lui en avait laissé; il le lui envoya afin de s'en débarrasser.
Je fus, avec lui, m'assurer qu'elle était bien partie, l'appartement était vide il ne put s'empêcher de rire, elle avait voulu avoir un souvenir de cette maison et avait emporté un énorme pâté de foie gras.