Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)
CHAPITRE XII.
1648-1649.
Fausses idées des historiens sur la Fronde.—Caractère de cette époque.—Causes anciennes qui l'ont fait naître.—Nécessité de les connaître.—Les Gaules préparées par les Romains à former un seul État.—Gouvernement féodal produit par la distribution des bénéfices.—Autorité royale réduite à son plus bas degré à l'avénement de Hugues Capet.—Des causes qui tendaient à la relever de son abaissement.—Ruine du gouvernement féodal achevée sous Philippe le Bel.—Louis XI abat la puissance des gouverneurs qui s'étaient rendus indépendants.—Il élève les parlements et les offices judiciaires.—Le tiers état, élevé par l'autorité royale, veut en réprimer les excès.—L'autorité royale se sert des parlements contre le tiers état.—Les parlements prennent de l'ascendant, et veulent partager le pouvoir avec l'autorité royale.—Les grands et les nobles profitent des divisions entre le roi et le parlement pour tâcher de ressaisir leur ancienne puissance.—Le tiers état incline vers l'un ou l'autre parti pour assurer ses droits.—Affaiblissement de l'autorité royale sous la minorité de Louis XIII.—Richelieu la relève, et établit le despotisme.—Il y était forcé par l'état des partis.—Mesures qu'il prend pour anéantir l'ascendant des gouverneurs de province, des gens de robe et de finance.—Après Richelieu, nouvelle régence.—Nouvel affaiblissement de l'autorité.—Avénement de Mazarin au ministère.—Il veut continuer le système de gouvernement créé par Richelieu.—Les grands, les parlements et la bourgeoisie s'y opposent.—Naissance de la Fronde.—Tous les partis réunis contre le ministre avaient des vues différentes.—Pourquoi Condé, Turenne, La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, changent si facilement de parti.—La Fronde moins sanglante que la Ligue, mais due à des causes aussi puissantes.—La religion, comme dans la Ligue, y joue un grand rôle.—Naissance du jansénisme.—La réforme de Luther éclaire sur les abus de la cour de Rome, et donne le goût des discussions théologiques.—Doctrine de saint Augustin et de l'Église sur l'autorité des papes.—Doctrine des jansénistes sur la grâce.—Effet de cette doctrine sur la morale.—Cause de son succès.—Port-Royal des Champs.—Des solitaires qui s'y retirent.—Leur genre de vie, leurs travaux, leurs écrits.—Pourquoi ils se trouvaient liés avec les chefs de la Fronde, avec le cardinal de Retz.—Composition de la société à cette époque.—Les grands avaient des clients et des vassaux tenant à eux, changeant de parti avec eux.—Les Sévignés, parents du cardinal de Retz, le reconnaissaient pour chef et protecteur de leur famille.—Madame de Sévigné jetée par son mari dans le parti de la Fronde et des jansénistes.—Situation des affaires en 1648.—Habileté de Mazarin.—Barricades.—Paix avec le parlement.—Griefs contre Mazarin.—Mécontentements des grands.—On inspire des craintes au peuple.—Une nouvelle crise se prépare.
La Fronde n'a duré que quatre ans. Placée entre le despotisme de Richelieu et le long règne de Louis XIV, ce choc si vif, si animé de toutes les puissances du corps social, de toutes les grandes capacités qui s'étaient subitement développées durant cette mémorable époque, n'a paru à presque tous les historiens qu'un accident, qu'une espèce d'interrègne du pouvoir absolu, résultat passager de quelques ambitions personnelles, de quelques intrigues d'amour. Telle est surtout l'idée que Voltaire en donne; mais elle est fausse. La Fronde est une des époques les plus remarquables de notre histoire, par les lumières qu'elle y répand, par les enseignements politiques qu'elle fournit. C'est l'expression la plus concentrée, la plus dramatique d'une lutte dont les causes ont toujours existé et ont produit des révolutions qui durent encore; causes qui, par leurs actions, tantôt cachées, tantôt dévoilées, tantôt lentes et progressives, tantôt rapides et violentes, ont sans cesse modifié, altéré ou subitement changé nos lois, nos mœurs et nos habitudes.
Aussi, pour les bien comprendre, il faut nous replacer au berceau de notre histoire, et saisir d'un seul regard la vie entière de la nation. Pour trouver comment s'opèrent les débordements d'un fleuve, il est nécessaire d'en tracer le cours et de remonter jusqu'à sa source.
La réunion de tous les peuples gaulois, de tous les pays compris entre le Rhin et les Alpes, la mer et les Pyrénées, en une seule province romaine; les grandes routes que ce peuple dominateur y pratiqua, et qui en unissaient toutes les parties; la conquête de ce pays par les Francs; l'établissement du vaste empire de Charlemagne, et les assemblées régulières et générales de la nation sous les deux premières races, donnèrent à la France une force d'agrégation et un sentiment de nationalité que les partages et les guerres entre des princes ennemis, et entre les différentes provinces, ont souvent affaibli, mais n'ont pu anéantir entièrement.
La distribution des terres à cultiver, ou des bénéfices concédés pour un temps ou pour la vie, fut une conséquence nécessaire d'un grand territoire conquis par une armée peu nombreuse, et donna naissance à la vassalité. L'application à la race royale des lois qui chez les Francs régissaient la famille produisit le partage égal de la monarchie entre tous les enfants du monarque, et fut une cause de divisions, de crimes, de malheurs et d'anarchie qui affaiblit l'autorité royale. Les bénéficiers en profitèrent pour retenir, au delà du temps prescrit, et sans l'aveu des concessionnaires, les terres qui leur avaient été concédées; et leurs héritiers en conservèrent la possession comme de biens qui leur appartenaient, dès qu'ils remplissaient, comme leurs auteurs, les conditions de la concession. Ainsi les bénéfices et les fiefs donnés à temps et révocables devinrent héréditaires; la vassalité fut immobilisée: elle fut transportée des personnages aux terres. La même cause donna aux délégués des rois pour le gouvernement et la défense du pays, c'est-à-dire aux comtes, aux ducs et autres officiers de la couronne, les moyens d'être indépendants ou de se faire assez redouter pour rendre leurs charges et offices inamovibles, au lieu d'être, comme avant, révocables à volonté. Ils les firent convertir, sous de certaines conditions d'obéissance, en fiefs héréditaires. C'est ainsi que la féodalité prit naissance, et devint la loi des particuliers et la loi de l'État.
L'avénement de Hugues Capet au trône, ou le commencement de la troisième race, marque le plus haut degré du système féodal, et en même temps le plus grand abaissement de l'autorité royale. La France n'était alors qu'un ensemble d'États confédérés entre eux, et régis par la loi des fiefs. La couronne était un grand fief. Mais cependant même alors, au milieu de vassaux ayant tous des intérêts particuliers souvent opposés à ceux de l'État, et de serfs, qui n'étaient rien, celui qui portait cette couronne était le seul qui centralisât dans sa personne les intérêts généraux, et par conséquent le seul qui eût le grand caractère de nationalité; le seul qui par son titre, ses droits, ses pouvoirs, ses devoirs, avait les moyens de former un lien commun, de réaliser cette idée de France qui sous Clovis, sous Charlemagne, et sous le système de vassalité absolue, avait eu autrefois tant de force, mais qui, toute faible qu'elle était, ne s'était pas effacée.
Cette position tendait à augmenter sans cesse l'autorité de ceux qui s'y trouvaient placés, malgré les fautes qu'ils pouvaient commettre. Par la même raison, le pouvoir des grands vassaux, dont les intérêts réciproques étaient divergents, et souvent opposés à ceux de l'État, devait diminuer graduellement, quelque habileté qu'ils missent à le défendre ou à le conserver. On peut renverser par la violence des institutions fortes; mais tant qu'elles existent, on ne peut échapper à leurs conséquences.
L'abolition de l'esclavage personnel, due à la propagation de la morale évangélique, au véritable esprit du christianisme et aux progrès de l'industrie agricole, manufacturière et commerçante, fit surgir une nouvelle classe dans la nation, distincte de celle des nobles et du clergé. Cette classe s'accrut rapidement en nombre et en richesses; et ses efforts pour prendre dans l'État une influence proportionnée à sa puissance réelle amenèrent l'affranchissement des communes et le pouvoir des villes. Les appels successifs en matière de justice remontant jusqu'au roi, introduits par saint Louis et nécessités par la complication des intérêts sociaux, fondèrent la puissance des gens de loi ou des parlements.
Nos rois, en s'appuyant habilement sur les communes et les villes, ou sur le tiers état et sur les parlements, purent lutter avec avantage contre leurs grands vassaux, dont quelques-uns étaient de puissants monarques. Ils ressaisirent ainsi graduellement le pouvoir utile à tous, qu'ils avaient perdu; ils réunirent à la couronne les grands fiefs, qui recueillaient plus d'avantages à se mettre sous leur protection qu'à conserver leur indépendance ou leur allodialité. Ainsi se trouva peu à peu anéantie la féodalité dans ses rapports avec l'autorité royale. Philippe le Bel, par l'établissement des armées permanentes et le droit de battre monnaie enlevé à tous les seigneurs, acheva la ruine du gouvernement féodal.
Ce ne fut donc pas Louis XI, ainsi qu'on l'a dit, qui abattit la féodalité. Lorsque ce roi spirituel, rusé et cruel, parvint au trône, les provinces n'étaient point régies par des pairs du royaume, ni par de hauts barons, ni par les descendants des familles revêtues d'un droit héréditaire, mais par des gouverneurs nommés par l'autorité royale, et révocables à sa volonté. Seulement ces gouverneurs, il est vrai, étaient des princes du sang, des membres de la famille royale, qui avaient profité de l'état de démence de Charles VI et de l'indolence de Charles VII pour se rendre indépendants dans leurs gouvernements. Ce fut contre ces grands et récents usurpateurs que Louis XI eut à lutter. En rendant inamovibles les offices de judicature et de finance, et en les plaçant sous l'inspection et l'autorité des parlements, il restreignit la puissance des gouverneurs; mais en même temps, et sans le prévoir, il créa pour l'autorité royale des obstacles contre lesquels elle devait un jour se briser.
Le tiers état, après s'être en partie affranchi du joug féodal par le secours de la puissance royale, chercha en vain un point d'appui dans les états généraux contre l'envahissement et les abus de cette même puissance. Réduit à ses propres forces, et sans le secours des deux autres ordres, dont les intérêts étaient différents des siens, il ne put jamais parvenir à mettre hors de toute contestation sa part d'influence dans les affaires nationales; ce qui aurait dû être une conséquence des subsides et des subventions en hommes ou en nature accordés par l'organe de ses députés. Mais ses efforts pour acquérir une légitime indépendance furent souvent assez énergiques pour faire pressentir ce qu'on pouvait en redouter. Ce fut alors que les rois employèrent contre le tiers état les parlements, dont ils s'étaient heureusement servis contre la noblesse et le clergé. Les rois flattèrent l'orgueil de ces grandes compagnies judiciaires, en leur conférant en partie les attributions et l'autorité des états généraux, qu'ils redoutaient, et que la progression toujours croissante des taxes aurait forcé d'assembler trop fréquemment. Ainsi s'accrut successivement l'autorité des parlements, et particulièrement celle du parlement de Paris, qui renfermait dans son sein les pairs du royaume, les princes du sang, et les grands dignitaires de la couronne. Ces hautes cours nationales devinrent imposantes pour le monarque même. Toutefois, comme il en nommait les membres, tant que le gouvernement eut de l'énergie, les parlements servirent plutôt d'appui que d'obstacle au pouvoir; mais sous les faibles règnes de Charles IX et de Henri III les parlements cherchèrent leur tour à amoindrir l'autorité royale, pour accroître la leur. Les grands profitèrent alors des divisions qui s'établirent entre le roi et les parlements pour s'efforcer de reconquérir de nouveau l'indépendance qu'ils avaient perdue; et le tiers état inclina tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre de ces partis, selon qu'il avait plus à espérer ou à redouter des uns ou des autres. Les progrès de la réforme religieuse, qui augmentèrent encore les causes de discorde, et le fanatisme, en secouant ses torches sur ces matières inflammables, achevèrent de tout embraser. L'autorité royale, craignant de lutter à force ouverte, chercha à tromper et à diviser, et devint cruelle par peur. Un roi habile et victorieux, joignant l'énergie à la prudence, parvint à comprimer les éléments de trouble et de désordre, mais ne les anéantit pas. A la mort de Henri IV, et pendant la régence de Louis XIII, les grands, les gouverneurs de province, et les parlements, s'emparèrent de nouveau, à leur profit, des plus importantes attributions de l'autorité royale, au détriment du tiers état et des libertés publiques. Mais Richelieu parut.
Rendre à la couronne sa dignité et au pouvoir royal sa force et son action fut l'œuvre de Richelieu. Jamais on ne vit à la tête d'un grand État un génie plus digne de le gouverner. Le despotisme est une forme de gouvernement qui répugne à la raison; la cruauté est sa compagne, et la terreur son moyen. Pour s'établir et se maintenir, il lui faut faire une continuelle violence à la nature humaine; mais le médecin emploie aussi le poison pour sauver la vie à son malade, et le régime auquel il le contraint serait mortel pour celui qui jouirait d'une santé robuste. La première loi de l'homme d'État est de ne pas laisser périr l'État; et avant de condamner en lui le despote il faut se demander s'il a pu éviter de le devenir. Richelieu pouvait-il sauver la France, la maintenir dans son intégrité, et y faire triompher sur tous les principes destructeurs le principe de la nationalité, qui n'y était plus représenté que par la personne du roi, sans faire dominer par-dessus toute autre puissance la puissance royale? Telle est la question. Or, en examinant la situation du royaume à cette époque on reconnaîtra que toutes les autorités autres que celle du roi étaient usurpées, illégales, divergentes et oppressives. L'autorité royale était la seule régulatrice, la seule légitime, la seule protectrice, la seule conservatrice. Peut-être pourra-t-on penser que contre l'anarchie des pouvoirs Richelieu eût pu trouver un remède efficace dans l'imposante autorité des états généraux; ce serait mal connaître la situation de la France à cette époque. Les états généraux, s'il les avait assemblés, eussent été sous l'influence des princes et des grands, alors maîtres de toutes les provinces, commandant dans toutes les forteresses; leurs résolutions eussent accru le pouvoir des classes privilégiées, diminué l'autorité royale, et rendu encore plus insupportable le joug qui pesait sur le peuple ou le tiers état.
Du moins, dira-t-on encore, Richelieu aurait pu s'appuyer sur les parlements, et surtout sur celui de Paris, où siégeaient les princes du sang et les pairs de France, et par là, sous des formes plus convenables à une monarchie limitée, exercer un pouvoir plus légal que son despotisme farouche. Cela eût été possible, en effet, si les parlements avaient pu être restreints à leur fonction primitive, celle de rendre la justice, et aussi à celle que les rois leur avaient conférée, d'enregistrer les impôts; s'ils s'étaient contentés du droit, si utile, de faire des remontrances, le seul que l'usage et les ordonnances leur avaient donné dans les attributions législatives; mais en l'absence des états généraux ils voulaient être substitués à leur autorité. Ainsi que je l'ai déjà remarqué, les offices de finance avaient été rendus inamovibles, aussi bien que les offices de judicature; et ceux qui les possédaient, et dont le nombre se montait à plus de quarante mille chefs de famille, puissants par leurs richesses, étaient unis d'intérêt avec les parlements sous la juridiction desquels ils se trouvaient placés; tous étaient des membres ou des clients des familles parlementaires. Richelieu ne pouvait donc se flatter d'être secondé par les parlements dans sa régénération administrative. Ces compagnies se seraient, au contraire, opposées aux actes de vigueur qui étaient indispensables pour réprimer les abus, soulager les peuples, faire ployer les grands sous le joug des lois, et fonder un gouvernement régulier. Trop d'intérêts particuliers s'opposaient à l'intérêt général pour qu'on pût espérer que ce dernier prévalût, si l'on était assez imprudent pour établir entre eux et lui un conflit. Richelieu n'avait d'autre moyen que de saisir le pouvoir par lui-même, et sans le secours d'aucune autre force que celle du sceptre royal. Il y était contraint par sa position, lors même qu'il n'y aurait pas été enclin par son caractère. En politique on ne peut jamais isoler le passé du présent; et c'est en se pénétrant des conditions que l'un et l'autre nous imposent, que l'on peut parvenir à dominer l'avenir. La création des intendants de province fut de la part de Richelieu une innovation hardie, par laquelle il affaiblit l'autorité des gouverneurs en la partageant, ou plutôt en lui ôtant ses plus solides appuis, la levée des impôts et l'administration des finances. Il ne s'en tint pas là. Les gouvernements des provinces furent donnés à des hommes de son choix, et qu'il eut soin de prendre dans des rangs moins élevés que les Condé, les Montmorency, les d'Épernon, les Vendôme, et autres seigneurs riches et puissants, et par conséquent très-insubordonnés: ceux-ci étaient parvenus à faire de ces grandes charges des portions de leur patrimoine particulier et des apanages de leur famille, quoiqu'elles fussent de droit à la discrétion du monarque. Richelieu détruisit la hiérarchie financière, et l'influence que les parlements exerçaient par elle. Il sépare habilement les affaires judiciaires de celles qui étaient administratives. Les charges des trésoriers et des élus, qui étaient héréditaires, furent abolies. Ils furent remplacés par des intendants de justice, de police et de finance, nommés par le roi et révocables à volonté.
Contre l'opposition et les clameurs d'une si grande multitude de personnages qu'il ruinait, par un changement subit et par une banqueroute inique; contre les complots et la fureur des grands, qu'il privait d'une autorité illégitimement acquise, mais en quelque sorte consacrée par le temps, Richelieu lutta avec des armes terribles. Il foudroya pour gouverner, mais enfin il gouverna. Partout il établit l'ordre et la sécurité et les bienfaits d'une administration vigilante et sévère; sous lui la France fut calme, forte, glorieuse et redoutée.
Il mourut admiré et abhorré. Les peuples, satisfaits d'être délivrés d'un joug aussi pesant, obéirent avec joie à la reine régente. Les courtisans furent d'abord enchantés de son gouvernement. Il ne leur refusait rien. Il semblait, a dit l'un d'eux, qu'il n'y eût plus que quatre petits mots dans la langue française: «La reine est si bonne [234]!» Les prisons d'État s'ouvrirent; les attributions des parlements furent respectées; les princes du sang et les grands furent réintégrés dans leurs commandements. Ce fut pendant quelque temps un concert unanime de louanges et de continuelles actions de grâces. Mais lorsque les princes et les parlements voulurent, comme avant Richelieu, participer à la direction générale de l'État, et surtout à la distribution des places et des faveurs, on fut tout surpris de trouver de la résistance dans la reine régente. On se scandalisa de lui voir manifester la volonté de gouverner. Dans toutes les tentatives qu'elle fit alors pour retenir un pouvoir qu'on envahissait, ou ressaisir celui qu'elle avait imprudemment laissé échapper, on ne voulait voir que la continuation du système odieux de Richelieu. L'exaspération s'accrut au plus haut degré lorsqu'on la vit donner toute sa confiance à un étranger, à un cardinal, à une créature de Richelieu. A ce triple titre, Mazarin était également odieux aux grands, aux parlements, à la bourgeoisie. Le pouvoir, que l'habitude avait fait considérer comme absolu, fut donc attaqué par ces trois partis simultanément; mais, malgré la crainte de l'ennemi commun, qui les unissait, ces partis n'en avaient pas moins une origine et des conditions d'existence différentes, et par conséquent aussi des intérêts différents. Les grands voulaient exercer la puissance en se plaçant au-dessus des lois; le parlement, augmenter la sienne par les lois; les bourgeois, établir la leur aux dépens des lois; à leurs yeux elles étaient abusives, et le pouvoir leur semblait oppresseur. Tous les partis, pour arriver à leur but, avaient recours à la violence ou en empruntaient le secours. Les grands voulaient contraindre le pouvoir à se mettre sous leur direction, afin qu'il ne fût exercé qu'à leur profit. Pour y parvenir, ils faisaient alliance avec le parlement, avec le peuple, avec l'étranger. Tout moyen leur était bon: ils n'avaient de crainte pour aucun péril, de répugnance pour aucun crime. Les parlements, plus scrupuleux, mais non moins passionnés, se servaient habilement des lois, dont ils se déclaraient les protecteurs, pour justifier leurs prétentions et satisfaire leur ambition. Le peuple inclinait toujours pour le parti qui annonçait vouloir le protéger contre l'oppression, alléger ses souffrances, et lui assurer ses franchises. Mais, sans organisation, sans expérience de sa force, il ne pouvait rien par lui-même, et recherchait l'appui des grands, ou du parlement, ou de l'autorité royale. Telle était la position de cette dernière, que quand elle se livrait aux grands, elle était toujours certaine de les mettre de son côté et de les détacher du parlement et du peuple; quand elle se plaçait sous l'égide du parlement, les grands, qui tenaient les citadelles et le gouvernement des provinces, se liguaient contre elle, et conspiraient avec l'étranger pour lui faire la guerre. De là tant de changements de parti et d'intrigues contraires; ce qui ne prouve pas, comme l'a dit Voltaire, qu'on ne savait ni ce qu'on voulait ni pourquoi on était en armes. On le savait très-bien. Les intérêts généraux sont stables; les résolutions et les actions qu'ils nécessitent sont toujours les mêmes. Pour les servir, on ne peut aspirer qu'à un seul but, le bien public. Les moyens de l'atteindre sont dans tous les temps les mêmes: l'ordre, l'économie, la justice, le désintéressement, la fermeté, la vigilance, la droiture. Mais les intérêts privés varient sans cesse, comme les destinées particulières: ceux du lendemain ne sont pas toujours ceux de la veille; le but qu'on a atteint devient un moyen pour arriver à un but plus éloigné, détourné, ou même opposé. Jamais l'ambition et la cupidité ne s'arrêtent; elles ne peuvent réussir qu'en se déguisant, et comme elles savent que de toutes les formes qu'elles empruntent, celle de l'intérêt public contribue le plus à leur succès, elles n'épargnent rien pour le simuler. Cependant, au fond, elles leur sont presque toujours opposées, et il leur arrive souvent de travailler contre elles-mêmes et de servir cet intérêt contre lequel elles conspirent. La nécessité de dérober leurs secrets aux yeux de la multitude, dont la coopération leur est nécessaire, les y contraint. De là les changements de masque des hommes d'État, les contradictions que nous remarquons dans leurs actions et leurs discours, au milieu des tourbillons de la guerre civile et du tumulte des partis.
Nous voyons dans la Fronde Condé faire la guerre au parlement et au peuple, et assiéger Paris pour le roi; puis ensuite se mettre du côté du peuple et du parlement pour défendre Paris contre la cour. Pensez-vous que dans le premier cas il ait, sujet fidèle, été animé par le désir de rétablir l'autorité royale contre des sujets rebelles? que dans le second, citoyen généreux, il se soit dévoué pour soutenir les droits du peuple contre les oppressives usurpations d'un ministre? Nullement. Le but où tend Condé est toujours le même, quoique les moyens qu'il emploie soient différents: il ne veut qu'arracher le pouvoir à Mazarin, pour l'exercer à sa place.
Ce n'est pas seulement parce que la duchesse de Longueville est belle, que Turenne et La Rochefoucauld se disputent si ardemment ses faveurs; mais c'est parce que, par son esprit et l'énergie de son caractère, elle a un grand ascendant sur son mari et sur son frère le grand Condé, et qu'après la chute de Mazarin on croit déjà voir Condé à la tête du gouvernement [235]. Pourquoi le coadjuteur change-t-il si souvent de parti? pourquoi cherche-t-il à les brouiller entre eux et à négocier avec tous? pourquoi, malgré sa fougue apparente, ménage-t-il à la fois la régente, le parlement, la Fronde, le pape et les jansénistes? C'est qu'ayant reconnu la nullité du grand Condé hors du champ de bataille, celle du duc d'Orléans sur tous les points, il se croit plus d'esprit et de talent que Mazarin, qu'il a l'espoir de le remplacer, et qu'il veut aussi obtenir le chapeau de cardinal. Par là il se trouve forcé à seconder tour à tour ceux qui voulaient renverser le premier ministre et ceux qui voulaient soutenir la régente, c'est-à-dire tous les partis contraires. S'il se montre si assidu auprès de mademoiselle de Chevreuse, cette beauté si peu spirituelle; s'il lui sacrifie deux de ses maîtresses, c'est qu'il a besoin de sa mère, son seul intermédiaire auprès de la reine. Ce n'était donc pas l'amour, comme le dit Voltaire, qui faisait et défaisait les cabales. L'amour, si on peut profaner ce nom pour des liaisons de cette nature, n'était dans la Fronde que le serviteur de l'ambition et l'esclave de la sédition. Sans doute cette guerre de la Fronde ne fut ni aussi longue ni aussi sanglante que celle de la Ligue. Le fanatisme n'avait pas séparé une même nation en deux peuples différents, dont chacun ne voyait de salut que dans la destruction de l'autre; on ne voulait point détrôner un roi, changer une dynastie, mais chasser un ministre, ou lui arracher des concessions. On le poursuivait plutôt par le ridicule que par la haine. En vain le parlement appela sur lui, par un arrêt, le fer des assassins, il ne s'en trouva point. Mais la verve des chansonniers et des poëtes satiriques, le cynisme injurieux des auteurs de libelles, ne tarissaient point sur son compte. La presse suffisait à peine pour reproduire les nombreux pamphlets dont il était l'objet. Cependant cette guerre civile ne se passa point non plus sans qu'il y eût du sang de répandu sur les champs de bataille, ni sans quelques actes de cruauté. La religion aussi, quoiqu'elle ne jouât pas, comme au temps de la Ligue, le principal rôle dans les discussions qui se produisaient, n'y était pas non plus étrangère; et c'est ici le lieu de faire connaître la nouvelle secte qui venait de s'élever au sein de l'Église catholique, et son influence sur les événements de cette époque.
La réforme de Luther avait non-seulement détaché des papes une grande portion de l'Église, mais elle avait aussi éclairé celle qui leur était restée fidèle. Les plus fervents catholiques, en repoussant les dogmes des protestants, leurs interprétations de l'Écriture et des mystères, n'avaient pu s'empêcher d'approuver leurs efforts pour combattre les abus contraires à l'esprit de la religion, et d'admirer le courage, la science et l'habileté qu'ils avaient déployés dans cette lutte. Le pouvoir que les papes avaient usurpé semblait aux évêques attentatoire à leur autorité. Ils avaient vu avec peine la cour de Rome, après que les moyens sanglants de l'inquisition eurent été usés ou repoussés dans plusieurs pays, se créer un nouvel appui dans un corps religieux, organisé d'après le principe le plus absolu de l'obéissance passive; sorte de milice répandue partout, placée en dehors de la hiérarchie ecclésiastique, ou à côté d'elle, et ne pouvant être dominée ni restreinte par les moyens qui lui sont propres; sans attributions spéciales; s'adaptant à tout, dominant partout, et paraissant partout obéir. On trouvait que cet ordre, et par conséquent Rome, qui l'approuvait et le soutenait, avait dans ses livres corrompu la pureté de la foi, pour l'accommoder aux relâchements du siècle et servir ses ambitieux desseins. Des esprits religieux et rigides croyaient donc s'assurer des moyens de salut en ne reconnaissant dans les papes que l'autorité qui leur était attribuée par les constitutions de l'Église; en redonnant aux doctrines des Pères de l'Église, et surtout à celles de saint Augustin, l'ascendant que leur avaient fait perdre des doctrines contraires. Des théologiens renommés, Edmond Richer, syndic de la Sorbonne, et Michel Bains, professeur à Louvain, avaient publié, dans ce but, des livres qui, comme on devait s'y attendre, furent condamnés à Rome [236]. Ces condamnations ne servirent qu'à augmenter le nombre des prosélytes à la cause qu'ils défendaient. Deux hommes liés par l'amitié la plus intime, Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et Jansenius, évêque d'Ypres, entreprirent de rassembler sous un même drapeau tous ces généreux sectaires, d'en augmenter le nombre, de les discipliner, et de faire en sorte qu'ils ne consumassent point inutilement leurs forces en efforts individuels. Le premier employa pour y parvenir un talent de persuasion auquel rien ne résistait, pas même les geôliers chargés de le garder dans la prison où il fut confiné. Doué d'une prodigieuse activité, il entretint une vaste correspondance, qui étendait au loin l'empire qu'il exerçait sur les esprits. Jansenius, son ami, avec plus d'érudition et une plus grande force de tête, donna les moyens de tirer des nombreux in-folio de saint Augustin un corps de doctrines conforme aux idées et aux principes des réformateurs. Son livre publié, en 1640, sous le titre d'Augustinus devint l'évangile de la nouvelle secte. C'est ce livre dont Nicolas Cornet, docteur de Sorbonne, prétendit avoir résumé les principes en cinq propositions, qu'on fit condamner par la cour de Rome; acte imprudent et impolitique, qui ne fit qu'augmenter le mal auquel on voulait remédier, et qui devint, dans ce siècle et dans le suivant, la source d'interminables discussions, de débats insensés et de déplorables persécutions.
Ainsi naquit la secte des jansénistes, en haine des jésuites, en opposition avec Rome, mais qui cependant aspirait à être le plus ferme soutien de Rome et du catholicisme, si Rome, cédant avec les progrès du temps et lui accordant ce qu'elle exigeait, eût voulu la seconder dans ses pieux desseins.
Les principaux points de leurs doctrines étaient que la juridiction ecclésiastique appartient essentiellement à toute l'Église; que les évêques n'en étaient que les ministres; qu'elle devait être exercée par les conciles assemblés, où les papes n'avaient que le droit de présidence [237]. Ils prétendaient aussi donner à la morale et aux actions humaines un mobile unique et divin, et ils soutenaient que l'homme ou le pécheur ne peut rien sans la grâce, c'est-à-dire sans l'intervention divine; qu'il doit avant tout s'efforcer de l'obtenir par un pur amour de Dieu, dépouillé de tous motifs humains, même les plus louables. Selon eux, les justes ont besoin, pour accomplir les commandements de Dieu, et même pour prier sincèrement, que la grâce efficace détermine invariablement leur volonté; et cette grâce dépend de la pure miséricorde de Dieu.
Cette doctrine paraît en effet être celle de saint Augustin, que Bossuet appelle le plus éclairé et le plus profond des docteurs. Mais de la manière dont elle était développée et expliquée par la nouvelle secte, elle conduisait au fatalisme, et était contraire aux dogmes de l'Église; et les théologiens qui l'avaient adoptée ne pouvaient échapper aux conséquences qu'elle présente contre le libre arbitre ou l'indépendance de la volonté de l'homme, principe fondamental et incontesté dans la religion chrétienne.
Des maximes sévères de piété, une plus grande exaltation religieuse, résultaient de ces dogmes ou en étaient déduites par la secte. Aussi Bossuet, qui se rapprochait des jansénistes par ses doctrines sur le pouvoir du pape, sur la nécessité de le restreindre et sur l'indépendance des évêques, se montre-t-il effrayé de l'absolutisme des doctrines de la nouvelle secte, «qui font paraître, dit-il, la religion trop pesante, l'Évangile excessif, et le christianisme impossible [238].» Madame de Sévigné, liée avec les chefs des jansénistes, et qui inclinait pour leurs opinions, mais dont la raison et le bon sens s'accommodaient peu de leurs subtilités, leur demandait de vouloir bien, par pitié pour elle, épaissir un peu la religion, qui s'évaporait à force de raisonnements [239].
Cependant, à une époque où les combats répétés contre la réforme avaient, ainsi que je l'ai remarqué, donné aux idées religieuses un grand empire sur les esprits, la doctrine des jansénistes, malgré ses erreurs, par la base toute divine de sa morale, par l'enchaînement des principes et des conséquences, par les garanties qu'elle semblait donner contre les abus de la cour de Rome, était singulièrement propre à plaire aux âmes généreuses, aux hommes instruits et aux caractères énergiques. Elle se conciliait par son austérité même ceux que le monde avait entraînés dans de grands désordres, parce qu'elle semblait leur offrir des moyens plus certains de réparer en peu de temps les souillures de leur vie passée. Enfin, elle plaisait à la généralité des esprits, parce qu'elle établissait dans les matières religieuses ce droit d'examen et de résistance à l'autorité que l'on réclamait alors avec tant de chaleur pour les matières politiques. Il est des temps où les peuples supportent encore plus patiemment l'esclavage du corps que celui de la pensée.
Aussi le gouvernement ouvrit de bonne heure les yeux sur les dangers de cette nouvelle secte. Duverger de Hauranne fut persécuté et emprisonné par Richelieu, ce qui augmenta encore le nombre de ses prosélytes.
Sous le règne suivant les disciples de l'abbé de Saint-Cyran, par leur union avec les religieuses de Port-Royal, alors gouvernées par une abbesse du plus grand mérite, Angélique Arnauld, acquirent la consistance d'un parti. Il était peu nombreux, mais très-respectable par les vertus, par les talents et la renommée de ceux qui le composaient. Ils s'étaient tous retirés dans un vallon sauvage et agreste, entouré de forêts et de marécages, à six lieues de Paris, près du village de Chevreuse. Les religieuses de Port-Royal avaient eu autrefois leur couvent dans ce vallon. Elles l'avaient depuis transporté à Paris; mais elles l'y rétablirent de nouveau lorsque les disciples de l'abbé de Saint-Cyran et de Jansenius, qui la plupart étaient leurs frères, leurs parents ou leurs directeurs, eurent converti, par la culture et des travaux bien dirigés, ce vallon marécageux et malsain en un délicieux Élysée orné d'habitations charmantes. Ces solitaires formèrent, à la manière des anciens Pères du désert, dans leurs asiles champêtres, une espèce de communauté où chacun d'eux avait un emploi. Ils étaient jardiniers, maçons, vignerons, garde-chasse, laboureurs, aussi bien que prédicateurs, prêtres ou auteurs. Toujours étroitement unis entre eux, sincères dans leur renoncement au monde, convaincus de la sainteté de leur doctrine, regardant comme un devoir impérieux de leur conscience de chercher à la propager, ils étaient prêts à supporter tous les genres de persécution plutôt que de se résoudre à faire aucune concession qui pût y porter atteinte. Ils considérèrent qu'ils rempliraient un double but, celui de se faire des prosélytes et d'être utiles à la société, s'ils se dévouaient à l'instruction de la jeunesse. Ils ouvrirent donc une école, qui fut d'abord peu nombreuse, mais qui bientôt augmenta rapidement. Ils publièrent pour leurs élèves des traités élémentaires dans diverses branches des connaissances humaines, qui chacun dans leur genre sont restés des chefs-d'œuvre. L'admiration qu'ils inspirèrent leur fit des partisans de tous ceux qui s'étaient acquis quelque renommée dans les lettres [240].
Des esprits aussi levés, des hommes aussi indépendants, d'une aussi grande austérité, unis pour la réforme des mœurs, ne pouvaient manquer de s'attirer la haine et la colère d'un gouvernement dissipateur. Ils avaient donc pour amis, ou pour partisans déclarés ou secrets, tous ceux qui, par quelque motif que ce fût, formaient opposition au ministre; tous ceux qui, par intérêt ou par zèle pour le bien public, aspiraient à réformer les abus qui déshonoraient l'Église ou appauvrissaient l'État.
Ainsi, quoique les solitaires de Port-Royal eussent l'air de ne vouloir prendre aucun parti dans les dissensions civiles, et que, fidèles aux préceptes de l'Évangile, ils se montrassent soumis aux autorités dans tout ce qui était étranger au culte, cependant ils étaient liés avec tous les chefs de la Fronde et détestés à la cour à l'égal des frondeurs. Par une alliance nécessaire de la religion avec la politique, tout janséniste était frondeur, tout frondeur était disposé à devenir janséniste. Les uns et les autres aspiraient également à réformer l'État et l'Église, dont alors on ne séparait pas les intérêts. Le cardinal Mazarin avait d'ailleurs approuvé la bulle du pape qui condamnait Jansenius, et il favorisait les jésuites; tous les jansénistes étaient par cette seule raison ligués contre ce ministre, et enclins à favoriser les frondeurs.
Le cardinal de Retz, qui gouvernait le diocèse de Paris comme coadjuteur de son oncle, malade et incapable, avait sous sa juridiction le couvent de Port-Royal. Il se trouvait avoir avec les jansénistes une trop grande conformité de but, pour ne pas leur être favorable; et il était trop habile pour ne pas tirer parti de l'influence que leur donnaient leur vertu et leurs grands talents. Par eux il gouvernait les curés de Paris, qui presque tous avaient embrassé les dogmes de la nouvelle secte; et l'ascendant que les curés avaient alors sur le peuple lui servait à soulever ou à calmer à son gré les flots de la sédition [241].
Cependant l'alliance que les chefs de faction formaient avec les jansénistes était souvent peu durable. Les premiers se gouvernaient par des intérêts variables, les seconds par des principes inflexibles. Les premiers étaient des hommes agités par toutes les passions mondaines, les seconds n'aspiraient qu'à la propagation de leur croyance: mais la piété n'éteignait point en eux l'orgueil, le plus indomptable des vices de l'homme, parce qu'il est le seul assez habile pour revêtir des formes qui font méconnaître sa nature, le seul assez audacieux pour s'asseoir à côté de la vertu. Les jansénistes, comme les jésuites, leurs adversaires, regardaient comme un devoir, pour le succès de leur prosélytisme, de ne pas rester étrangers aux agitations de la politique et aux révolutions de l'État. Ils avaient même à cet égard un avantage sur les jésuites: ils ne s'étaient point cloîtrés; ils n'avaient formé aucun vœu, prononcé aucun serment, contracté aucun engagement, ni fait aucune promesse d'obéissance envers des supérieurs. Ceux d'entre eux qui s'étaient condamnés à la retraite, les solitaires de Port-Royal, étaient restés séculiers; la plupart avaient joué des rôles importants sur la scène du monde; et on pouvait dire que s'ils s'étaient retirés volontairement des premiers plans, ce n'était pas pour rompre toute liaison avec les acteurs qui s'y trouvaient, mais pour former un aparté. Là ils ne s'occupaient que d'un seul point, et, comme tous les sectaires, entraînés par une idée fixe, ils agréaient ou repoussaient les actions et les sentiments, selon qu'ils étaient favorables ou contraires à leur projet de réforme. Comme alors les hommes changeaient souvent de parti, et que les partis eux-mêmes variaient dans leur but et dans leurs moyens, tantôt combattant contre le gouvernement, tantôt s'alliant avec lui, les jansénistes se trouvaient fréquemment avoir pour ennemis les mêmes hommes qui avaient été leurs partisans les plus déclarés, et pour amis ceux qui s'étaient montrés leurs plus violents persécuteurs. Ces continuelles péripéties ajoutaient encore à la complication, déjà si grande, des intrigues multipliées de ce singulier drame politique.
Pour bien comprendre comment les grands pouvaient, à cette époque, changer si souvent de bannière, et faire tourner subitement les partis au gré de leurs intérêts, il faut se reporter à la composition de la société telle qu'elle était alors en France. La féodalité du siècle de Hugues Capet avait depuis bien longtemps disparu de la constitution de l'État; mais elle existait encore dans les lois privées, dans les priviléges particuliers, et encore plus dans les mœurs, qui survivent longtemps à la destruction des lois. Toutes ces causes faisaient de la noblesse un peuple à part. Louis XI et ensuite Richelieu avaient bien pu comprimer les grands, et leur ôter le pouvoir de porter leurs mains sur le sceptre; mais ils n'avaient pu faire qu'il n'y eût des grands, ils n'avaient pu leur enlever ni leurs vastes domaines, ni la vénération attachée à leurs noms; ils n'avaient pu empêcher que leurs vassaux, les membres de leurs familles, les nobles des provinces où ils tenaient un si grand état, ne continuassent, par intérêt comme par habitude, à se grouper autour d'eux, ne se plaçassent sous leur protection, n'obéissent à leurs ordres, ne se fissent un honneur de les servir. Sans doute les progrès du commerce, du luxe et de l'industrie avaient beaucoup diminué cette triple influence des richesses territoriales, du rang et de la naissance; cependant elle était encore très-puissante à cette époque. Rien n'est plus commun, dans les mémoires de ce temps, que de lire au sujet de personnages nobles et titrés, qu'ils étaient ou avaient été domestiques de tel prince, de tel duc, de tel maréchal; ce qui signifie seulement qu'ils avaient ou avaient eu un emploi dans leurs maisons. Dans les moments de péril et de crise, il suffisait au coadjuteur, au duc de Longueville, ou à tel autre individu de ce rang, d'écrire dans les provinces où leurs terres étaient situées pour faire arriver aussitôt dans la capitale deux ou trois cents gentils-hommes qui leur servaient d'escorte, et qui étaient prêts à se battre pour eux aussitôt qu'ils en auraient reçu l'ordre [242]. Il leur importait peu de quel parti était leur chef, quelle cause il avait embrassée. La fortune de tous dépendait de lui; c'est à sa fortune qu'ils s'attachaient. Quand ils l'abandonnaient, ils renonçaient en même temps à sa protection et au soutien qu'ils pouvaient prétendre de tous ceux qui lui appartenaient; et alors c'était presque toujours pour se placer comme client obéissant et soumis sous un patron plus puissant, ou dont ils espéraient davantage. Ils entraînaient en même temps dans leur défection tous les nobles qui leur étaient subordonnés, ou qui se trouvaient sous leur dépendance immédiate. Un noble était donc habitué à n'avoir point d'autre opinion que celle de son chef. Il ne pouvait rester isolé, sans protecteur et sans compagnons d'armes, sans serviteurs, comme un vilain ou un bourgeois, qui à ses yeux, quelque riche qu'il fût, était sans seigneur, et par conséquent sans honneur. Son honneur à lui, il le plaçait dans sa servitude; c'était la preuve de sa noblesse, la marque de sa puissance, le signe de son crédit.
C'est ainsi que toutes les branches de la famille de Sévigné reconnaissaient alors pour protecteur et pour chef Gondi, archevêque de Corinthe, coadjuteur de l'archevêque de Paris, et oncle du mari de madame de Sévigné. Sa naissance, son rang, ses richesses, le pouvoir dont il était revêtu comme seul administrateur du premier diocèse du royaume, comme l'homme le plus populaire de Paris, comme un des chefs de la Fronde, le rendaient un des personnages les plus importants de l'État. Ses grands talents lui donnaient d'ailleurs un irrésistible ascendant sur tous ceux qui l'approchaient. Le chevalier Renaud de Sévigné, qui habitait une maison dans la cour extérieure de Port-Royal [243], et le marquis de Sévigné [244] se trouvèrent donc, par le coadjuteur, nécessairement enrôlés sous les drapeaux de la Fronde, et imbus de la doctrine des jansénistes. Par les mêmes causes, la jeune marquise de Sévigné, qui aimait son mari, qui goûtait fort l'esprit, l'éloquence, le caractère aimable, et les vertus domestiques (car il en avait) du coadjuteur, devint frondeuse et janséniste [245].
Cependant le cardinal Mazarin, malgré la haine et l'opposition des partis, faisait preuve d'une grande étendue de vue et d'une rare habileté dans le gouvernement. C'est en 1648, l'année même où l'emprisonnement de Broussel avait donné lieu à la journée des Barricades, qu'il consomma le grand ouvrage de la paix de Munster, si avantageuse à la France. Mais il avait laissé dilapider les finances par Particelli Emeri, Italien comme lui; et il acquérait, en vendant les grâces de la cour, une fortune immense et honteuse.
La reine, après la journée des Barricades [246], s'était retirée à Ruel, chez la duchesse d'Aiguillon [247]. La déclaration du 24 octobre satisfit le parlement et sembla tout apaiser, et fut comme un traité de paix, qui ramena la reine à Paris [248]. Elle y revint le 21 octobre, et y fut bien reçue; mais cette paix qui avait été conclue ne devait être qu'une courte trêve. Le parlement, qui avait obtenu des garanties de liberté, était seul intéressé à la maintenir. L'orgueil d'Anne d'Autriche s'indignait d'avoir été obligée de céder [249]. Les princes du sang, c'est-à-dire le duc d'Orléans, Condé, le duc de Bouillon, étaient mécontents que la cour eût accepté des conditions qui ne leur laissaient aucune influence. Le coadjuteur, chef de la Fronde, et les jeunes membres du parlement avec lesquels il était d'accord, et qui formaient la force de son parti, étaient déterminés à ne point souffrir que les rênes du gouvernement fussent abandonnées à Mazarin. Ils étaient les moins satisfaits de tous, les moins disposés au repos; de sorte que les satires, les épigrammes, les chansons contre le ministre, et même contre la reine, recommencèrent de nouveau. On inspira des craintes au peuple, au sujet de quelques troupes qu'on avait fait approcher. Le parlement, s'apercevant que la déclaration n'était pas exécutée, recommença ses assemblées et ses remontrances; et tout faisait présager une nouvelle crise [250].