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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XXX.
1652-1653.

Condé se réconcilie avec les Parisiens, par l'activité qu'il met à les défendre.—Il conduit quelques-unes de ses compagnies à Saint-Cloud et à Saint-Denis.—Les bourgeois sont glorieux de servir sous lui.—Mademoiselle obtient la permission de faire entrer les troupes de ce prince dans Paris.—Combat sanglant de Saint-Antoine.—Prodiges de valeur.—Mort de Saint-Mesgrin.—Son amour pour mademoiselle du Vigean.—Exploits de La Ferté et de Turenne.—Effet produit par les chefs de l'armée de Condé, rentrant blessés dans Paris.—Entrevue de Condé avec Mademoiselle.—Désolation de Condé.—Il retourne au combat, et rentre dans Paris avec son armée.—Mademoiselle est l'héroïne de cette journée.—Souvenir qu'elle en conserva, et ce qu'elle dit d'elle dans ses Mémoires.

Quoique les habitants de Paris eussent refusé d'admettre dans leur ville les troupes des princes; quoiqu'ils eussent même formé des retranchements autour du faubourg Saint-Antoine, pour résister à une surprise et se mettre à l'abri des maraudeurs; quoique enfin ils vissent avec peine tant d'officiers étrangers que la présence de Condé autorisait à séjourner au milieu d'eux, cependant la grande majorité détestait sincèrement Mazarin. L'antipathie qu'il avait excitée était nourrie et accrue par les libelles qu'on ne cessait de publier contre ce ministre, et qu'on répandait avec profusion. On voulait son expulsion. Les Parisiens ne purent donc sans reconnaissance être témoins de l'activité et de la bravoure que Condé déploya pour le triomphe d'une cause qui était aussi la leur. Depuis longtemps organisés en garde bourgeoise, formant seize régiments subdivisés en cent vingt-six compagnies [692], qui presque tous avaient pour colonels des conseillers au parlement et des maîtres des requêtes, les troubles civils leur avaient donné occasion de s'exercer au maniement des armes, et leur avaient communiqué, malgré leurs habitudes citadines, une sorte d'ardeur martiale. Rien ne se communique plus rapidement, plus facilement, plus généralement, que cette sympathie qui unit entre elles des masses d'hommes par des peines et des travaux semblables, par des hasards et des périls communs; où les efforts de chacun s'attirent la reconnaissance de tous; où l'estime de nos compagnons d'armes nous rehausse à nos propres yeux, et porte notre courage jusqu'à ce degré d'exaltation qui ne lui permet pas de fléchir devant la crainte de la mort. Condé sut profiter habilement de cet enthousiasme pour la gloire militaire, qui s'était emparé des Parisiens. Il conduisit hors de Paris quelques compagnies bourgeoises, et les fit se battre avec succès, de concert avec les troupes réglées, à Saint-Cloud et à Saint-Denis. Ceux qui avaient fait partie de ces expéditions revenaient fiers d'avoir servi et combattu sous les ordres du plus grand capitaine du siècle [693], et ceux qui n'avaient pas eu cet avantage enviaient le sort de leurs camarades. Condé dut à cette admiration que les bourgeois avaient conçue pour ses talents militaires, et à l'intérêt qu'il leur inspirait, son salut et celui de son armée lors de la journée de Saint-Antoine, le 2 juillet.

Pour cette célèbre affaire, nous avons encore l'excellente description de Napoléon [694]; mais ici sa science et son exactitude stratégique ne peuvent suffire à l'historien. Jamais peut-être un combat moderne n'a plus ressemblé à ces combats antiques décrits par les poëtes, où les chefs s'exposent et se jettent dans la mêlée aussi bien que les soldats, et où chaque guerrier se bat avec acharnement, non pas seulement pour la gloire ou pour un intérêt général, mais pour assouvir ses haines ou ses passions particulières [695].

La population de Paris sur les remparts et les toits de ses maisons, et le jeune roi et toute la cour du haut des collines de Charonne, contemplèrent avec étonnement et avec des émotions également vives, quoique diverses et opposées, les prodiges de valeur et de génie militaire que déployèrent dans cette journée Turenne et Condé; tous deux, comme les deux grands héros du poëme d'Homère, se portant en avant avec impétuosité; triomphants et victorieux partout où ils étaient en personne; battus et repoussés là où ils n'étaient point; se disputant pied à pied les mêmes positions, qui furent prises et reprises alternativement en versant des torrents de sang; et voyant leurs meilleurs officiers et leurs plus chers amis, tués ou blessés, disparaître successivement du champ de carnage [696].

Le marquis de Saint-Mesgrin, qui commandait un détachement, avait juré d'immoler Condé de sa propre main, ou de mourir en le combattant. Autrefois épris de mademoiselle du Vigean, Saint-Mesgrin n'avait pu parvenir à l'épouser, parce que le prince de Condé avait mis obstacle à son dessein en offrant ses hommages à cette jeune beauté, que ses poursuites avaient enlevée au monde et forcée à se faire carmélite. Saint-Mesgrin, dès qu'il aperçut Condé dans la mêlée, se précipita sur lui à la tête de son escadron. Le jeune marquis de Rambouillet, et Mancini, neveu de Mazarin, le premier par enthousiasme pour la cause royale, le second par reconnaissance pour un oncle dont s'enorgueillissait sa famille, se joignirent à Saint-Mesgrin, et le secondèrent dans sa fureur en la partageant. Ces trois jeunes guerriers, l'espoir de maisons illustres et puissantes, périrent tous trois dans cette attaque contre le terrible Condé [697]. Tous trois furent vivement regrettés, mais nul plus que Saint-Mesgrin. Il ne laissait point d'enfants. Sa jeune veuve épousa depuis le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne. Elle fut une des plus intimes amies de madame de Sévigné [698].

Aux douleurs et aux craintes que faisait éprouver aux spectateurs réunis sur la butte de Charonne une lutte aussi opiniâtre, aussi sanglante et aussi incertaine dans ses résultats, succéda tout à coup une surprise qui combla de joie la reine et le jeune roi, et tous les royalistes rassemblés autour d'eux. On vit le maréchal de La Ferté venir au secours de Turenne avec sa grosse artillerie, et placer ses batteries de manière à foudroyer entièrement l'armée des princes, qui, forcée de tous côtés, se reployait en désordre sur la place d'armes, en avant de la porte Saint-Antoine, et paraissait ne pas pouvoir échapper à une totale destruction. Les Parisiens, témoins du même spectacle, furent saisis de douleur et d'effroi en contemplant le sort qui menaçait Condé et tous les siens. Des larmes coulèrent de tous les yeux quand on vit les chefs les plus illustres de son armée traverser la ville portés par leurs amis ou par leurs écuyers, et laisser de longues traces de leur passage par le sang qui s'écoulait de leurs blessures [699]. Mais peu après une autre scène vint faire diversion au désespoir de cette multitude, et de bruyantes acclamations signalèrent la sympathie que lui faisait éprouver le spectacle dont elle était témoin. Mademoiselle, accompagnée des duchesses de Châtillon, de Nemours, de Montbazon, de Rohan, que tant de passions divisaient, qu'un même et pressant intérêt unissait, se rendait à l'hôtel de ville; et, par la terreur qu'inspirait la foule immense qui la suivait, elle força le maréchal de L'Hospital et le prévôt des marchands à signer l'ordre d'ouvrir les portes de Paris à Condé. Des cris d'enthousiasme et de reconnaissance furent poussés universellement quand Mademoiselle reparut triomphante aux yeux du peuple, et montra l'ordre qui devait sauver d'une mort inévitable un héros et tant de braves guerriers qui s'immolaient pour le salut de tous.

Jamais le prince de Condé n'eut plus de droit qu'en ce moment de sa vie à l'intérêt des âmes élevées, à l'admiration de ceux qui savent apprécier le véritable courage, qui n'est qu'un instinct farouche quand les sentiments d'homme, la sensibilité de cœur, ne s'y trouvent pas réunis. Dans le moment où il se croyait perdu, anéanti sans ressource, Mademoiselle l'envoya prier de quitter un instant le champ de bataille, pour venir conférer avec elle sur les moyens de le sauver. Il arriva dans une maison de particulier voisine de la Bastille, où elle lui avait assigné rendez-vous [700]. «Il avait, dit-elle dans ses Mémoires, deux doigts de poussière sur le visage, ses cheveux tout mêlés, son collet et sa chemise pleins de sang, sa cuirasse pleine de coups; et il tenait à la main son épée nue, dont le fourreau était perdu [701].» Lorsque Mademoiselle lui eut fait part de l'ouverture des portes de la ville, du secours des compagnies bourgeoises qui s'avançaient pour protéger sa retraite, et que l'artillerie de la Bastille, d'après les mesures qu'elle avait prises, allait être dirigée contre les troupes royales, les traits du guerrier, auparavant sombres et sévères comme ceux de quelqu'un qui s'apprête à mourir glorieusement, au lieu de reprendre de la sérénité, exprimèrent tout à coup le plus grand abattement, la plus profonde douleur. Rassuré sur le sort de son armée et sur le sien, il songea à ses valeureux compagnons d'armes qu'il avait vus disparaître du champ de bataille; et, accablé par cette pensée, il se laissa tomber sur une chaise, et dit, en fondant en larmes: «Ma cousine, vous voyez un homme au désespoir; j'ai perdu tous mes amis. La Rochefoucauld, Nemours, Vallon, Clinchamp, Guitaut, sont blessés à mort.—Non, dit Mademoiselle, La Rochefoucauld a une blessure au visage, mais il a déjà recouvré la vue; Guitaut m'a assuré que sa blessure n'était pas mortelle: on vient de me donner des nouvelles de Clinchamp, et il ne court aucun danger; ainsi de Vallon et de tant d'autres. Espérez, tout ira; restez ici, vous prendrez le commandement à mesure que vos troupes rentreront.» Comme elle finissait de parler, on entendit le canon de la Bastille. A ces consolantes paroles, à ce signal de son salut [702], Condé, ressaisissant toute l'énergie de son âme et son aspect martial, se lève en disant: «Non, ma cousine, je ne dois rentrer que le dernier!» Et il part précipitamment, pour se mettre à la tête de ses troupes et commander la retraite. Mademoiselle, d'après la recommandation qu'il lui avait faite, se tint près des portes, pour assurer le passage des bagages et des blessés.

On peut dire que si Condé et Turenne furent les héros de cette journée, Mademoiselle en fut l'héroïne. Aussi dit-elle dans ses Mémoires, avec un souvenir orgueilleux, qui la charmait encore après tant d'années: «Je commandais comme dans Orléans [703]

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